La « libreta », le système d’approvisionnement universel

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D’un bout à l’autre de Cuba, chaque habitant sait qu’il y aura toujours quelque chose sur la table grâce à sa « libreta », carnet d’approvisionnement et emblème de l’égalitarisme communiste que Raul Castro a voulu supprimer avant de se raviser.

Derrière le projet avorté de mettre un terme à ce système d’approvisionnement universel, affleure le défi majeur du pays communiste: ouvrir l’économie sans sombrer dans le capitalisme. Un chemin prudemment ouvert par Raul Castro et qui devra être prolongé par son successeur.

En 1963, Cuba commence à sentir les effets du strict embargo américain et subit ses premières pénuries. Dans l’adversité, les révolutionnaires adoptent la « libreta », un carnet de rationnement subventionné pour tous les foyers de l’île.

Depuis lors, chaque famille cubaine reçoit tous les mois, et sans distinction, des produits alimentaires de première nécessité contre le dixième de leur valeur sur le marché noir.

L’Etat cubain dépense chaque année un milliard de dollars pour fournir le minimum vital à ses 11,2 millions d’habitants. En 2011, Raul Castro avait affiché son souhait de supprimer graduellement ce carnet, arguant notamment de son coût exorbitant. Mais depuis aucune mesure n’a été prise.

‘Tout le monde mange’

Esther Rodriguez et son époux cultivent des mangues et élèvent des porcs à El Caney, dans les montagnes de l' »Oriente », l’est cubain. L’Etat leur achète l’essentiel de leur production et une bonne année ne leur rapporte que quelque 125 dollars.

A 61 ans, Esther gère une « libreta » pour quatre personnes, mais elle n’a plus que deux bouches à nourrir depuis que ses enfants sont partis. Ce carnet « fut la meilleure mesure qu’ils ont prise, parce que tout le monde mange. S’ils l’enlèvent, il va y avoir des problèmes ».

Et la maintenir seulement pour les plus démunis « reviendrait à diviser le pays en deux (…) et Cuba est entière, c’est tout le monde ou rien », martèle-t-elle.

A Cayo Granma, village de pêcheurs de l’extrême est de Cuba où vivent 1.200 personnes, les clients de la « bodega » locale qui fournit les détenteurs du livret sortent avec des paniers chichement garnis.

L’un d’eux, Noel Santiesteban, professeur à la retraite de 65 ans qui se déplace en fauteuil roulant, affirme que la « libreta » offre « la garantie que tu vas avoir quelque chose à mettre sur la table, même si ce n’est pas grand chose ».

De fait, depuis plusieurs années, l’éventail des produits rétrécit d’année en année. Quelques oeufs, de l’huile, du riz, du sucre, des haricots rouges, du pain, du poulet et du café, rien de plus. Le tout permet au maximum de se nourrir pendant deux semaines. Auparavant, les dotations étaient supérieures et variées, et incluaient jusqu’à une portion généreuse de cigarettes.

M. Santiesteban reçoit l’équivalent de 12 dollars de pension chaque mois et souhaite que l’économie s’améliore pour que « la +libreta+ puisse disparaître ».

A l’évocation de cette perspective, il affirme qu’il se sentira « comme quand une vieille fiancée nous quitte: on ne voulait pas qu’elle parte, mais on est content qu’elle ne soit plus là ».

‘Oubliettes’

Luis Silva est l’humoriste le plus populaire de Cuba. A 39 ans, son personnage de Panfilo, un retraité débonnaire et railleur suivi chaque soir par des millions de téléspectateurs, a reçu la visite de l’ex-président américain Barack Obama en marge de son voyage officiel historique l’année dernière.

Dans un récent épisode de son feuilleton, Panfilo chantait: « Mettez la libreta au panthéon, elle a déjà rempli sa fonction! », déclenchant les rires du public.

« Les gens l’ont déjà un peu jetée aux oubliettes. Bien sûr on l’utilise toujours (…) mais je pense que personne ne peut vivre avec ce qu’ils donnent » dans ce carnet, explique-t-il à l’AFP.

« Il y a des gens qui ignorent la libreta, ils n’achètent rien avec », souligne encore l’humoriste, précisant que son foyer fait partie de ceux qui l’utilisent encore.

« C’est un système assez obsolète », constate l’économiste cubain Pavel Vidal. « Un fossile », reprend un autre économiste, Mauricio Miranda.

Pour M. Vidal, tant que l’économie et les salaires (moins de 30 dollars par mois en moyenne, ndlr) ne s’amélioreront pas, une grande partie de la population dépendra « de l’approvisionnement universel pour ne pas sombrer dans la misère ».

M. Miranda considère de son côté qu’il serait préférable de viser en priorité les plus nécessiteux. « Pour quel motif doit-on permettre à une personne ayant des revenus relativement élevés d’acheter quelques oeufs à bas prix? », s’interroge-t-il.

Mais Raul Castro a renoncé à assumer le coût politique d’une suppression. « La décision incombera à la prochaine génération de dirigeants cubains », dit M. Vidal.

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