Pierre Hermé : «Le goût, c’est mon travail»

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Anne-Françoise Moyson

Depuis ses débuts à 14 ans, Pierre Hermé ose l’aventure du goût, en prônant le geste et l’intelligence de la main. Sans jamais oublier qu’un gâteau, c’est chargé d’affects. Rencontre, entre une lampée de café et une bouchée de macaron.

Il est sur tous les fronts, avec un calme olympien et «le plaisir pour seul guide». Ce matin-là, sous un ciel bleu intensément parisien, Pierre Hermé orchestre une dégustation café-macarons, le combo réjouissant. Celui que Vogue a surnommé le Picasso de la pâtisserie signe pour les fêtes une collection capsule avec Nespresso – trois cafés aromatisés, l’Infiniment Espresso, l’Infiniment Gourmand Saveur Noisette, l’Infiniment Fruité Saveur Framboise, plus un gâteau, des sablés à la framboise séchée et à la cannelle de Ceylan, des carrés de chocolat noir aux notes de pamplemousse, de fleurs et de poivre et même une bougie parfumée, miam.

Beaucoup de gens avaient prédit la disparition du macaron mais il ne s’est jamais porté aussi bien.

«Le goût, c’est mon travail», dit-il humblement avant de montrer la marche à suivre, on lui emboîte le pas. Il faut 1) plonger son regard dans la tasse pour admirer le café, 2) pousser délicatement la mousse avec la cuillère, 3) humer les effluves, 4) slurper le breuvage afin de décupler les arômes, 5) croquer dans le macaron Ispahan, 6) ne pas s’interdire de pousser un soupir d’extase.

L’art de la transmission

Pierre Hermé a pour lui des décennies d’expérience. Il naît pratiquement dans une boulangerie-pâtisserie de Colmar, France. En digne héritier de quatre générations d’artisans, il débute sa carrière à 14 ans, chez Gaston Lenôtre aka «le père de la pâtisserie moderne française» ; c’est là qu’il découvre le macaron, notamment, une «petite bouchée qui deviendra son territoire d’expression favori». Depuis, il a bouleversé son petit monde et au-delà. La postérité retiendra qu’il a révolutionné les traditions et éliminé les décors excessifs voire inutiles qui encombraient les pâtisseries ; qu’il est l’inventeur du principe de collections saisonnières, sur le modèle de la haute couture ; qu’il a quitté Fauchon et Ladurée pour créer la maison Pierre Hermé Paris en 1998 ; qu’il est Officier de l’Ordre du Mérite Agricole, Chevalier de la Légion d’honneur, commandeur de l’Ordre des Arts et des Lettres «pour le rayonnement qu’il offre à la gastronomie française» ; qu’il fut nommé à 55 ans, en 2016, meilleur pâtissier du monde par le World’s 50 Best Restaurants, une première pour un Français ; qu’il a fait son entrée au Petit Larousse cette année-là ; qu’il a son double de cire au Musée Grévin et qu’il est le parrain, mieux le père spirituel, de la génération des jeunes chefs starisés.

Aujourd’hui, il ne met plus la main à la pâte au sens propre du terme mais c’est pour mieux créer sans discontinu, cultiver sa différence, «ne jamais faire les choses de manière convenue», «revoir sa façon de penser sans cesse» tout en dirigeant sa Maison – 700 personnes tout de même, «j’en connais beaucoup, pas la majorité mais presque». Et s’il trouve encore le temps de signer Toutes les saveurs de la vie, L’odyssée d’un pâtissier de génie, son autobiographie coécrite avec la journaliste et amie Catherine Roig parue aux Editions Buchet Chastel, c’est pour «transmettre quelque chose aux jeunes générations de pâtissiers, de cuisiniers, de boulangers, à tous ceux qui veulent apprendre le métier, à travailler avec les mains».

Quel est le titre qui vous sied le mieux parmi tous ceux que l’on vous a déjà attribués: Picasso de la pâtisserie? Kitchen Emperor? Pâtissier d’avant-garde? Meilleur pâtissier du monde? Pâtissier de génie?

Pâtissier… Et depuis quatre générations, c’est un atavisme familial! C’est mon père qui m’a donné envie de faire ce métier, il m’a véritablement inspiré. Il était passionné – pour lui, ce n’était pas un travail, c’était sa vie. C’est cela que j’essaie de transmettre aux jeunes aujourd’hui, je n’ai rien de mieux à faire que de transmettre. Et c’est important dans les métiers de l’artisanat, la transmission, cela permet de continuer, d’évoluer, de se transformer. Car je ne fais pas de la pâtisserie comme le faisait mon père ni comme le faisait Gaston Lenôtre… Le savoir-faire traditionnel n’exclut pas l’évolution, qui est nécessaire – pour moi, elle fait partie du cycle de la vie.

La transmission, c’est important dans les métiers de l’artisanat, cela permet de continuer, d’évoluer, de se transformer.

Les pâtissiers ont longtemps été dans l’ombre des grands chefs, ils sont dorénavant starisés. En quoi cela a-t-il changé votre métier et le regard posé sur votre profession?

On est nombreux à avoir œuvré, à travers les émissions télé et les réseaux sociaux notamment, pour que la pâtisserie soit reconnue au même niveau que la cuisine… Le métier est passé de l’ombre à la lumière, et ce n’est pas tout à fait rien! Ce métier que l’on destinait à ceux qui n’étaient pas doués pour l’école est devenu attrayant pour beaucoup de jeunes, y compris pour ceux qui ont fait des études ou en ont exercé un autre, j’en rencontre beaucoup qui sont en reconversion. Le métier a donc évolué et continue d’évoluer. La preuve: on n’a jamais eu autant de bonnes pâtisseries qu’aujourd’hui. On peut noter aussi une vraie prépondérance du savoir-faire pâtissier français à travers le monde. Bien sûr, il en existe d’autres types, régionales voire parfois nationales mais les techniques et les savoir-faire de base sont ceux de la pâtisserie française. C’est le référent. Je pense d’ailleurs que comme la baguette, elle mériterait d’être classée au patrimoine mondial de l’Unesco!

© SDP / Pierre Hermé

L’époque veut que l’on mange plus sainement. Que faire avec cette vague de fond «hygiéniste», qui prône le sans sucre, le végan, le sans gluten ou le sans lactose?

Cette demande de pâtisseries végétales ou moins caloriques, de gourmandises raisonnées ou sans gluten correspond à de nouvelles habitudes alimentaires. Ces besoins sont émis par le public, par nos clients. Il ne faut dès lors pas les regarder comme des contraintes mais comme des opportunités créatives. Et pour moi, tous ces types de pâtisseries devraient faire partie d’un assortiment de pâtisseries classiques dans le futur. Mais cela nécessite un travail de fond… On vient par exemple de créer un autre produit Infiniment passion, dans sa version gourmandise raisonnée. Par rapport à une recette classique, il y a au moins 30% de calories en moins…

Une pâtisserie française désucrée serait-elle donc la voie royale?

A l’époque où j’ai appris mon métier, dans une crème pâtissière, on mettait 300 g de sucre pour un litre de lait ; aujourd’hui, j’en mets 150 g et c’est tout aussi bon. J’utilise dorénavant le sucre comme un assaisonnement. On parle de «sans sucre» mais je tiens à préciser qu’il ne faut pas seulement réduire le sucre mais aussi le gras. Bref, toutes ces préférences et ces besoins alimentaires sont des tendances de fond auxquelles les pâtissiers devront répondre dans les années à venir. On a beau nous annoncer le retour du baba au rhum, du paris-brest et du saint-honoré, pour moi, c’est la surface, or, ce qui m’intéresse plus, c’est le fond. Et je rappelle qu’on a un formidable produit sans gluten dans la maison, c’est le macaron! Soit de la poudre d’amande, des blancs d’œufs, du sucre et basta! Certes, c’est calorique mais c’est sans gluten. Beaucoup de gens avaient prédit la disparition du macaron mais il ne s’est jamais porté aussi bien – c’est juste une petite bouchée qu’on peut déguster n’importe où, n’importe quand, à la maison, au bureau, dans la rue, dans tous les moments de la vie et je pense que c’est ce qui a contribué à son succès.

Contre quelle tendance ou plutôt quel «systématisme moutonnier» en pâtisserie contemporaine vous insurgez-vous?

Il y en a une que j’aime identifier: lorsqu’on met de la vanille, on ajoute trop souvent de la fève tonka, je ne sais pas d’où cela vient… Elles ont effectivement en commun une même molécule, la coumarine, mais peu dans l’une et beaucoup dans l’autre. On pense sans doute qu’en ajoutant la tonka, cela va pousser la vanille, mais elle est outrancière… Le thym aussi, je le trouve outrancier, je ne suis pas amateur sauf quand c’est de l’Herba Barona, sauvage et corse, parce qu’il est beaucoup plus subtil. Je le bois alors en infusion.

Et quelle est la tendance qui vous plaît?

A côté de celle qui pousse à l’excellence avec des créations et des pâtisseries parfois traditionnelles, on trouve aussi une pâtisserie boulangère, assez simple, avec des pâtes, des gâteaux simples, des flans… Il y a une espèce d’engouement pour cette catégorie de pâtisserie presque ménagère, et quand c’est bien fait, c’est tellement bon.

Un gâteau, on l’achète d’abord avec les yeux. Il faut qu’il soit appétissant plutôt que beau, dites-vous…

Il faut que le gâteau vous donne envie de manger, vous fasse envie… C’est gourmand et puis après, il faut surtout qu’il soit bon, si on achète des gâteaux et qu’on est déçu à la dégustation, on a raté son coup, à la fois l’acheteur et la pâtissière.

Quels sont les cinq gâteaux, les vôtres mais pas seulement, qu’il faut avoir goûtés au moins une fois dans sa vie?

Ispahan, Infiniment vanille, 2000 Feuilles, Estela et Carrément chocolat. Et ceux des autres pâtissiers, La feuille d’automne chez Lenôtre, le citron ou la noisette chez Cédric Grolet, le paris-brest chez Philippe Conticini, Ysatis chez Yann Couvreur et L’équinoxe chez Cyril Lignac.

Au Japon, au siècle dernier, vous avez vécu des émotions gustatives et fait des découvertes tels le yuzu, le wasabi et le thé vert matcha. Aujourd’hui, connaissez-vous encore de telles émotions?

Tout le temps, en permanence. Par exemple, la fleur de caféier… Sauf que je n’arrive pas à en faire un macaron, je ne trouve pas l’intensité, il faut que je trouve les voies pour parvenir à pousser cet arôme de fleur de caféier que j’ai fait cueillir au Brésil… Dans le travail de création avec le café, le plus important est toujours le goût. Notre approche, chez Pierre Hermé Paris, est extrêmement rigoureuse et précise, avec différentes méthodes d’infusion selon le produit. Par exemple, si nous faisons un croissant Infiniment Café, l’infusion du café ne sera pas la même que dans une tarte Infiniment Café ou dans un moka…

Pour les fêtes de fin d’année, vous avez créé une collection capsule de trois cafés avec Nespresso. Qu’est-ce qui était le plus important pour vous?

Le goût! Nous avons travaillé sur un café noir d’origine unique, différent de tous les autres, provenant de la région de Tolima en Colombie. Nous nous sommes également concentrés sur deux cafés aromatisés inspirés par le monde de la pâtisserie: noisette et framboise. Personnellement, je suis un accro de la noisette! Et puis la framboise, pour moi, est un fruit symbolique – on la retrouve dans le gâteau Ispahan, l’une des créations préférées de Pierre Hermé Paris. J’ai voulu travailler sur ces deux goûts pour avoir quelque chose d’extrêmement précis, d’extrêmement savoureux, et pour donner une grande saveur aux cafés.

Dans la foulée, vous avez même imaginé un gâteau de fête…

Je voulais avoir un gâteau très indulgent, au-delà du gourmet, ponctué de notes de café comme un assaisonnement, comme une surprise. Le parfum et la douceur de la noisette avec la vanille jouent le rôle principal et le café prend le rôle d’assaisonnement, comme une ponctuation dans la saveur. Au centre du gâteau, il y a un praliné croustillant dans lequel le café est contenu. On arrive sur quelque chose de très doux au départ puis on sent qu’il se passe quelque chose… J’aime l’idée d’une surprise pour rendre le gâteau encore plus spécial.

Parmi toutes les saveurs de votre vie, laquelle éveille en vous le plus de souvenirs?

La tarte aux quetsches de mon père. Et tous ses gâteaux en général… Elle était nature, juste une pâte brisée basique, assez ferme, pas croustillante, presque «cartonnée», des brisures de biscuits à la cuillère, des fruits et par-dessus du sucre à la cannelle. Je n’ai jamais retrouvé ce goût-là, aussi bon. On en fait, je sais reconstituer la recette mais je n’ai jamais réussi à la refaire comme lui.

Et quel fut votre choc gustatif le plus intense?

La première fois que je suis allé en 1997 au restaurant El Bulli. J’ai pris une claque parce que c’était un autre monde, avec des défis techniques et des émotions gustatives. J’y suis ensuite retourné, jusqu’à la fermeture, à raison d’une fois par an et à chaque fois, cela m’a scotché. J’ai adoré ce restaurant…

Et les desserts?

Ils étaient très différents, mais je n’ai pas gardé en mémoire le détail, je me rappelle juste d’avoir été ému.

Comment transmettre une telle bibliothèque de goûts, est-ce possible?

La mémoire du goût, je ne crois pas que ce soit transmissible. Elle peut se décrire, je suis d’ailleurs capable de la formaliser… Mais la transmettre, cela nécessiterait de partager la même expérience au même moment. Par contre, on peut transmettre d’autres choses, la culture notamment, car cette bibliothèque, cette capacité d’analyse est basée sur la connaissance des ingrédients, leur origine, les variétés les plus intéressantes, leur production… Tout cela peut s’enseigner, pas la perception.

© SDP / pierre hermé

La haute pâtisserie exige de l’amateur une dextérité technique au-dessus de la moyenne. Comment ne pas être découragé d’avance si on veut tenter le coup chez soi?

Je fais des livres de recettes pour mettre certaines pâtisseries à la portée du grand public… Après, les gens y arrivent et d’autres pas. Très souvent, je donne ce conseil: quand on aborde une recette, il faut d’abord la lire attentivement du début à la fin et se projeter dans les différentes étapes. Si on découvre en même temps qu’on la fait, on a deux chances sur trois de la rater. C’est très mathématique, la cuisine! Et c’est aussi le point commun entre le métier de barista et de cuisinier, on travaille avec la même précision, il faut faire attention aux détails…

Vous avez formé des figures emblématiques de ce que l’on appelle «la génération pâtissiers». Quels conseils à un.e jeune qui désire embrasser ce métier?

Etre curieux, volontaire, à l’affût des connaissances. Faire le même travail qu’un étudiant: apprendre avec le maître d’apprentissage, lire, étudier comme si on abordait un Bac…

Et quel fut le conseil de votre père?

Je n’ai pas l’impression qu’il m’en ait donné sur le métier, je n’ai en tout cas pas de souvenir précis… Mon père était plutôt un taiseux, ce n’était pas son truc de donner des conseils.

Je vous ai vu déguster vos macarons comme si c’était la première fois. C’est quoi votre secret?

J’essaie d’être étonné à chaque fois. Je me sens très proche de Cédric Grolet, quand il parle de ses gâteaux, il est comme un enfant – je trouve intéressant de garder son âme d’enfant.

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