De plus en plus de chefs choisissent de se libérer des contraintes d’un unique restaurant

restaurant les petites mains dans palais galliera
Le restaurant Les Petites Mains, situé dans le jardin du Palais Galliera à Paris. © Getty Images
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

De Bruxelles à l’autre bout de la planète, les chefs nomades font vibrer la scène culinaire. Épris de liberté, ils volent de résidences en pop-up, loin des quatre murs d’un unique restaurant.

Tous les étés depuis cinq ans, le restaurant Les Petites Mains s’installe dans les jardins du Palais Galliera, à Paris, pour le plus grand bonheur des visiteurs du musée, qui accueille jusqu’en janvier prochain une exposition consacrée au créateur de mode Rick Owens. Le soir surtout, la sublime terrasse s’anime, profitant de sa vue à tomber sur la tour Eiffel. On se presse ici pour découvrir la cuisine de Youssef Gastli.

Pendant neuf ans, celui qui avait fait ses armes au Meurice et chez Lucas Carton servait dans son bistrot de poche du VIIe arrondissement une «cuisine bien troussée et pile dans les saisons», comme la décrivait le Guide Michelin. Plume a ainsi vu défiler plus de 115.000 assiettes, avant que Youssef n’annonce le 15 mars dernier la fermeture de son établissement. Avec à la clé un nouveau projet: celui de se consacrer à l’événementiel privé.

Youssef Gastli, chef «saisonnier» chez Les Petites Mains. © Instagram/ LPMParis

Comme lui, de plus en plus de chefs, aidés par des agences chargées de mettre en contact des lieux éphémères en quête de cuisiniers, se détournent de l’idée de se cantonner dans un seul et unique restaurant. «Plus jamais je ne me retrouverai coincé derrière les fourneaux d’un restaurant», clame pour sa part Paul-Antoine Bertin. À 29 ans, celui qui avait fondé le très prisé Ötap, à Bruxelles, aujourd’hui fermé, termine une résidence intensive au restaurant De Puta Madre, du côté de la Villa Magnan à Biarritz.

«J’ai su très vite que je ne retirerais aucune fierté à pouvoir dire un jour: cela fait trente ans que mon restaurant existe», tranche-t-il. Pour donner libre cours sans contraintes apparentes à sa créativité, il a lancé STUDIØ 27, une structure événementielle pensée pour multiplier les expériences. Plus qu’un nomade, Bertin est un électron libre. Un statut qui, d’ailleurs, ne séduit pas que la jeune génération.

Un jeu de fraîcheur et de douceur: crevettes marinées, velouté de petit pois, pêche blanche au mirin et touche de verveine. La signature estivale du chef Youssef Gastli. © Instagram/ LPMParis

À 50 ans, Benoît Van den Branden en est l’illustration éclatante. Ancien chef étoilé à Namur, il a fermé son gastro Cuisinémoi en décembre 2015 pour s’affranchir d’un modèle qu’il juge alors trop contraignant. Chaque été, il monte La Guinguette dans le quartier de La Plante, à Namur: des tables et des tentes disposées autour d’un vieux Citroën HY, une ambiance de plein air qui ne doit rien au décorum compassé des salles étoilées.

«Je ne veux plus être assigné à résidence, plus question d’appartenir à un endroit», affirme-t-il. Loin d’un projet marginal, La Guinguette emploie six pleins-temps en haute saison et fonctionne comme une véritable PME. L’hiver, il déplace son équipe – en version réduite – sur une péniche, chez un caviste…poursuivant une itinérance qu’il revendique comme une forme d’équilibre. Son mot d’ordre: s’affranchir des codes. Retrouver l’essentiel. Ici, pas de sophistication inutile mais une cuisine à la flamme, brute et directe. «Je mène une vie de bohème classe», sourit-il. Preuve de cette liberté, son look a changé. Loin de la raie impeccable et de la toque blanche du chef étoilé, il arbore une coupe mulet, un short, et à l’oreille pend désormais une boucle en forme de truite d’Orval.

Un système en mutation

Pas de doute, la pandémie est passée par là, agissant comme un révélateur: travailler sans compter au risque de tout perdre du jour au lendemain n’a soudain plus de sens. Cette réticence prend place dans une société qualifiée de «liquide», par le sociologue Zygmunt Bauman, où rien n’est stable et où chacun doit sans cesse s’adapter. La gastronomie épouse ce flux qui valorise l’instant au détriment de la durée. Un état renforcé par les réseaux sociaux: les chefs eux-mêmes deviennent mobiles, happés par cette culture du scroll.

De ce double constat est né le modèle des résidences culinaires. Concrètement, un restaurant met sa cuisine et sa salle à disposition d’un chef invité pour quelques semaines ou plusieurs mois. Pour les chefs, l’intérêt est clair: pas de bail, pas de murs à entretenir, la possibilité d’expérimenter et de collaborer sans l’angoisse des charges fixes. Pour les restaurants, l’équation est tout aussi séduisante: conviction d’ouvrir la scène à de jeunes talents, mais aussi pragmatisme économique.

Fulgurances, agence parisienne de chefs en résidence depuis 2015. © Instagram/ Fulgurances L’adresse

En la matière, Paris a rapidement donné le ton. Depuis octobre 2015, Fulgurances incarne la matrice du système des chefs en résidence: une pépinière créative où des cuisiniers voyageurs élaborent leurs menus dans une structure pensée comme un incubateur artistique. Le lieu, souvent complet, agit comme une antichambre de la célébrité pour les as des fourneaux.

Sur le Canal Saint-Martin, Early June joue avec élégance sur le même registre: un bar à vins urbain, ouvert sans réservation, qui s’est imposé comme une adresse phare de ce mouvement, accueillant au fil du temps un chapelet de chefs ayant la bougeotte.

Ariel McQueen, l’un des nombreux chefs ayant déjà posé ses couteaux chez Rebel. © Rafa Salsas

Avec un brin de retard, Bruxelles aussi est montée dans le train. Rebel, structure pionnière, s’est muée en un véritable lieu d’exposition culinaire: entre 70 et 80 chefs y ont déjà posé leurs couteaux, souvent pour une semaine seulement, à un rythme endiablé qui renouvelle sans cesse l’offre. Comme le souligne Léopaul Robert, l’un des deux associés, la cadence est difficile à tenir: «La curation est lourde, tant l’offre est énorme», concède-t-il. Mais le succès est au rendez-vous.
«Cela tient le public en haleine», se réjouit-il, soulignant la tension et l’attente permanente engendrées. À Schaerbeek, Achille s’est pleinement converti à ce modèle en octobre 2024.

Depuis, des chefs tels que Géry Van Peteghem (aujourd’hui à la tête de Kartouche), Issiaka Johnson (étoile montante bruxelloise) ou encore l’autodidacte David Do ont défilé aux fourneaux. «Nous avons élargi notre communauté au-delà du quartier», note Sébastien Albanese, le fondateur du lieu. D’autres établissements exploitent ce bon filon, qu’il s’agisse du Prélude à Saint-Gilles – on peut y retrouver la nomade Emmanuelle Ampe (Mama Tataki) en ce moment – ou du Lombric à Forest, voire, dans une moindre mesure, de Nightshop dans le centre.

L’art de surprendre

Le mouvement a ses rampes de lancement. D’abord, ce sont souvent des bars à vins – jadis cantonnés aux sempiternelles planches – qui en sont devenus les incubateurs. Pour eux, accueillir un chef en résidence, c’est se «gastronomiser» en créant la surprise. Le format des assiettes à partager s’est aussi très vite imposé comme la voie royale: parfaitement adapté à des cuisines rudimentaires, il autorise aussi une offre plus sophistiquée. Seul bémol à noter: le risque d’uniformisation menaçant l’effet de surprise initial qui a fait son succès.

«Un chef en résidence joue sa réputation dans un environnement qu’il ne maîtrise pas.»

Alice Allegue, agence Slide

Pour donner un cadre et du sens à ces pratiques, de nouveaux métiers sont apparus. À Marseille, Alice Allegue, ancienne juriste de 35 ans devenue cheffe et désormais à la tête de l’agence Side, s’est fait une spécialité de ce rôle. Elle ne se contente pas de mettre en relation cuisiniers et établissements: elle accompagne les parcours, encadre les projets, conseille et veille à ce que chaque expérience repose sur des bases solides. «Il faut savoir qu’un chef en résidence joue sa réputation dans un environnement qu’il ne maîtrise pas. Il va avoir tendance à en faire beaucoup plus que la normale, ce qui risque de le fragiliser à court ou moyen terme si les conditions de travail ne sont pas suffisamment bonnes», explique celle qui a déjà envoyé six à sept cuisiniers en résidence à Bruxelles.

«Ces opportunités sont formidables, poursuit-elle, parce qu’elles permettent rapidement de se créer un réseau, de se faire un nom, de découvrir de nouvelles influences. Mais cela apporte aussi du stress en raison des nombreux changements d’environnements et des déplacements. Parfois, il existe aussi un décalage entre les offres et la réalité. On promet un four qui ne fonctionne pas, ou un nombre de couvert maximal de 35… qui se transforment en 50.»

Les limites du système apparaissent d’autant plus nettement que la visibilité des toques est désormais amplifiée par les réseaux sociaux. «On voit émerger des profils qui maîtrisent parfaitement leur image numérique, avertit-elle. Mais la cuisine, ce n’est pas seulement ça. Ces chefs peuvent faire des merveilles pour dix couverts – et se casser les dents quand le nombre de convives augmente.»

Aurélia D’Hollander à la tête de Frondes. © LPG Visuals

De cette agitation, semble ressortir pourtant une trajectoire récurrente .«Je remarque que beaucoup de chefs qui se lancent en indépendant passent d’abord par une période d’itinérance, une sorte de parcours initiatique en quête de liberté, pour finalement créer leur lieu selon leurs propres règles», analyse Alice Allegue. Le nomadisme culinaire devient alors une étape, intense et formatrice, avant un retour à une stabilité qui marque souvent l’entrée dans la maturité professionnelle.

Aurélia D’Hollander, 38 ans, est pour ainsi dire au milieu du gué. Autodidacte, passée par le journalisme avant de basculer vers la cuisine, elle a très vite su qu’elle était «faite pour travailler dans la bouffe», dit-elle sans détour. Après un séjour de deux ans au Canada, plusieurs passages par des restaurants «classiques», elle lance Frondes. Une enseigne qu’elle fait vivre à la faveur de deux localisations éphémères: d’abord au Chabrol, à Schaerbeek, un restaurant aujourd’hui en passe d’être revendu, puis chez Kokotte, un incubateur HoReCa situé downtown. C’est là qu’on la rencontre à la faveur de cette seconde résidence touchant à sa fin – dans quelques jours, les clés du local seront rendues.

Tomate, melon, sauce à l’ail noir chez Frondes. © LPG Visuals

Son rêve – ouvrir un restaurant à son image – l’attire autant qu’il l’effraie. Il lui laisserait pourtant entrevoir un vrai horizon, la possibilité de déployer enfin ce qui constitue la signature de sa cuisine: un travail patient sur les huiles, les macérations et les fermentations, qui demande de la place et du temps. Mais elle en redoute le prix à payer, notamment pour sa vie privée. Entre deux voies, son cœur balance: réactiver l’itinérance qui a été la sienne jusqu’ici ou se jeter dans le vide. Un exemple qui fait écho aux tergiversations de toute une génération de cuisiniers.

L’arche de Noé

À 33 ans, Noé Pellet peut déjà se vanter d’avoir été aux manettes de huit adresses éphémères. On l’a vu dans un ancien pigeonnier, chez Liquorette à Namur où il proposait une cuisine végétarienne, sur une péniche consacrée au poisson, ou encore dans un verger autour d’un barbecue de quatre mètres de longueur. À d’autres moments, il a travaillé dans des maisons étoilées comme De Pastorale ou Bon Bon, ou encore à l’autre bout du monde, en Australie, dans un restaurant isolé de Cygnet Bay, à 300 kilomètres de la première ville.

Noé Pellet et Elisa Roland sont aux commandes de Vorace, à Gesves. © Instagram / Vorace restaurant

De cette itinérance, il a gardé des souvenirs hauts en couleur… et un lot de galères. «On se retrouve souvent face à du matériel de fortune, forcé de faire du bricolage», lâche-t-il. Le grand classique? Les plombs qui sautent, dans des lieux qui ne sont pas conçus pour accueillir une cuisine professionnelle. «Je ne peux même pas dire le nombre de fois où j’ai entendu résonner Happy Birthday chanté par les clients, avides de retrouver la lumière», sourit-il.

Avec sa compagne Elisa Roland – qui fait partie intégrante de l’aventure –, Noé a finalement décidé d’ouvrir Vorace, un restaurant installé dans la maison où il a grandi à Gesves, en Wallonie. Difficile de trouver meilleur point d’ancrage.

Tartare de thon de ligne, jalapeños, saté de Chine chez Vorace. © Instagram / Vorace restaurant

«Je ne regrette pas ce parcours volage car il m’a permis de savoir ce que je voulais vraiment», explique-t-il. Et ce qu’il veut, il l’a désormais réuni: une salle restreinte de 16 à 18 couverts, une configuration qui lui permet de sortir de sa cuisine pour servir en salle et raconter ses plats, une cuisine ouverte sur la vue des environs. Pas de menus figés, mais une carte courte qu’il renouvelle tous les deux mois. Et surtout, une cave d’exception, «impossible à constituer dans des lieux éphémères». Son avis sur le nomadisme? Sans appel: «C’est génial comme initiation, mais c’est impossible de faire ça toute une vie.» Après avoir longtemps transporté ses fourneaux d’un endroit à l’autre, Noé Pellet a trouvé dans son village natal son port d’attache. Et la conviction qu’un lieu façonné à son image reste, au bout du compte, la meilleure manière de garder le feu sacré.

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