Abdulrahman Aljassem, chef du restaurant Refoodgees: « Il faut toujours y croire »
![](https://img.static-rmg.be/a/view/q75/w680/h0/f67.65,48.72/7032976/250129-knackweekend-abdulrahman-76-jpg.jpg)
Torturé et laissé pour mort par un groupe armé ayant semé la terreur pour défendre les intérêts du clan Assad, Abdulrahman Aljassem (36 ans) est aujourd’hui, treize ans plus tard, à la tête du restaurant pop-up Refoodgees, installé à la Villa Empain jusqu’au 7 septembre. Ce chef autodidacte ambitionne de faire découvrir toute la richesse de la cuisine syrienne au public belge.
Le survivant
Ce qui paraît impossible ne l’est jamais vraiment. S’il y a bien une leçon que m’a apprise mon parcours, c’est qu’il faut toujours y croire. A Damas, quand je suis arrivé à l’hôpital après avoir été brûlé à vif, seize médecins ont signé un document attestant mon décès imminent. Ils ont dit à mon frère qu’ils ne pouvaient plus rien pour moi. La souffrance était maximale, je voulais que tout se termine. Mon corps a pourtant fini par récupérer. Quand plus tard, en Egypte, on a détruit mon restaurant sous le simple prétexte que j’étais Syrien, j’ai là aussi pensé que tout s’arrêtait. Pourtant, aujourd’hui, j’ai lancé mon service traiteur et je cuisine dans l’un des plus beaux endroits de Bruxelles. Cette certitude que rien n’est impossible, même si les choses peuvent parfois sembler inextricables, ne me quitte plus.
Le migrant
Migrer, c’est naître une seconde fois. Quand tu arrives ici, tu es comme un nouveau-né. Tu dois tout réapprendre: la langue, les habitudes, les codes, la culture. C’est difficile, personne n’a envie de ça, mais quand tu n’as pas le choix, tu avances. On te demande de tout reconstruire, souvent seul, dans un monde que tu ne connais pas. C’est un effort immense mais nécessaire pour espérer une vie meilleure.
Le généreux
On ne peut pas vivre sans donner. Aujourd’hui, j’ai la volonté d’ouvrir mon propre restaurant, une adresse qui ouvre les yeux sur l’incroyable diversité de la cuisine syrienne. Je veux qu’on réalise qu’il s’agit d’une gastronomie méditerranéenne aussi riche que celle du Liban ou de l’Espagne. Si ce rêve se réalise, je me consacrerai un jour à cuisiner gratuitement pour ceux qui n’ont pas d’argent. Et je ne parle pas d’aliments au rabais sur le point d’être jetés, mais de repas dignes de ce nom. Lors de mes premières années en Belgique, il m’est arrivé de passer des journées sans avoir ne serait-ce que 5 euros en poche. Je n’oublierai jamais la détresse que l’on ressent dans ces moments-là.
« La cuisine est devenue un refuge face aux épreuves. »
La blessure
Il y a des mots qui font aussi mal que des coups. Une fois, quelqu’un m’a demandé si j’appartenais à Daech, simplement parce que je suis Syrien. J’ai expliqué que j’avais fui en 2012, dans une ambulance de la Croix-Rouge, pour sauver ma vie. Ces mots m’ont profondément blessé, peut-être plus que des coups. Certains ne veulent pas ouvrir les yeux sur qui je suis, sur l’histoire qui est la mienne, ils ont juste besoin d’une identité, d’un préjugé qui les conforte dans leur vision simpliste du monde. C’est douloureux de porter ce fardeau injuste, d’autant plus lorsque l’on est seul et en exil.
Le refuge
La cuisine a le pouvoir de réchauffer les cœurs. A Damas, après avoir perdu ma mère, j’étais seul avec mes frères. Condamné aux sandwichs, j’ai découvert MasterChef Australia. Personne ne pouvait entrer dans ma chambre quand l’émission passait. Chaque jeudi, je notais des techniques, comme rendre les frites croustillantes à l’extérieur, tendres à l’intérieur. En faisant goûter mes plats, j’ai compris que des saveurs justes apportaient de la joie. La cuisine est devenue un moyen de recréer du lien, un refuge face aux épreuves. Dans un couple aussi, c’est une manière de faire passer de l’amour sans avoir besoin de recourir aux mots.
La liberté
L’espoir réside dans ce que la prochaine génération saura faire du monde. Par-delà toutes les épreuves que j’ai traversées, ce qui me pousse vers l’avant, c’est ma fille de 6 ans, Joud. Je veux pouvoir lui transmettre ce que j’ai appris pour qu’elle puisse se construire en toute indépendance mais néanmoins sans égoïsme. Bien sûr, je lui apprends à cuisiner, parce que j’estime que c’est important. Mais je ne veux pas qu’elle se sente obligée de suivre ma trace. J’essaie qu’elle ait devant elle le plus de possibilités afin qu’elle puisse choisir son chemin en toute liberté.
La créativité
La Syrie, c’est le Japon du Moyen-Orient. Avant la guerre, mon pays était un modèle de créativité et de production. Nous fabriquions des vêtements pour la Turquie, l’Arabie saoudite, la Libye et même l’Espagne. Aujourd’hui, beaucoup de Syriens, comme moi, sont en Europe. Nous avons appris à comprendre la mentalité, les lois, les façons de faire ici. C’est une chance unique de créer des ponts entre nos mondes, de partager nos savoir-faire et d’imaginer ensemble de nouvelles opportunités qui profiteraient à tous.
Refoodgees, Villa Empain, Bruxelles.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici