Marie Trignon revient sur une année 2024 exceptionnelle: «Si je peux transmettre à mes filles l’audace d’oser, c’est magique»
Avec une première étoile au Michelin et un prix Gault&Millau du «Dessert de l’année», Marie Trignon vient de vivre des mois exquis. Celle qui a repris le flambeau familial de La Roseraie il y a cinq ans nous livre quelques confessions… au bain-Marie.
Quand la lumière de fin d’après-midi nimbe sa façade végétalisée d’une lueur dorée, il se dégage de La Roseraie un air de manoir anglais, voire de bâtisse de conte de fées. Une illusion qui ne fait que se renforcer une fois accueillis par Marie Trignon, qui tient à saluer elle-même chaque convive. Et ce ressenti n’est d’ailleurs pas si illusoire que ça, puisque l’histoire de la maîtresse des lieux est elle-même faite de rebondissements qui semblent presque trop beaux pour être vrais, ainsi que d’un chapitre outre-Manche dont elle garde aujourd’hui encore un français délicatement accenté.
A l’aube d’une nouvelle année, la native du Condroz liégeois avoue avoir «un peu peur» de quitter 2024. C’est que pour elle, cela aura été un «très grand millésime», émaillé de reconnaissances prestigieuses dans le monde gastronomique, mais aussi du grade de Chevalier du Mérite wallon. «Je me rends compte de la chance que j’ai», assure celle qui aborde 2025 à la lueur de sa première étoile, et saisit l’occasion pour retracer par le menu les différentes étapes qui l’y ont amenée.
1ère étape: s’ouvrir l’appétit en coulisses
A commencer, forcément, par l’arrivée à La Roseraie de ses parents. Car s’il émane de l’établissement un tel supplément d’âme, c’est grâce à l’attention accordée par Marie et son équipe au moindre détail, certes, mais aussi et surtout parce qu’ici, l’accueil et la cuisine sont une histoire de famille. Celle des Trignon, donc, qui reprennent l’établissement alors que leur fille, Marie, n’a que 3 ans.
Fille unique, elle aurait pu vivre cette enfance avec un père en cuisine et une mère en salle comme une souffrance, ou du moins, une forme de délaissement, mais très vite, la fillette prend son parti des horaires pas comme les autres de ses parents. D’abord parce que, faute de point de comparaison, avoir des parents qui travaillent beaucoup, même (surtout) quand les autres s’amusent, est alors la norme pour elle. Ensuite parce que très vite, la petite Marie voit dans l’hôtel-restaurant parental un formidable terrain de jeu.
Dès l’âge de 8 ans, elle reçoit sa première paire de talons et peut donner libre cours à sa passion pour l’accueil, en saluant les clients et en prenant leur vestiaire, mais aussi, en salle, en changeant les cendriers et en apportant le pain à table. Quand elle ne met pas la (petite) main à la pâte, Marie s’invente des jeux qui tournent toujours autour de l’établissement de ses parents, du petit restaurant qu’elle crée dans la cabane au fond du jardin à son commerce de boissons rafraîchissantes les jours de canicule. Et puis il y a les enfants des clients, avec lesquels Marie ne manque jamais d’aller socialiser, pour le plaisir de leurs parents qui peuvent ainsi se régaler en tête-à-tête, mais aussi de ces gourmets en herbe. Qui sont aujourd’hui devenus grands, et se font un plaisir de leur rappeler les dîners d’alors quand ils reviennent au restaurant.
Mais pour l’heure, Marie est enfant. Elle se passionne pour la danse, regrette, parfois, que ses parents ne puissent jamais venir l’applaudir lors de ses spectacles. Plutôt que de marcher dans leurs pas, elle se rêve prof et joue parfois à «faire la classe» dans la cave pendant que papa et maman travaillent au restaurant. Une fois l’âge de choisir officiellement sa voie, c’est décidé: ce sera Bruxelles et l’ISTI, pour des études de traduction, une formation plus porteuse que la décoration d’intérieur qui la fascine.
Durant sa formation, elle remporte d’ailleurs un concours de décoration de table, et se souvient avoir dévalisé la boutique Flamant avec le chèque-cadeau reçu en guise de prix. Son appartement d’Ixelles ainsi aménagé et son diplôme une fois en poche, elle part pour l’Angleterre. Une manière d’asseoir sa maîtrise d’une langue qu’elle vient de passer les dernières années à étudier, puis de s’offrir une expérience de l’enseignement avant de bifurquer vers l’aménagement d’intérieurs «quand elle rentrera en Belgique». Sauf que la vie en décide autrement, et qu’alors qu’elle ne doit rester que quelques mois, elle y reste près de quinze ans.
2e étape: faire sa joyeuse entrée en Angleterre
C’est qu’à une semaine de son retour au bercail seulement, elle fait une rencontre décisive. Alors «teacher assistant» dans une école de Stratford, qui n’est pas encore la banlieue gentrifiée qu’on connaît aujourd’hui, mais bien un coin «très défavorisé», selon celle qui ne pense encore nullement à reprendre l’affaire familiale et qui accepte l’invitation d’une collègue à une soirée. Elle y rencontre l’ami d’un autre collègue, pour lequel elle a un véritable coup de foudre. Du genre à faire couler des torrents de larmes dans l’Eurostar qui la ramène en Belgique sept jours plus tard – et à pousser Marie Trignon à faire le voyage en sens inverse une semaine seulement après son retour au bercail. Deux mois après leur rencontre, elle et son Anglais sont fiancés, et en ces temps pré-Brexit, Marie déniche sans trop de souci un travail dans l’événementiel pour le gouvernement britannique.
Bientôt, la famille s’agrandit avec l’arrivée de jumelles, et tout ce petit monde s’installe à Guildford, à 30 minutes de Londres, dans une «maison de carte postale, très petite mais très charmante». Dans le cadre bucolique à souhait du Surrey, Marie se pique de jouer à Un dîner presque parfait avec ses voisins et de mesurer ses talents aux leurs.
Après tout, n’a-t-elle pas «toujours aimé cuisiner»? Quand, en 2017, son père lui parle du futur de La Roseraie, Marie le voit comme un défi, qu’elle est prête à relever avec le soutien de sa famille. Une manière idéale de combiner ses passions pour l’accueil, la décoration et la cuisine. «La vie m’a ouvert une porte, et j’ai saisi cette opportunité», résume-t-elle.
3e étape oser (re)mettre les pieds dans le plat
Tout n’est pas simple. Les jumelles n’ont que 6 ans, ce qui mitige la potentielle sensation de déracinement. Mais le mari de Marie, lui, garde son boulot en Angleterre, avec tout ce que cela implique comme allers-retours entre la Belgique et l’Angleterre et moments manqués avant que la pandémie ne généralise le travail à domicile. «C’était un grand sacrifice», reconnaît la cheffe, qui assure pourtant n’avoir «jamais remis (son) choix en question».
Même quand la transition père-fille s’avère dans un premier temps «complexe». «Quand j’ai décidé de reprendre le flambeau, j’ai suivi une formation culinaire d’un an, et lors de mes stages, j’ai vu plein de belles choses qui m’ont inspiré des changements… Mais mon père n’était pas du tout réceptif. Pour lui, c’était trop d’un coup. J’avais l’impression qu’il ne me laissait rien faire, donc je suis allée acquérir de l’expérience dans d’autres établissements, et paradoxalement, c’est en cuisinant ailleurs que j’ai réalisé à quel point mon père cuisinait bien. Et que j’ai pris conscience qu’il ne fallait pas tout changer mais simplement faire évoluer sa cuisine.»
Une évolution qui s’est faite de manière tellement délicate «qu’au début, les gens n’ont pas tout de suite capté que j’avais repris La Roseraie avec mon mari. Il a fallu quelques années et une série de changements progressifs pour que la succession soit réussie. J’aurais pu changer le nom de l’établissement ou sa cuisine, mais je voulais amener une évolution plutôt qu’une révolution. Cela s’est fait de manière naturelle, sans rien brusquer, et la clientèle a suivi. Aujourd’hui, il y a toujours des classiques de Papa à la carte, et ils sont très appréciés. C’est ce qui fait notre force», sourit Marie.
J’aurais pu changer le nom de l’établissement ou sa cuisine, mais je voulais amener une évolution plutôt qu’une révolution
4e étape: Reprendre du dessert
Sa première étoile, reçue à l’hiver 2024, célèbre ainsi «le travail de toute une famille». Marie y voit «une manière de dire merci à mes parents et à tout ce qu’ils ont accompli en 40 ans de carrière». Aujourd’hui, c’est elle qui élève ses filles au sein même de l’établissement qui l’habite et qu’elle habite. Si l’horeca reste un secteur où il ne s’agit pas de compter ses heures, le cheffe s’offre toutefois le luxe de fermer l’établissement lors de moments à ne pas manquer avec sa tribu, «parce que la famille a une place centrale». Et si d’aventure, ses filles ont besoin d’elle en plein coup de feu, «comme on habite là où on travaille, je ne suis jamais loin pour un câlin».
La suite? Ses jumelles sont encore à quelques années de devoir choisir leur voie, et «si elles ne reprennent pas La Roseraie, ce n’est pas grave. Peut-être qu’un jour elle n’existera plus, mais le plus important, dans la vie, c’est de faire ce qui nous rend heureux». Cela implique de continuer à se dépasser en cuisine.
Recevoir le prix Gault&Millau du «Dessert de l’année» 2024 pour sa composition autour de la framboise est déjà une victoire en soi, mais pour quelqu’un qui «ne savait pas faire un gâteau» avant de reprendre des études de cuisine il y a six ans seulement, «c’est un joli pied-de-nez». «Ce n’est pas évident de réussir à toujours se réinventer, mais nos clients nous disent qu’on progresse de menu en menu, donc ça laisse supposer qu’on peut encore aller de l’avant», sourit celle qui, pour faire plaisir à sa clientèle, vient tout juste de sortir un livre reprenant les recettes les plus populaires de La Roseraie, dont le célèbre gratin dauphinois de son papa.
Ce n’est pas évident de réussir à toujours se réinventer, mais nos clients nous disent qu’on progresse de menu en menu, donc ça laisse supposer qu’on peut encore aller de l’avant.
«Recevoir des récompenses, c’est magnifique» concède celle qui avoue viser déjà une deuxième étoile, «mais ce qui est important, c’est que le téléphone sonne. Pour moi, la plus grande fierté, c’est quand des clients réservent déjà une table pour leur prochaine visite au moment de nous quitter. Leur appréciation n’a pas de prix.»
Pas plus que le fait de pouvoir célébrer ses succès en famille. « Les femmes de ma génération n’étaient pas toujours encouragées à rêver grand» regrette la quadragénaire. Qui est cheffe, certes, mais aussi cheffe d’entreprise, et qui se réjouit d’entendre ses filles lui dire qu’elles se verraient bien lancer elles aussi un jour leur propre business. «Si je peux leur transmettre l’audace d’oser, c’est magique», confesse Marie, qui a clairement reçu cette même audace en héritage.
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