Elena Reygadas, meilleure cheffe du monde 2023: «Ma façon de cuisiner est peu rationnelle»
Le plafond de verre de la gastronomie s’est un peu plus fissuré. Cette année, la Mexicaine Elena Reygadas a été sacrée Meilleure cheffe de 2023 au monde, avec son restaurant Rosetta. Une femme sur tous les fronts.
Il s’en est fallu de peu pour que nous interviewons Elena Reygadas dans son restaurant couronné, Rosetta, à Mexico City. La date avait été fixée, le photographe local était booké. Nous nous serions installées à l’une des tables en bois de son établissement, une grande maison de maître Art déco en plein quartier branché Colonia Roma.
Une discussion d’une heure était prévue, suivie, en tout cas selon le scénario de nos rêves, de bavardages informels. Hélas, sa santé a eu raison du projet, car ce jour-là, notre interlocutrice a été hospitalisée − «rien de grave», assure-t-elle − et elle a dû observer un repos absolu. Heureusement, Mexico City n’est pas la pire des destinations, et la technologie nous a permis de lui parler dix jours plus tard, depuis notre plat pays, par le biais d’une connexion Internet assez instable.
« C’est la manière dont on gère le stress qui fait la différence. Je ne crois pas que cultiver la peur soit une bonne chose, tant en cuisine qu’en dehors.«
Il est difficile d’en vouloir à la meilleure cheffe du monde d’avoir dû annuler ce rendez-vous en dernière minute. Cette année, The World’s 50 Best Restaurants a sacré la Mexicaine, âgée de 47 ans, «Best Female Chef of 2023», et sa table, Rosetta, a conquis la 49e place de l’illustre liste.
Parallèlement à cela, cette mère de deux enfants dirige quatre autres adresses, dont la plus célèbre boulangerie de Mexico City. Devant la Panadería Rosetta, on fait la queue jusque tard le soir pour pouvoir déguster une pâtisserie française et du pain aux céréales anciennes locales. S’il y a bien quelqu’un qui a beaucoup de choses sur le feu, c’est elle.
Le déclic
«J’avoue que j’ai connu des mois mouvementés», nous confie-t-elle d’emblée. A notre grand soulagement, son anglais, bien que teinté d’un petit accent espagnol, est presque parfait. Une compétence qu’elle a sûrement acquise lors de ses études universitaires de littérature anglaise. A l’époque, elle cuisine et pâtisse uniquement pour se détendre et pour réunir ses amis et sa famille.
«Dès mon plus jeune âge, j’ai aimé ça, se souvient-elle. Je viens d’une grande famille où se retrouver à table était une vraie réjouissance. L’ambiance aux fourneaux était toujours joyeuse, et je cherchais des excuses pour y passer le plus de temps possible. C’est là que j’ai appris à préparer mes premiers plats avec ma mère et ma grand-mère.»
Pourtant, elle choisira d’étudier la littérature − «Parce que j’adorais les lettres et l’art, et aujourd’hui encore d’ailleurs», précise-t-elle. Mais après ses études, elle comprend qu’elle ne sera pas écrivaine. Elle a besoin d’une activité «plus solidaire», qui lui permette de travailler avec et pour des gens. Elle enchaîne plusieurs jobs avant que lui vienne le déclic.
«Lors d’un de mes emplois, j’ai dû cuisiner plusieurs jours pour un grand groupe, et là, je me suis dit: ‘C’est ça que je veux faire!’», raconte-t-elle. Elle s’inscrit donc à l’ancien French Culinary Institute à New York, une formation «de courte durée et technique». Elle y apprend aussi l’art de faire du pain et de la pâtisserie.
Son diplôme en poche, la jeune femme déménage à Londres et trouve un emploi au restaurant étoilé Locanda Locatelli, un établissement qui a su prouver que la cuisine italienne ne se limite pas aux pâtes et pizzas. Le propriétaire et chef Giorgio Locatelli y fait briller des mets de la Botte au firmament gastronomique.
«J’ai beaucoup appris au cours de ces années, déclare la quadra. Il me tient à cœur d’honorer les produits, à l’instar des cuisiniers italiens, même si mes plats sont adaptés aux ingrédients de chez moi.»
Question d’intuition
Il suffit de jeter un coup d’œil sur le menu actuel de son restaurant Rosetta pour voir que ses études à Big Apple et Londres ont laissé des traces. Ainsi, pour le moment, elle propose des tortellonis à la hoja santa (feuille de poivrier mexicain), des gnocchis de pommes de terre au huitlacoche (champignon de maïs) et un tartare de betteraves al pastor (dérivé des tacos al pastor).
Au comptoir de sa boulangerie, on trouve, dès l’aube, croissants, donuts fourrés au mamey (fruit tropical orange) et baguettes au levain. Et les clients qui ont la chance de décrocher une place à une petite table très convoitée du café adjacent peuvent savourer un croque-monsieur ou une quesadilla à l’epazote et aux fleurs de courgettes.
La cuisine d’Elena Reygadas n’est pas seulement connue pour sa combinaison de techniques européennes et d’ingrédients du cru. Des journalistes et critiques gastronomiques ne tarissent pas d’éloges sur la manière dont elle suit le rythme des saisons pour créer des plats à base de plantes locales en fleurs. Cuisiner en harmonie avec la nature est la marque de fabrique de la cheffe, mais elle reste modeste sur le sujet.
«Ma façon de cuisiner est peu rationnelle, dit-elle en souriant. Dès mon plus jeune âge, j’étais proche de la nature et de mon pays. En le sillonnant, j’ai pris conscience de sa diversité, du fait que certains ingrédients ne peuvent pousser que dans certaines régions, qu’il existe des cultures propres à la saison des pluies, à la saison sèche et la saison caniculaire. Cela se reflète de manière très naturelle dans mes mets. Mais bien entendu, il y a un moment où on essaie de comprendre qui on est et de mettre des mots sur cette intuition. Ensuite, on y colle des termes pour que ce soit compréhensible pour le grand public.»
Vertueuse milpa
Le fait que le menu de Rosetta soit pratiquement sans viande ne relève pas de convictions, mais d’un penchant personnel. «Enfant, je préférais l’épinard au steak, s’exclame-t-elle en haussant les épaules. Je ne suis pas végétarienne, mais quand je lis un menu, mon attention est automatiquement attirée par les salades et les accompagnements de légumes. De plus, je trouve qu’il est plus intéressant de cuisiner avec des plantes ; elles offrent bien plus de diversité et sont disponibles en abondance au Mexique.»
La passion d’Elena Reygada pour la biodiversité et la culture culinaire de son pays se rejoignent dans un élément du menu: «vegetables of the milpa».
«Les habitudes alimentaires ont beau varier d’une région à l’autre, s’il y a quelque chose qui relie tous les Méso-Américains, c’est la milpa, explique-t-elle avec grand enthousiasme. Une milpa est un grand champ de culture de légumes, notamment de maïs, une composante centrale, mais il ne faut pas confondre une milpa et un champ de maïs. Le maïs, les haricots, les courgettes, les piments et d’autres légumes, selon la région, y croissent en symbiose.»
«Chaque variété a son lieu, son utilité et sa période de floraison. Ainsi, le maïs sert de tuteur aux plantes grimpantes, les potirons agissent comme répulsifs à mauvaises herbes grâce à leurs larges feuilles, et les piments piquants font fuir les insectes indésirables. Une milpa harmonieuse permet de vivre en autonomie toute l’année et d’avoir les bons nutriments à chaque saison. Juste parce que la nature les a créés de la sorte. Il serait dommage de ne pas adopter ce mode de culture.»
Cheffe d’orchestre
L’attitude d’Elena Reygada au cours de notre entretien est désarmante: elle écoute les questions attentivement, cherche des réponses adéquates et sourit pour s’excuser lorsqu’elle ne les trouve pas tout de suite. Difficile d’imaginer cette femme fulminer contre des stagiaires ou balancer une poêle à travers la cuisine lors d’un accès de stress, à l’instar de certains grands chefs.
«Il est vrai que les cuistots sont sous immense pression au quotidien. Nous devons respecter des timings stricts, et il faut beaucoup de discipline et de passion pour tenir le coup, confirme-t-elle. Mais c’est la manière dont on gère ce stress qui fait la différence. Je ne crois pas que cultiver la peur soit une bonne chose, tant en cuisine qu’en dehors.»
Lorsque j’ai été enceinte de ma première fille, j’ai compris à quel point il serait difficile de combiner travail et maternité.
Mais si la stratégie du grand méchant chef ne fonctionne pas, laquelle choisir? «Je pars du principe que le leadership ne peut pas être basé sur l’ego. Tout se fait en équipe. Et cette équipe ne peut être efficace que si chaque membre se sent écouté et regardé.
Moi-même, au moment du service, je quitte les fourneaux. Je me vois comme la cheffe d’un grand orchestre ; je choisis les bons musiciens, donne le ton, le rythme et l’intensité. Lorsque tout le monde se concentre sur sa partition, mais comprend en même temps qu’on ne peut obtenir un bon résultat qu’en travaillant de concert, c’est là que la magie naît.»
Un sens de l’empathie
Le prix de la «meilleure cheffe» du monde a vu le jour en 2011, à l’initiative de The World’s 50 best Restaurants pour «promouvoir la diversité dans le plus haut segment de la gastronomie.» Toutefois, il suffit de regarder la liste actuelle pour voir qu’il y a encore du boulot. Seuls quatre établissements sur cinquante sont dirigés par une ou deux femmes. Deux autres ont un homme et une femme à leur tête. Un écart que la cheffe n’a pas perçu comme tel initialement, même si au début de sa carrière, elle était souvent la seule en cuisine.
«J’étais jeune et je me plongeais entièrement dans mon travail, admet-elle. Ce n’est que lorsque j’ai été enceinte de ma première fille que j’ai pris conscience de cette inégalité. Les longues heures, les services en soirée, la pression au travail, etc. J’ai compris à quel point il serait difficile de combiner travail et maternité.»
Après la naissance de sa première fille, la jeune femme retourne dans sa ville natale pour lancer un restaurant privé où elle reçoit des hôtes quelques soirs par semaine. En février 2010, elle ouvre finalement l’actuel Rosetta. Avec sa propre équipe de cuisine, elle ambitionne un reflet fidèle de la société. Non qu’elle recherche expressément des employées − «tout le monde est le bienvenu, quel que soit son genre» −, mais son sens de l’empathie a donné lieu à un magnétisme naturel.
«La différence consiste à tenir compte des besoins de chacun et chacune. Si quelqu’un doit aller rechercher ses enfants à l’école à temps, on essaie de lui donner le shift du matin. Il en va de même pour les gens qui habitent dans un quartier à risques ; je n’ai pas envie qu’ils rentrent chez eux tard le soir.»
Engagement social
En matière d’inégalité de genre, ce talent des fourneaux regarde au-delà de sa propre cuisine. Des aspirantes cheffes peuvent venir frapper à la porte de la Elena Reygadas Fellowship.
«Au Mexique, de nombreuses familles n’ont pas les moyens d’offrir des études à tous leurs enfants. Elles ont tendance à choisir les garçons, parce que leurs chances sur le marché de l’emploi sont plus grandes et parce qu’ils peuvent mieux se défendre dans la métropole. Paradoxalement, ce sont souvent les filles qui restent à la maison pour faire la cuisine pour la famille, observe-t-elle. Les frais d’inscription dans les universités publiques ne sont pas élevés, mais les loyers le sont. Comme nous prenons ces coûts en charge, j’espère que plus de femmes auront accès à des formations culinaires, de manière à ce que nous puissions créer un environnement de travail plus équitable à terme.»
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De plus, l’engagement social d’Elena Reygada ne s’arrête pas là. Récemment, elle a publié six cuadernos, ou notebooks, que les clients de Rosetta peuvent emporter.
«Pour un repas réussi, il faut de la bonne matière à discussion, des échanges d’idées. Ces livres permettent de les susciter. J’y donne la parole à des experts à propos de l’impact de nos habitudes alimentaires. Par exemple: lorsque j’étais jeune, tout mon entourage buvait de l’eau aromatisée. Mais aujourd’hui, les Mexicains comptent parmi les plus grands consommateurs de sodas au monde. A cause de tous les aliments ultratransformés, pleins de sucre et de colorants, nos chiffres de diabète et d’obésité sont alarmants, et ce, alors que notre pays dispose d’une magnifique biodiversité. C’est pourquoi un des notebooks est l’introduction au bouquin Eating NAFTA: Trade, Food Policies, and the Destruction of Mexico d’Alyshia Gálvez. Lorsque je l’ai lu, je me suis dit que tout le monde devait savoir ça et qu’il fallait partager ce livre avec le plus grand nombre de gens possible.»
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La Mexicaine regarde son propre pays et le reste du monde droit dans les yeux, elle affectionne le beau et n’a pas peur d’évoquer les problèmes.
N’en est-elle pas frustrée, voire malade? «Je suis de nature très optimiste, s’exclame la cheffe en riant. Mais je ne suis pas naïve. Je sais que notre société doit faire face à toutes sortes de problèmes difficiles ou impossibles à résoudre. En même temps, je crois qu’il est inutile de toujours rejeter la faute sur l’autre et de regarder de manière passive. Toute contribution, petite ou grande, à un avenir meilleur est bonne à prendre. C’est comme ça que je veux penser et aborder les choses.»
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