Food is the new fashion ou la tentation du « foodketing »
Les chefs seraient-ils plus en vue que les créateurs de mode ? Ce qui est sûr, c’est que jamais les griffes de luxe ne leur ont autant fait du pied. L’année 2015 risque de confirmer cette lame de fond.
Les temps sont durs, ce n’est un secret pour personne. Même sous couvert de concorde et de relations diplomatiques au beau fixe, la guerre économique fait rage dans les pays épargnés par la guerre. Malheur aux perdants et aux accros des « vieilles économies », la roue tourne. Certains marchés tirent cependant leur épingle du jeu, ainsi de ceux du haut de gamme et de la mode.
Les derniers chiffres? 330 millions de consommateurs et une croissance annuelle de 5 % à l’aune d’une perspective mondiale (1). Cette résistance n’est pas sans susciter l’envie. Elle s’explique, entre autres, par l’arrivée salutaire de pays émergents – Inde, Brésil et Chine – dont le pouvoir économique est en pleine expansion, boosté par les ventes en ligne. Comme par un coup de baguette magique, ces dernières ont réussi à relancer une énième fois la fièvre acheteuse. Ce n’est pas pour autant que tout est rose pour ces secteurs, désormais aux prises avec un autre problème, celui de la démocratisation. Quand tout le monde possède un sac monogrammé, c’est l’ADN même de la marque qui est mis en péril. Cette uniformisation au rouleau compresseur entraîne indissociablement une perte de prestige des grandes griffes. Il s’agit d’un revers pervers de la médaille qui vient sanctionner la santé de ces marchés de manière, il faut l’avouer, particulièrement retorse. « Le véritable challenge du luxe, c’est de conserver son exclusivité », clamait il y a peu François-Henri Pinault, PDG du groupe Kering dans Le Figaro (2).
Pour les ténors de ces secteurs, pas question, bien entendu, de rester les bras croisés. Ne rien faire reviendrait à mourir à petit feu. La solution envisagée ? Miser sur la transversalité. En clair, emprunter leur vitalité à d’autres univers pour engendrer de la valeur ajoutée. Cette stratégie concerne essentiellement deux champs de création dont l’aura est en constante progression. Le premier est, à n’en pas douter, l’art contemporain qui bénéficie d’un statut emblématique.
Longchamp, Louis Vuitton, Kenzo, Christian Dior… on ne compte plus les grands noms qui ont fait appel aux artistes pour s’offrir un lifting en bonne et due forme. Les temps forts de cette » botoxisation » express ? Le défilé Marc Jacobs à New York, en février 2013, sur fond de soleil artificiel, à savoir le fameux Weather Project d’Olafur Eliasson.
Mais également le défilé automne-hiver 14-15 d’Yves Saint Laurent. Pour l’occasion, Hedi Slimane, le styliste à la tête de la maison, a signé trente robes arty directement inspirées par l’artiste conceptuel américain John Baldessari. Le résultat ? Miraculeux, une magnifique opération de communication se produisant près de cinquante ans après que Saint Laurent himself se soit inspiré de Piet Mondrian pour sa collection de 1965. Rien de neuf donc ? Peut-être, si ce n’est l’intensification du phénomène qui aujourd’hui porte un nom : » artketing », mot valise résultant de la contraction d' »art » et » marketing ».
La tentation du Foodketing
Si « artketing » mériterait de faire son entrée au dictionnaire, on conseille aux linguistes de déjà plancher sur « foodketing » pour l’édition 2016. Généreux, on leur donne un coup de pouce pour la future définition, quelque chose comme « utiliser l’image positive de la gastronomie actuelle pour susciter une demande, une pulsion d’achat ». C’est que, certes l’art contemporain s’affiche indéniablement plein de ressources, mais que dire alors de la gastronomie, dont chaque jour qui passe confirme le statut de « religion du XXIe siècle » ? Les maîtres des fourneaux sont omniprésents. Adulés par les médias, ils soignent leur image d’enfants terribles à qui tout réussit. Lookés façon bad boys et tatoués de partout, les chefs en vogue font figure d’icônes, de dieux du stade. « Se nourrira-t-on un jour selon les codes couleurs établis par un gourou des plaisirs gustatifs ? », s’interrogeait en 2010 la plasticienne Martine Camillieri (3), reliant de façon inattendue stylistes et cuisiniers. Bien vu, la question prenant tout à coup une valeur prophétique : dans l’imaginaire contemporain, ces derniers sont bel et bien devenus des créateurs par excellence, statut qui leur a pourtant longtemps été refusé. A l’heure actuelle, ils sont perçus comme des artistes cotés ayant acquis un poids et une valeur inédite. Pour qualifier leur travail, ne parle-t-on pas, à la manière du tableau d’un artiste, de signature ? Une réalité qui transparaît à travers l’expression « plat signature » caractérisant une invention cristallisant tout à la fois le savoir-faire et la sensibilité d’un maître-coq. Dans le même esprit, impossible de ne pas évoquer les pâtissiers et chocolatiers, experts du travail au gramme près, qui distillent leurs « créations » à la faveur de « collections » saisonnières.
Entre la mode et la gastronomie, il ne s’agit pas seulement d’une histoire d’identité et de notoriété. Si la cuisine intéresse tant le luxe, c’est également parce qu’elle entretient un rapport différent aux individus. Avec elle, plus question de s’en tenir aux surfaces et au paraître, la nourriture a cette vertu d’agir dans les profondeurs du corps. En clair, elle s’ingère. Cela pourrait sembler un truisme, cela ne l’est pas. Il y a quelque chose de sacré, de magique, à pouvoir accéder au plus intime de chacun d’entre nous. Chaque bouchée d’un grand chef peut aujourd’hui se comprendre comme l’hostie d’un art de vivre consacré. Un art de vivre capable de réenchanter le monde et de générer à nouveau de l’exclusivité.
Un jambon Dior
» Vous savez tout ce qui concerne la bouffe m’intéresse ! Je connais beaucoup de recettes et, un jour, on ne sait jamais, je pourrais peut-être en avoir besoin. Qui sait ? Du jambon Dior, du rosbif Dior ? » (4) Ce n’est pas sans ironie qu’un certain Christian, célébrissime couturier, lançait cette phrase à un journaliste qui le questionnait sur ses centres d’intérêts. La déclaration ne manque pas de piquant quand on la rapproche du contexte actuel de produits dérivés qui n’est pas si éloigné de cette idée de « jambon griffé ».
Après une première phase lors de laquelle la gastronomie apparaissait aux marques comme une intéressante manière de diversifier leur portefeuille – on se souvient des Armani Caffè dispersés aux quatre coins du monde, d’Istanbul à Mexico mais également des tentatives de Roberto Cavalli et autres restaurants Dolce & Gabbana -, celles-ci l’envisagent maintenant pour sa capacité à créer une image totale. Comme l’expliquait Patrizio Bertelli, le patron de Prada, « La mode et le luxe doivent être capables d’activer l’intérêt du consommateur y compris à travers des secteurs collatéraux, qui sont tout aussi importants. A l’instar de la cuisine, qui est l’expression d’une nouvelle génération, qui aspire désormais au bien-être » (5). Joignant le geste à la parole, Patrizio Bertelli s’est offert La pasticceria Marchesi, une pâtisserie milanaise, fondée en 1824, qui appartient au patrimoine gastronomique et historique de la ville, notamment en raison de panettone réputés.
Le commentaire du PDG après achat ? Pour le moins laconique : « Marchesi est un symbole d’excellence dont nous allons respecter les fondamentaux, Prada se réjouit de cette acquisition réalisée en bonne entente avec la famille à la base de cette entreprise. »
Il reste que ce rachat, significatif d’un changement de paradigme dans la façon de communiquer, n’est pas passé inaperçu dans le landernau. D’autres marques ont elles aussi pressenti ce virage. Ainsi de Trussardi, qui a abordé le genre avec beaucoup de sérieux en signant un restaurant modèle récompensé par une étoile Michelin en 2013. On songe également à Nina Ricci qui, en 2013, collaborait avec Ladurée pour « composer une fragrance comme un macaron et un macaron comme un parfum ». Mais c’est sans doute Chanel qui a le plus rapidement sauté dans le train de ce nouvel engouement au travers du restaurant Beige, inauguré il y a dix ans dans le quartier de Ginza à Tokyo. Soit, un intrépide joint-venture avec Alain Ducasse témoignant de la pérennité – et donc de la pertinence – de ce type de projet.
Car une décennie plus tard, Beige a fêté son anniversaire par une création totalement inédite, emblématique de la dynamique positive de l’entreprise : Karl Lagerfeld a pensé et dessiné une bûche en forme de rouge à lèvres que le chef pâtissier Julien Kientzler a réalisée pour le restaurant nippon tout au long du mois de décembre dernier.
En Belgique, l’onde de choc de ce séisme se fait également sentir. Récemment, le chef Sergio Herman a créé le buzz en ouvrant The Jane, un restaurant logé dans une ancienne église désacralisée d’Anvers. Côté mode, des marques et boutiques se sont d’emblée positionnées dans les starting-blocks du projet en développant des gammes de vêtements pour le personnel – G-Star, Fashionclub 70 et March 23.
Soit une façon opportune de profiter de manière directe de la notoriété de ce cuisinier avant-gardiste. Last but not least, impossible de ne pas évoquer également la collaboration, en septembre dernier, entre le chocolatier Pierre Marcolini et Olympia Le-Tan,
dont les sacs et les minaudières se sont taillé une belle réputation sur la scène fashion, à travers une série de coffrets de chocolats et de macarons en édition limitée. « Des yeux et des bouches », c’est sous cet intitulé que les deux concepteurs ont rapproché leurs univers.
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(1) et (2) Cité dans « L’art valeur ajoutée du luxe », Beaux-Arts magazine, décembre 2014.
(3) et (4) Cité par Caroline Champion, dans « Tendance, mode et cuisine », Mode de recherche, 2010
(5) Cité par Dominique Muret, Fashionmag.com, 13 novembre 2014
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