L’homme qui prend la mer: notre rencontre exclusive avec Willem Hiele

Willem Hiele
© Anneke D’Hollander

Que devient l’étoilé Willem Hiele, chef ancré dans son terroir ostendais? Petit bavardage avec l’une des têtes d’affiche de l’événement Culinaria 2025, de retour après six ans d’absence.

La veille de notre rendez-vous, nous nous installons au Thermae Palace, l’hôtel emblématique d’Ostende. Nous passons la soirée au Kinepolis, à quelques pas de là, pour y voir le film Un parfait inconnu, le biopic sur les premières années de Bob Dylan. On y apprend que l’artiste détestait les étiquettes, qu’il en avait marre de chanter Blowing in The Wind comme un pantin soir après soir, et qu’en 1965, il a décidé de suivre sa propre voie en adoptant des sonorités plus électriques. Le chanteur folk fut tour à tour détesté, vilipendé, voué à la casse, tant l’innovation s’accompagne souvent d’incompréhension. Notre rencontre avec Willem Hiele, le lendemain, allait curieusement emprunter une partie de ce chemin-là… 

Comme chez lui

Willem Hiele est un personnage imposant. Cheveux longs et noirs, l’énergie d’un viking. Sa carrière a commencé à Oostduinkerke où, avec sa compagne de l’époque, Shannah Zeebroek, il a transformé l’ancienne maison de pêcheur de ses parents en restaurant. Les gourmets des quatre coins du pays s’y sont précipités. Le feu allumé nuit après nuit, grillant de gigantesques turbots dans des sacs en toile de jute. Les tasses de thé où était servi son plat fétiche: bisque de crevettes à la crème de café, accompagnée d’un morceau de pain au levain et d’un beurre de poisson. Les vins naturels généreusement servis. La nonchalance bien dosée. C’était une bouffée d’air frais, surtout dans un paysage gastronomique où la restauration est si souvent synonyme de technique et d’ego. Les guides ont vite été séduits, avec des notes élevées et une étoile.

Souffrant d’un trouble de l’attention, Willem Hiele a constamment besoin d’informations et de stimuli intéressants. Il lit, aime l’art, surfe et voyage. La cuisine ne lui suffit pas, il lui en faut toujours plus. Après un peu moins de dix ans, il clot le chapitre d’Oostduinkerke pour saisir une nouvelle opportunité: une villa brutaliste à Oudenburg, près d’Ostende. Willem et Shannah se séparent en bons termes, le chef poursuit son voyage culinaire en solo, loin des pommiers et du potager de son père. Il est temps d’écrire une nouvelle histoire. Plus directe, plus raffinée, moins «petite». Comme Bob Dylan, le chef se détache alors de ce qui l’a rendu célèbre. D’abord critiqué pour son choix, il est ensuite adulé.

Dans un bâtiment magnifiquement restauré, Hiele possède à la fois son propre studio, tandis que son restaurant, son salon et sa chambre se fondent presque parfaitement l’un dans l’autre. Un véritable chez-soi, empreint d’une atmosphère où l’on se sent en sécurité et entouré des bonnes personnes. Quand on réserve une table chez Willem Hiele, tout est rassurant, à commencer par le décor, la moquette épaisse, les peaux de bêtes, les bougies parfumées ou le feu qui crépite. On est au milieu des champs. Le monde extérieur s’efface.

Un ennemi: les compromis

Quand le chef s’attable avec nous dans la salle de petit déjeuner du Thermae Palace, il a les cheveux mouillés. Il porte une tenue de marin: pantalon bleu vif et cardigan assorti. Il aime séjourner dans cet hôtel pendant les mois d’été, mais pour le moment, l’appartement qu’il y occupe est en hibernation. «Je suis un nomade, toujours sur la route avec mon sac à dos, en suivant le vent.» On lui parle du film sur Dylan, il a aussi très envie de le voir et nous livre sa playlist idéale de l’artiste.

«Les gens essaient toujours de vous cataloguer. Mais pour un créatif, il n’y a rien de pire que de devoir faire des compromis. J’ai longtemps essayé de coller à l’image que les autres avaient de moi, celle du chef aux cheveux longs qui cuisine dans une cabane de pêcheur à l’ombre d’un pommier. J’étouffais sous le feu des projecteurs, j’étais devenu une attraction, aux dépens de mon âme. Cela m’a rendu triste. Les gens me regardaient, moi et leur assiette, à travers l’objectif de leur smartphone, ce poison social qui nous paralyse. J’en suis arrivé à détester les téléphones et à m’agacer dès j’en voyais un en salle. Je suppliais les clients de vivre l’instant présent, d’arrêter de filmer. Cela m’a valu une réputation d’arrogant.» Anecdote moins anodine qu’il y paraît: Bob Dylan a aujourd’hui banni les smartphones de ses concerts…

Les gens essaient toujours de vous cataloguer. Mais pour un créatif, il n’y a rien de pire que de devoir faire des compromis.

Sur la plage d’Ostende, tout est encore calme. Un doux soleil d’hiver, pas de touristes. Le matin est le moment préféré du chef. «Toutes les formes de créativité commencent par l’observation. C’est ma plus grande source d’inspiration, le simple fait de regarder autour de moi. J’ai besoin de cette tranquillité, car je suis très sensible au burn-out. Je suis déjà passé par là deux fois et j’ai peur d’y retourner. En tant que chef, employeur et personne, je suis quelqu’un qui donne beaucoup. Les médias m’ont parfois dépeint comme quelqu’un de bourru. J’ai entendu dire par un stagiaire qu’un professeur de l’école hôtelière l’avait mis en garde contre moi. Mais ces gens ne me connaissent pas. Mon équipe est tout pour moi. D’autres chefs se plaignent parfois de leur personnel, mais pour moi, c’est un énorme enrichissement de pouvoir travailler bien entouré. Mon restaurant n’est pas un one-man-show, nous sommes une vraie équipe.»

«J’ai grandi dans l’eau»

Balade revigorante. Le chef enlève ses chaussures et ses chaussettes, avant de glisser ses pieds dans la mer glacée. Notre photographe danse autour de lui. Puis il remet ses chaussettes. «Ça ne me dérange pas d’avoir du sable entre les orteils. Je suis un surfeur. J’ai grandi dans l’eau.» Nous continuons à marcher jusqu’à De Vistrap, où il achète un kilo de crevettes décortiquées. «Je repars toujours d’ici avec du poisson frais, je ne peux pas résister. L’équipe sait que le menu du jour n’est jamais figé.» 

© Anneke D’Hollander

On lui demande comment il parvient à diriger une brigade de dix-neuf personnes. «J’ai toujours une attitude positive. Bien sûr, je peux aussi me mettre en colère, souvent quand l’ambiance n’est pas bonne. Dans ce cas, j’exige une pause de cinq minutes. Tout le monde en cuisine! Maintenant! Après, je mets Don’t worry about a thing de Bob Marley. C’est mon père, qui était directeur de banque, qui m’a appris cette technique. Lorsque les choses devenaient trop chaotiques, il appelait tout le monde, marquait une pause de quelques minutes pour rétablir le calme et redonnait une structure au moment. Hurler est facile, mais le calme fonctionne mieux.» Willem Hiele consulte un thérapeute depuis huit ans, qui le guide dans la gestion des personnes. «J’ai appris à décoder les personnes introverties, à les aider à s’épanouir.»

Compagnons de bord

«Allons prendre un café dans ma cantine», nous lâche le chef au moment d’entrer dans l’hôtel-restaurant Rubens, tenu par un certain Marcel Desander qui a passé une grande partie de sa vie en mer. Aujourd’hui, ce passionné pêche encore des crevettes de la mer du Nord pour préparer ses croquettes. Nous sirotons un café dans un intérieur qui n’a pas changé depuis la Seconde Guerre mondiale et où résonne du fado portugais.

Willem aime s’asseoir ici pour rédiger des menus, dans un fauteuil près du poêle. Ou pour parler à ses cuisiniers. C’est son refuge. «Marcel est un vrai skipper qui ne parle pas de collègues, mais de compagnons de bord. Sur un bateau, on laisse son ego de côté et on met sa vie entre les mains des autres. Quand tu dors, ton compagnon veille sur le pont. Ce sentiment est aussi inscrit dans mon ADN. Marcel ne juge pas. Il sert le café et écoute. Nous nous comprenons. Lors d’une période difficile, je suis venu ici tous les jours pendant des semaines. Je me sens en sécurité entre ces murs.»

© Anneke D’Hollander

La sécurité est une donnée importante dans la vie de Willem Hiele. «Mes parents sont des gens sympas. Je parle de foot avec mon père. Ma mère joue du piano, je lui demande parfois de jouer un peu de Satie pour moi. Mais je les laisse à l’abri de mes préoccupations. Pour cela, je préfère m’adresser à Stephan Vanfleteren et à sa femme Natacha Hofman, qui sont de véritables parents de substitution. Ils me remettent sur le droit chemin quand je suis déprimé. Stephan est aussi l’un des premiers photographes à m’avoir pris en photo. Je devais me déshabiller et entrer nu dans la mer. Et je l’ai fait, sans stress. Je lui faisais confiance.»

Une autre personne qui a joué un rôle décisif dans sa vie est l’ancienne rectrice de la VUB, Caroline Pauwels, malheureusement décédée en 2022. «Une figure rassembleuse, qui a eu une grande influence sur moi. Elle m’a donné des livres, comme La merditude des choses, et m’a beaucoup appris sur le jardinage et la végétation. Elle souhaitait qu’après sa mort, je cuisine pour sa famille chaque année le jour de son anniversaire. Une tradition que j’observe religieusement.»

Nous entrons au bistrot Du Parc, tenu par son ex-compagne Shannah. Les deux sont toujours bons amis et Willem lui rend souvent visite. Willem commande un vol-au-vent aux ris de veau, nous optons pour des croquettes de crevettes. «A la côte, les visiteurs commandent toujours des croquettes de crevettes, comme s’il n’y avait rien d’autre.» Nous lui répondons que nulle part ailleurs en Belgique elles sont aussi fraîches. Le chef est détendu. Il aime les frites, celles cuites dans du blanc de bœuf. Nous les dégustons avec les doigts dans le même bol. 

© Anneke D’Hollander

Tourment et paix

Puis une image moins amusante nous revient. Le souvenir de la confrontation avec un collaborateur qui a dégénéré. La presse en a beaucoup parlé, surtout en Flandre, mais personne ne connaît les détails. Willem Hiele s’explique: «En fait, je veux mettre ça derrière moi. Je ne veux pas qu’on se souvienne de moi à cause de ce faux pas.»

Le chef a payé le prix fort, en fermant son restaurant pendant trois mois. Son image a été ternie. Un règlement à l’amiable. Mais aussi une catharsis: «Je devais me relever. Tout le monde m’avait abandonné.» Aujourd’hui, la paix est revenue. Willem Hiele a continué à cuisiner pendant tout ce temps. A se réinventer. Continuer à faire ce qui le rend heureux.

L’art de lâcher prise 

Il est l’heure de sabrer le champagne. Autour de nous, dans le salon du restaurant, il n’y a que des visages heureux. La lueur des bougies scintille dans les yeux. Le personnel, serviable, nous livre les mises en bouche: palourdes, huîtres, couteaux, crevettes, vives. Willem Hiele fait tourner un vinyle. Nous nous installons à sa table.

Derrière, la cuisine est bien organisée. Chacun connaît sa place. La communication passe presque uniquement par le non-verbal. Le chef a appris à laisser de côté l’accessoire pour ne garder que l’essentiel. Dans sa cave, il a constitué une bibliothèque de saveurs avec d’innombrables variétés d’huiles aux herbes, de vinaigres, de sauces et de fermentations. Des produits utilisés avec parcimonie pour ajouter de subtiles saveurs aux plats. Presque invisibles, mais déterminants pour la nouvelle voie gastronomique empruntée par Willem Hiele. Il joue avec la température et la texture. Une langoustine est servie entière dans l’assiette, la queue encore crue, avec une sauce à base de pattes. Les moules séchées et fumées, ornées d’une sauce à base de graines de coriandre marinées, affichent une texture et une saveur proches du chorizo.

Les assiettes se succèdent. Aiglefin et canard. Saint-Jacques. Turbot aux morilles et sauce au vin jaune. Pigeonneau rouge sang dans un miroir de kriek de Schaerbeek. Comme dans la cabane de pêcheur de jadis, le feu joue un rôle décisif. Dehors, les flammes font rage. Dans la cuisine, le four à pain est constamment alimenté, et le barbecue à charbon de bois ajoute des accents fumés.

© Anneke D’Hollander

Même les gaufres du dessert sont cuites dans un gaufrier en fonte au-dessus des braises. La reconversion est clairement réussie pour ce chef ancré dans le terroir flamand, qui prononcera bientôt un discours lors de la présentation des 50 meilleurs restaurants du monde – le fameux classement britannique World’s 50 Best Restaurant accordait sa 83e place à l’adresse de Willem Hiele en 2024.

La soirée s’achève au salon, où l’on débouche une bouteille de lambic de 3 Fonteinen et où les conversations deviennent plus personnelles. Ensuite, la nuit est douce. A peine quelques heures plus tard, le soleil se lève derrière les fenêtres du restaurant. Une tasse de café refroidit sur la terrasse. Le vent joue dans les roseaux. Le chef, accaparé par notre photographe, ne peut s’empêcher de réciter un peu de poésie.

Un peu plus tard, à la table du petit déjeuner magnifiquement dressée, Willem Hiele nous prépare un œuf brouillé velouté, surmonté d’une cuillère de caviar et d’huile de ciboulette. Le pain, les croissants, la pâte à tartiner au chocolat, la confiture: tout vient de sa propre cuisine, et la barre est placée très haut. Pendant que nous enfilons notre manteau, nous jetons un rapide coup d’œil dans la cuisine, où l’équipe s’affaire déjà à la mise en place du jour. L’histoire se répète chaque soir. Il est temps de s’éclipser discrètement. Dans le taxi qui nous emmène à la gare, nous glissons dans nos oreilles la playlist de Bob Dylan concoctée par Willem Hiele. 

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