À la carte: Fini le menu 5 services, bienvenue les formules innovantes

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Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Les menus formatés ont longtemps rencontré un franc succès dans les restaurants. Mais aujourd’hui, le client préfère souvent une option moins coûteuse et plus souple, avec possibilité de manger à la carte, de partager ou mélanger entrées et plats de résistance.

Le menu à plusieurs services, successifs ou en buffet, est aussi vieux que la gastronomie. Présents dans quasi toutes les cultures et traditions culinaires, ces repas grandioses ont souvent un caractère rituel, qu’il s’agisse de célébrer un événement heureux, de sceller un accord, de faire étalage de ses richesses ou de témoigner de son bon goût ou de son hospitalité. Ils ont aussi de tout temps joué un rôle majeur dans les relations diplomatiques. Il n’est donc pas surprenant que les restaurants gastronomiques se soient emparés de ce concept au parfum d’opulence et de privilège, d’autant qu’il offre aussi au chef une occasion rêvée de faire découvrir toutes les facettes de son talent!

Choisir sans renoncer

L’idée de manger « à la carte » n’a émergé que plus tard, principalement dans des établissements moins huppés, tels les bistrots et brasseries. Elle connaît aujourd’hui un véritable retour en grâce, aux côtés de formules encore plus souples comme le food sharing.

Familiers des plus hautes sphères de la gastronomie avec le Hertog Jan, Joachim Boudens et Gert De Mangeleer se sont aussi essayés à des concepts plus informels (L.E.S.S. Eatery, Bar Bulot) et même au fast-food (Babu). Leur regard sur cette évolution du menu fixe vers une flexibilité croissante? « Dans un restaurant gastronomique, 90% des clients prennent encore le menu, parce que ce n’est généralement pas le type d’établissement qu’ils fréquentent de façon régulière et qu’ils veulent donc en profiter pour tester le plus de plats possible, explique le premier. C’est aussi le genre d’adresses que l’on choisit pour les occasions spéciales, de celles où l’on prend plaisir à s’attarder à table. »

C’est terrible de voir arriver des plats quand on n’a plus faim: ce qui est un plaisir au départ devient alors une punition. » Yves Mattagne

Reste que de nos jours, aller au restaurant n’est plus forcément synonyme d’événement particulier ni, donc, de repas à plusieurs services. « Les gens veulent souvent manger vite et pas trop cher, enchaîne Gert De Mangeleer. Néanmoins, cela ne veut pas non plus dire qu’on ne mangera bientôt plus qu’à la carte. Pour bien des clients, le menu reste une valeur sûre, en particulier à midi, lorsqu’il y a un horaire à respecter. Mais entre ceux qui ne mangent pas de viande, ceux qui ne peuvent pas s’en passer, ceux qui ne veulent que des produits végétaux et ceux qui voudraient simplement un repas moins copieux, les restaurants doivent faire preuve de plus de souplesse. »

A Bruxelles, Yves Mattagne est l’un des chefs francophones à avoir subodoré la nécessité d’une nouvelle agilité gastronomique. Avant de l’importer à la Villa Lorraine, le restaurant où il officie désormais, le talent étoilé s’est rôdé à l’Art Club, un concept éphémère ayant pris ses quartiers dans les bâtiments des Musées royaux des beaux-arts de Belgique. « Aujourd’hui, une partie significative de la clientèle hésite à s’engager dans un menu dont on peut parfois avoir la sensation qu’il ne finira pas. C’est terrible de voir arriver des plats quand on n’a plus faim: ce qui est un plaisir au départ devient alors une punition. Il faut pouvoir arrêter dès que l’on en a envie« , précise l’intéressé. Seul hic, comme il l’explique, « on ne s’en rend pas forcément compte, mais ce type de proposition requiert une incroyable logistique en cuisine ». Un menu fixe n’exclut du reste pas la possibilité de manger à la carte et bien des restaurants proposent aujourd’hui les deux, même dans les hautes sphères de la gastronomie. « Ce sont souvent les meilleurs clients qui mangent à la carte, souligne Joachim Boudens. Comme ils viennent régulièrement, ils sont demandeurs d’une alternative au menu qu’ils ont déjà pris la dernière fois. » Il est aussi à noter que certaines adresses obligent encore leurs visiteurs à prendre un nombre minimum de plats, voire le menu complet les vendredis et samedis soir… mais de plus en plus de gastronomes voient dans une telle politique une excellente raison d’aller voir ailleurs.

À la carte: Fini le menu 5 services, bienvenue les formules innovantes
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Doubler ou partager

Une formule intermédiaire que l’on rencontre beaucoup en France – et qu’un jeune chef comme Joseph Cassart applique également dans son restaurant namurois Petit Pays – est celle du menu au choix, avec pour chaque plat deux options ou plus. Ce système, également adopté par Jérôme Hubert pour les savoureux lunchs d’Albert, le restaurant en haut de la Bibliothèque royale à Bruxelles, permet non seulement de combiner le grand avantage du menu (le prix) et celui de la carte (le choix), mais aussi de satisfaire tant les amateurs de viande ou de poisson que les végétariens. On ne peut d’ailleurs que s’étonner qu’il ne soit pas plus répandu en Belgique.

Un autre concept qui autorise encore plus de flexibilité que la carte est celui du food sharing. Cette formule connaît un succès à ce point retentissant qu’il constitue désormais l’ADN du restaurant en vue. Dans la capitale, une enseigne comme Joseph utilise ce goût du partage pour réconcilier plats de brasserie et goût de l’époque. Tero, un resto branché de Bierges, accueille ainsi ses clients sous le signe d’une « sharing food experience ». Même Marc Coucke a pris le train en marche avec son chef Wout Bru, qui propose à La Bru’sserie à Durbuy « un tour du monde culinaire à coups de petits plats à partager ».

« Les assiettes à partager sont nées dans l’imagination d’esprits qui ont bien noté l’aspect collaboratif de l’époque. L’heure étant au coworking, à l’économie participative, à la transversalité… La nourriture se devait de proposer un concept y faisant écho. Sans compter que cette démarche draine dans son sillage une certaine écologie de l’assiette qui n’est pas sans évoquer ce que le vrac est aux produits emballés individuellement. Cela ne pouvait que marcher », commente la Namuroise Catherine Mathieu, transfuge passée de la restauration gastronomique classique à une cave à manger, Pépite, dédiée à ce nouvel esprit de picorage.

Le food sharing vient bouleverser la carte et la cuisine, mais aussi plus largement le concept du restaurant dans son ensemble. Le mobilier et la musique sont adaptés à cette nouvelle manière de manger, les couverts et serviettes sont disposés à l’avance sur les tables et les assiettes vides ne sont plus immédiatement débarrassées.

Les assiettes à partager sont nées dans l’imagination d’esprits qui ont bien noté l’aspect collaboratif de l’époque. » Catherine Mathieu

Au-delà de sa popularité actuelle, cette philosophie de partage existe en réalité depuis toujours. Bien avant l’avènement des menus, le sharing était déjà la norme dans nos contrées, le plus souvent sous la forme de généreux buffets étalés sur la table commune. Ce n’est qu’au début du XIXe siècle qu’est apparue en Russie la pratique consistant à servir les plats un par un en portions individuelles… et c’est d’ailleurs initialement sous le nom de « service à la russe » que cette nouvelle mode s’est propagée à l’Europe occidentale. C’est ainsi qu’ont été peu à peu abandonnés les repas chaotiques où les convives se servaient sans façon dans les plats communs, souvent déjà froids le temps d’arriver dans les assiettes.

Si les portions individuelles ont fini par se généraliser en Occident, bien d’autres pays n’ont jamais vraiment abandonné le principe des plats partagés, qui reste la norme en Afrique du Nord, au Moyen-Orient, dans le Caucase et dans de larges pans du continent asiatique. En Chine, les plats sont ainsi traditionnellement présentés sur un plateau tournant pour permettre à chacun de goûter de tout. Même dans nos traditions culinaires occidentales, le partage a d’ailleurs toujours subsisté peu ou prou – par exemple dans les tapas espagnoles, la pizza italienne, les mezze grecs, la fondue bourguignonne, la raclette suisse, les bitterballen néerlandaises, les frites en cornets et les plateaux de fromages ou de charcuterie.

Une histoire qui fait des petits

Un effet inattendu de ce retour en grâce est que le phénomène tend aussi à se propager aux restaurants plus conventionnels, puisque certains clients n’hésitent pas aujourd’hui à commander un seul plat pour deux et à le partager. Les restaurateurs n’osent souvent pas refuser de peur d’être considérés comme ringards, mais cette pratique érode évidemment un peu leurs bénéfices. Si elle reste plutôt rare pour les plats de résistance, bien des professionnels rapportent qu’elle est de plus en plus courante pour les entrées et les desserts.

Cette économie du partage conservera-t-elle sa place à la table des restaurants? Elle a en tout cas inauguré une tendance, du côté des clients, à réclamer de plus en plus de liberté et de flexibilité. Les menus fixes et leurs trois, quatre ou cinq services imposés, l’obligation pour toute la tablée de commander la même chose et la stricte distinction entre entrées et plats de résistance cèderont-ils bientôt la place à des portions individualisées et des menus au choix du client? Chacun pourra-t-il bientôt, au restaurant, manger ce qu’il veut, quand il veut en choisissant la taille et l’ordre des plats?

Une adresse liégeoise, Moment, va résolument à contre-courant de cette tendance en ne servant qu’un seul menu qui ne peut en aucun cas être adapté. Ici, c’est l’approche « omakase » – « je vous fais confiance » en japonais – qui règne. En clair, il s’agit d’un menu consistant à donner carte blanche au chef dans une optique de totale découverte. « C’est un vrai pari, il faut voir si ça tiendra dans la durée », commente un observateur. Passerons-nous, demain, d’une flexibilité sans limite à une absence totale d’adaptabilité? Sans doute, comme souvent, c’est la sagesse d’une « voie du milieu », ménageant la chèvre du choix et le chou de la résistance des chefs au stress, qui l’emportera.

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