Brasseries belges en péril: pourquoi ce modèle populaire risque de disparaître

Elles sont ancrées dans le paysage urbain, familières comme un poulet du dimanche. À Bruxelles, comme ailleurs en Belgique, les brasseries constituent un socle rassurant de la restauration. Pourtant, cette forme d’hospitalité familiale, dans laquelle tout le monde trouve son compte, est en train de disparaître. Discrètement, insidieusement.
«Les brasseries ne se compteront bientôt plus que sur les doigts d’une main», alerte Matthieu Léonard, président de la Fédération Horeca Bruxelles. Derrière les nappes blanches et les assiettes pleines, une réalité économique s’installe: celle d’un modèle artisanal au bord du gouffre.
À première vue, rien ne semble avoir changé. Les plats signatures sont toujours à la carte, la sempiternelle chorégraphie des serveurs, les nappes immaculées. Pourtant, tout a basculé. Les charges fixes – énergie, loyers, salaires – ont explosé. Les matières premières ont vu leurs tarifs grimper de 30 à 60 %. Et face à cela, on le sait désormais, les restaurateurs hésitent à augmenter leurs prix, de peur de perdre leurs habitués.
«On a facilement perdu 15 % de rentabilité en dix ans. Du coup, si elle n’est pas optimisée, une brasserie va aujourd’hui droit dans le mur», confie un patron liégeois préférant rester anonyme. Le vieux principe d’équilibre budgétaire – un tiers pour la matière, un tiers pour le personnel, un tiers pour le patron – est devenu obsolète.
Le filet américain, emblème des brasseries belges, illustre cette spirale. «Il était à 10 euros le kilo… il y a un mois, il est à 16 euros aujourd’hui», observe Matthieu Léonard. Et d’ajouter: «Ceux qui le vendent au moins à 28 euros ont raison. La norme est à ce prix-là. » Au Belga Queen, adresse emblématique du centre de Bruxelles, le plat atteint même les 32 euros. Une réalité difficile à faire accepter. «Les clients pensent encore que ça coûte 16 euros comme auparavant. Mais ce temps est révolu.»
La hausse n’est pas imputable aux seuls ingrédients. «En plus de la matière première, l’addition chère couvre les salaires, les charges sociales, le chauffage, les assurances», précise Léonard. La masse salariale, autrefois contenue autour de 30 %, dépasse aujourd’hui les 50 % dans certains cas. Et cela, sans compter les absences imprévues et un recrutements devenu très compliqué.
Des ajustements insuffisants
Face à cette pression, de nombreuses stratégies de survie ont été déployées. Il n’y a plus de place pour le gaspillage. Chaque gramme compte. Le pain, auparavant gratuit, est désormais souvent facturé, voire accordé sur demande uniquement. Les portions quant à elles se sont réduites, les plats autrefois généreux discrètement allégés.
Dans un restaurant du nord de Bruxelles, on a fait un choix radical : remplacer les croquettes de crevettes – devenues trop chères à produire – par une préparation au crabe, moins coûteuse mais bien travaillée. «On reste dans la mer, on garde le croustillant… mais la marge n’est plus la même», confie un membre de l’équipe. La clientèle, elle, n’a pas bronché.
Même logique ailleurs : un restaurateur spécialisé dans les grillades a changé de filière pour sa viande ovine, en la faisant venir directement de fournisseurs néerlandais. Moins d’intermédiaires, moins de coûts, plus de volume. «Ce n’est pas très local, mais cela reste éthique et contrôlé», assure-t-il.
À Ixelles, une enseigne réputée pour ses classiques belges a cessé de proposer les boulets à la liégeoise, jugés trop onéreux à produire avec des ingrédients de qualité. À la place, une variante végétale, travaillée avec des lentilles et des épices douces, a été introduite. Résultat : un plat plus abordable à produire, qui conserve un lien avec le répertoire traditionnel tout en séduisant une clientèle plus soucieuse de son alimentation.
Même logique dans un café-brasserie du centre de Namur, où les poissons frais ont été remplacés par des conserves de qualité ou des poissons fumés locaux. La note en salle s’en ressent à peine, mais les marges se redressent. «L’important, c’est que le client ait l’impression d’être soigné, même si la recette change», résume un cuisinier du lieu.
Autre levier d’optimisation : le double service. Courant à Paris, où les clients libèrent naturellement leur table après une heure ou deux, ce système passe plus difficilement à Bruxelles. Ici, il est souvent perçu comme une injonction malvenue, une contrainte qui s’impose au rythme du convive. Pourtant, doubler le nombre de couverts sur une même soirée peut faire la différence. «C’est un levier crucial pour rester à flot mais souvent mal compris par la clientèle locale», regrette un chef de quartier.
La fabrication maison se voit également brandie comme un deus ex machina gastronomique. Thés glacés, sirops, limonades au thym ou à l’hibiscus permettent de réduire les coûts tout en séduisant une clientèle attentive au «homemade». On recycle plus que jamais : les épluchures deviennent des bouillons, les restes de poisson nourrissent les croquettes du lendemain, les légumes flétris finissent en soupe.
Mais tout cela demande du temps. Et du temps, les restaurateurs n’en ont plus. Lakhdar Hamina, aux commandes de plusieurs établissements à Bruxelles (Gazzosa, Fight Club, Stazzione…), le dit simplement: «Pour gagner la même chose qu’avant, il faut travailler encore plus.» Face à cette pression, il prône une stratégie claire qui peut se résumer de cette façon «Faire peu, mais très bien. Réduire la carte, se concentrer sur l’essentiel, et soigner l’exécution.»
Ce raffinement de l’offre ne protège pas contre la fatigue. «J’ai aimé chaque minute passée dans ce lieu, mais je me suis retrouvée seule face à des chiffres qui n’avaient plus de sens», confie une jeune femme qui vient de céder son affaire. Même désillusion à Schaerbeek où un duo féminin constate avec tristesse «On a tout fait: sourcing local, compost, réduction des déchets. Mais le dimanche soir, il n’y avait plus rien. Ni marge. Ni énergie.»
Structurer ou disparaître
Dans un écosystème aussi instable, seuls les mieux organisés survivent. Ceux qui peuvent déléguer, ouvrir plusieurs établissements, mutualiser les fonctions support, négocier avec les fournisseurs. Un modèle hybride, quelque part, entre la franchise et l’indépendance, se généralise. Lakhdar Hamina, encore lui, parle de structure: « La passion ne suffit plus. Il faut une vision, des outils, une gestion serrée.»
Mais cette mutation exclut ceux qui n’ont ni les moyens, ni le réseau, ni le temps. Ce sont souvent les plus sincères qui paient le prix fort. «On nous disait de vendre le café à 4 euros. Je ne voulais pas. Mais à force, c’est mon salaire qui a disparu , confie une professionnelle écœurée.
Et pourtant, des brasseries ouvrent encore. Tel un chant du cygne, Bruxelles a récemment assisté à de multiples éclosions: Le Petit Bon Bon, The Chairman, Correspondance, The Brasserie… «Pour trois qui ferment, deux ouvrent», note une observatrice. « Il y a toujours du sang neuf, des idéalistes. C’est ce que le système attend: des gens passionnés qu’on peut user jusqu’à la corde.» Un cycle éprouvant dans lequel la sincérité ne garantit pas la pérennité.
À terme, c’est toute une vision de la restauration qui s’estompe : celle du lieu intergénérationnel, à la carte généreuse, à la cuisine simple mais bien faite, qui fait cohabiter les goûts, les âges et les budgets. Le verdict de Matthieu Léonard est clair: «Il faut revoir sa copie et structurer. Ou disparaître. Les brasseries comme on les a connues, accessibles, populaires, artisanales, vont devenir rares. On pourra bientôt les compter sur les doigts d’une main. Et celles qui resteront, ce ne seront plus des lieux d’accueil pour tous, mais des adresses réservées aux bourses bien garnies.»
Face à ce glissement vers un modèle inspiré du monde anglo-saxon – spécialisé, calibré, optimisé –, la brasserie artisanale est entrée en résistance. Un lieu de convivialité qu’on croyait éternel et qu’on découvre soudain fragile. Une catégorie de tables à laquelle on tenait sans même le savoir.
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