Après elBulli, que nous réserve Ferran Adrià, pape de la cuisine moléculaire?

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Les gourmets et autres privilégiés du monde entier ont emprunté cette route légendaire du firmament de la gastronomie, sur la Costa Brava : celle qui, depuis le village de Rosas, conduit à la plage de Cala Montjoi. En dépit d’une réouverture annoncée pour 2017, ils ne retrouveront jamais le restaurant elBulli et encore moins Ferran Adrià aux fourneaux. Mais le grand chef espagnol multiplie les projets et donne rendez-vous à Maastricht, pour l’exposition Notes on Creativity

Barcelone, calle Mexico, à deux pas des arènes et de la place de Catalogne, sur la façade d’un immeuble de parkings, un grand panneau noir donne le ton. Nous sommes au BullipediaLab. Sur la porte d’entrée, un avis informe qu’il s’agit d’emprunter la rampe des voitures pour rejoindre l’adresse barcelonaise du mythique elBulli de Ferran Adrià. Le chef le plus célèbre au monde déambule dans un millier de mètres carrés répartis sur plusieurs plateaux. Les bureaux, qui accueillent 70 personnes, sont dispersés sur le plus grand de ces espaces. « En fait, il y a actuellement pas mal de cuisiniers de Mugaritz (NDLR : le restaurant d’Andoni Luis Aduriz, sixième au 50best, le classement des meilleurs restos du monde), puisque l’établissement est fermé pour l’hiver. »

Juli Soler à droite, au côté de son complice et associé, Ferran Adria, en 2011
Juli Soler à droite, au côté de son complice et associé, Ferran Adria, en 2011© EPA

Au passage, les habitués d’elBulli reconnaissent des visages : Luis Garcia, l’adjoint des premiers temps et responsable de la salle, ou Ferran Centelles, sommelier des treize dernières années. Ferran Adrià présente deux collaborateurs particuliers, la fille et le fils de Juli Soler, l’associé de toujours disparu l’été dernier d’une maladie neurodégénérative. L’esprit de famille et les amitiés inoxydables font du meilleur cuisinier du monde un personnage plus qu’attachant.

Une cuisine « techno-émotionnelle »

Retour en arrière : le 26 janvier 2010, Madrid Fusion, le plus important congrès gastronomique de la planète. Comme chaque année depuis la création de l’événement en 2003, la salle se remplit peu avant l’intervention de Ferran Adrià. Au fil des éditions, le chef catalan, généralement assisté par son frère Albert et Oriol Castro, sa garde rapprochée, a fasciné l’assemblée de sa créativité tous azimuts. Peu à peu, la présentation des dernières techniques culinaires, aussi sophistiquées et surprenantes soient-elles, a laissé la place à un discours plus conceptuel, à des vidéos quasi fantasmagoriques, comme ce long close-up sur les lèvres du célèbre gourmet italien Bob Noto, exaltant le plaisir des sens éprouvé au cours d’un repas à elBulli.

Le chef Ferran Adrià et sa brigade aux belles heures du restaurant elBulli.
Le chef Ferran Adrià et sa brigade aux belles heures du restaurant elBulli.© Jean-Pierre Gabriel

Au fil du temps, une idée précise germe cependant : situer la démarche d’elBulli, qualifiée de « cuisine techno-émotionnelle » dans l’évolution de la gastronomie. Parmi les grands repères, l’orateur cite Escoffier (1846-1935) et la Nouvelle Cuisine française. (années 1970) tout en soulignant volontiers le génie des étoilés hexagonaux : Jacques Maximin, et, plus encore, Michel Bras, un des chefs les plus conceptuels qui soient, l’inventeur du gargouillou de légumes.

Ce jour-là, un bruit s’amplifie dans le palais des Congrès de Madrid. Ferran Adrià annonce la fermeture d’elBulli et, dans la foulée, la création de la fondation du même nom. Un an plus tard, un ambitieux projet architectural voit le jour, intégrant les techniques de bio-construction les plus avancées. Il y a nécessité car la Cala Montjoi, cette petite plage familiale devenue l’adresse la plus prisée des gourmets excentriques de la planète, fait partie du parc national du Cap de Creus et est donc régi par des règles d’urbanisme très strictes.

Après elBulli, que nous réserve Ferran Adrià, pape de la cuisine moléculaire?
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En 2016, cinq années plus tard donc, les grues s’activent encore sur le chantier, ainsi qu’en atteste une vidéo projetée dans les locaux. « Nous prévoyons ne nous réinstaller à Rosas vers la mi-2017, soit six ans après la fermeture. »

Le projet actuel verra entre autres l’agrandissement de la cuisine sur 200 m2 supplémentaires, l’aménagement d’une résidence pour les visiteurs de marque, la réalisation d’une exposition en plein air sur l’ancien parking… « En fait, précise Ferran Adrià, planté au milieu de tous les éléments d’une scénographie qui déménageront le temps venu à Rosas, nous en sommes à la troisième et ultime version du projet. Le premier a dû être abandonné suite à la pression des environnementalistes. Il a fait naître le second, là où nous sommes, ce laboratoire d’idées et de recherche dans lequel nous nous trouvons. Cela nous a donné le temps de faire évoluer notre réflexion sur ce que sera le nouvel elBulli à Rosas. En d’autres termes, les deux lieux vont coexister puisque Barcelone abritera nos archives documentaires et le centre de recherches. »

En cuisine, j’avais toujours mon crayon et mon carnet de notes. Mon travail est basé sur la créativité et la grande majorité de cette créativité est théorique, parce que je cuisine plus en théorie qu’en pratique.

ElBulli ne sera plus jamais un restaurant

Que trouvera-t-on dès lors à Rosas ? Sous l’appellation d’elBulli 1846, ce sera un centre de développement doté d’une cuisine expérimentale équipée du nec plus ultra de la technologie du moment. Parce que la symbolique revêt toute son importance, 1846 fait référence au nombre de recettes répertoriées dans le catalogue général d’elBulli, de l’arrivée de Ferran Adrià en 1983 à la fermeture définitive du restaurant. « Nous pourrons accepter 300 à 400 visiteurs par jour, pas davantage, car ils pourront se mêler aux cuisiniers, par exemple. Il nous arrivera de préparer des dégustations, trois ou quatre snacks sur un thème. Mais ce ne sera certainement pas la règle. »

A qui veut l’entendre, donc, la chose est dite : elBulli ne sera plus jamais un restaurant, avec ses mois voire ses années d’attente pour dénicher une table. D’ailleurs, Ferran Adrià ne se voit pas comme un cuisinier aux fourneaux. Dans l’ouvrage Notes of Creativity , publié par le Drawing Center de New York, il déclare : « En cuisine, j’avais toujours mon crayon et mon carnet de notes. Mon travail est basé sur la créativité et la grande majorité de cette créativité est théorique, parce que je cuisine plus en théorie qu’en pratique. »

Effectivement, dans la légendaire cuisine, avec son long « passe » où trônait une tête de taureau, Ferran Adrià consacrait les nombreuses heures hors-service à travailler et retravailler les nouvelles créations, toute l’année, entouré pour l’essentiel d’Oriol Castro (depuis 1996) et son frère cadet, Albert (depuis 1987). Inlassablement, il prenait des notes, reflétant les résultats d’une méthode itérative, une grille d’analyse basée sur d’innombrables essais et erreurs. L’automne venu, Rosas fermait ses portes pour six mois et la recherche se poursuivait au Taller de Barcelone, situé à deux pas du fameux marché couvert de la Boqueria.

elBulli a développé au fil des années de lucratives activités périphériques : l’édition, l’hôtellerie avec le groupe NH, la consultation pour les huiles Borges, le café Lavazza, les chips Frito-Lay…

Accumuler autant d’informations nécessite un esprit hors normes : celui qui a le souci et la capacité intellectuelle de structurer son savoir et sa progression. La méthode Adrià, pour la cuisine comme pour la salle, intrigue au point de faire l’objet d’une publication de Michael Norton, Julian Villanueva et Luc Wathieu de la Harvard Business School (elBulli : The Taste of Innovation). Ils y présentent l’évolution du restaurant, l’expérience vécue par les convives, depuis la réservation jusqu’à la fin du repas en passant par l’accueil dans les cuisines. L’étude note encore que chaque repas nécessitait plus de 200 ingrédients, que 7 kg de matières premières entraient chaque jour pour être transformées en 700 g de nourriture dans l’assiette, que 65 personnes au moins travaillaient pour servir un maximum de 50 couverts répartis en une quinzaine de tables…

sur les murs de Bullipedia Lab
sur les murs de Bullipedia Lab© Jean-Pierre Gabriel

Norton et ses collègues analysent aussi le business model, tel que Juli Soler l’avait conçu. Si le restaurant ne générait pas de profits remarquables, en dépit du nombre de stagiaires travaillant gratuitement (chose que permet la législation espagnole), elBulli a développé au fil des années de lucratives activités périphériques : l’édition, l’hôtellerie avec le groupe NH, la consultation pour les huiles Borges, le café Lavazza, les chips Frito-Lay… Ils ne mentionnent toutefois pas d’autres activités comme les royalties sur certains produits diffusés par la compagnie ICC, à l’instar du tonic Fever-Tree. En 2007, Richard Hamilton, un des papes du pop art, grand amateur de Gin and Tonic et client de la première heure du restaurant de la Cala Montjoi, fait découvrir Fever-Tree à Ferran Adrià. Conquis, ce dernier imagine un granité de… Gin and Tonic réalisé à la minute avec de l’azote liquide. La jeune marque est lancée dans toute l’Espagne, Dès 2008, ses ventes progressent de 15 % l’an sur le marché national – qui est le troisième au monde, faisant jeu égal avec le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Tout cela, grâce à la reconnaissance que lui a donnée le Ferran Adrià.

L’encyclopédie d’Adrià

Qu’il s’agisse de mesurer le succès d’un événement, comme une exposition, ou de calculer l’impact de Ferran Adrià et de son image sur le développement d’une marque aussi exclusive que Dom Pérignon, les chiffres laissent toujours rêveurs. D’autres scores peuvent être mis en lumière, comme les 3,5 millions d’euros récoltés en 2010 et 2011 lors de dîners privés visant à récolter des fonds pour la fondation ou les 2,7 millions de dollars qu’ont rapporté les ventes d’une partie de la cave, organisées par Sotheby’s à Hong Kong et à New York.

Ferran Adrià, un esprit avant-gardiste, une créativité tous azimuts
Ferran Adrià, un esprit avant-gardiste, une créativité tous azimuts© Jean-Pierre Gabriel

Reste à savoir à quoi sert cet argent. La réponse pourrait tenir en quelques anecdotes. Ferran Adrià, qui dispose du bagout nécessaire pour former un excellent professeur titillant son auditoire, l’illustre de quelques questions :

– « A votre avis, qu’est-ce que la tomate ? Qu’est-ce que le vin ? Quand l’homme a-t-il commencé à cuisiner ? » Il attend les réponses, savourant déjà la manière dont il pourra en prendre le contrepied.

– « Vous parlez du feu pour cuisiner. Qu’en est-il alors des fermentations, du séchage au soleil, des marinades qui n’ont pas recours à la flamme ? Le vin est un liquide dans la bouteille ou dans un verre. Mais qu’en est-il lorsque je cuisine un coq au vin ? Il devient un ingrédient, une sauce. Quant à la tomate, elle est un fruit en botanique. Mais en cuisine, elle est considérée comme un légume. »

Les grands panneaux qui hantent par centaines cet ancien parking sont remplis de ces considérations, de ces analyses qui portent autant sur la classification des plantes que sur l’étude des boissons, sans oublier les processus créatifs, le rythme du service, le service en salle…

La grille d’analyse, la logique de déconstruction et reconstruction fixée par le chef d’avant-garde sont devenues les bases d’un corpus d’informations, d’un savoir méthodologique, qu’il a baptisé Sapiens. Cette somme constitue les fondations d’une nouvelle construction intellectuelle, aux applications fort diverses en cuisine et en gastronomie. Tout d’abord, elles vont permettre de concevoir et publier une bibliothèque encyclopédique, d’où le nom de Bullipedia. Deux dizaines de volumes sont attendus, regroupant des pages par milliers. Le premier traitera de la perception du goût. A nouveau, Ferran Adrià se donne les moyens de sa quête de la perfection. « Nous réalisons un premier tirage de 100 exemplaires que nous envoyons à un lectorat critique. Nous intégrerons ses commentaires pour la version finale.

La même méthode, la même analyse de cet ADN de la cuisine a donné le jour à une collaboration avec Disney, qui regroupe aujourd’hui Pixar, Star Wars et Marvel Entertainment. En quelques mots, Ferran Adrià est la vedette de petits films d’animation proposant des recettes de manière ludique pour un public de 5 à 12 ans. Un album est également prêt, pour le lancement prévu le 12 avril prochain.

En attendant, il y a l’expo Notes on Creativity, qui arrive à Maastricht le 10 mars (1). « Lorsque nous avons fermé elBulli, nous confie Ferran Adrià, l’idée était de retracer son histoire, depuis 1961 jusqu’à nos jours, avec des documents, des objets. J’ai imaginé Notes on Creativity avec Brett Littman, du Drawing Center de New York. Cette exposition, présentée à Barcelone a recueilli un énorme succès : 700 000 visiteurs en quelques mois, soit quatre fois plus que durant toutes les années d’ouverture du restaurant. ». Valentijn Byvanck, le directeur de Marres, à Maastricht, a travaillé durant plus de deux ans sur l’adaptation de la version originelle qui regroupe croquis, dessins, schémas, ustensiles… La scénographie aussi a été revue. Pour accroître la magie qui se dégage de cette recherche d’absolu gastronomique, le visiteur se déplacera dans une sorte de palais des glaces. ?

(1) Ferran Adrià. Notes on Creativity, Marres, House of Contemporary Culture, à Maastricht. Du 10 mars au 3 juillet. www.marres.com

L’esprit de famille

 » Je suis son consultant gratuit. » Ferran Adrià se dirige vers Bodega 1900, un des six restaurants que son frère Albert compte dans le même quartier de Barcelone.

 » Je vais manger dans ses restaurants près de cent fois par an. J’aime beaucoup le concept de Bodega 1900, un bar traditionnel qui est aussi une vermouteria. J’attends avec impatience l’ouverture de son nouveau restaurant, Enigma, qui sera basé sur une expérience totale. Pas moins de 19 personnes seront au travail pour servir 16 convives avec une addition qui dépassera les 300 euros. »

Quatre autres restaurants sont déjà opérationnels. Tickets, la première enseigne, un bar à tapas moderne, Hoja Santa et Niño Viejo, deux concepts de cuisine mexicaine, le premier en version haute cuisine, le second étant une taqueria (spécialisée dans les tacos). Quant à Pakta, une des adresses qui séduit le plus, on y sert de la cuisine Nikkei, soit une fusion entre le Pérou et le Japon, née de la forte immigration japonaise à Lima.

Ces restaurants, regroupés au sein de el Barri (le quartier), sont  » affiliés » à un Taller, un laboratoire de recherche où s’activent une dizaine de personnes. Il est le lieu transversal où les différents chefs peuvent se côtoyer, échanger, s’inspirer…

Cerise sur le gâteau, dans les locaux de la fondation, trois grands panneaux détaillent le déroulement pas à pas de la prochaine saison du restaurant estival d’Ibiza, dont la scénographie est réalisée par le Cirque du Soleil. Magie et magie encore. ?

J.-P. G.

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