La Turquie, nouveau fief de chefs étoilés
Les vins et la gastronomie turcs vivent une période faste, avec l’arrivée des étoiles Michelin. A Izmir, on a découvert la version primitive du muscat et discuté avec les chefs primés et le sommelier de l’année.
En quête d’une bonne raison de visiter Izmir, troisième ville de Turquie? En 2024, les restaurants de la région ont été inclus pour la première fois au Guide Michelin. De quoi se réjouir: sur seize restaurants classés, trois ont obtenu une étoile. Une fois sur le sol turc, notre première étape est Urla, à une heure de route de l’aéroport d’Izmir. On file alors chez OD Urla, le restaurant du chef Osman Sezener qui, en plus de son étoile «classique», a décroché une étoile verte. Rien d’étonnant au vu des vastes champs qui entourent les lieux et permettent au chef de cultiver ses propres légumes, herbes et fleurs.
Du champ à l’assiette
«Nous disposons de 75 hectares de terres agricoles, explique Osman Sezener. Nous avons aussi notre propre ferme dans les montagnes, un peu plus loin, où nous élevons des chèvres et des vaches. Nous utilisons leur lait pour fabriquer fromages et yaourts.» Le jardin du restaurant, rempli d’oliviers dont l’ombre décore les nappes blanches et apporte une fraîcheur bienvenue, se poursuit en une belle oliveraie, où est fabriquée l’huile d’olive. Bien sûr, la carte évolue au fil des récoltes: «La cueillette sauvage est une vieille tradition turque qui n’a jamais disparu. Au printemps, par exemple, nous cueillons des morilles et des légumes à feuilles sur les sommets.»
Dans l’assiette, ces ingrédients locaux forment des tableaux magnifiques: un peu de fromage frais avec de l’huile de feuille de figuier d’un vert éclatant, une fine tranche de bar cru farcie de chou-rave croquant et d’huile de bergamote fraîche. «Notre plus grand luxe est de nous trouver sur une péninsule bordée d’un côté par la mer Egée, plus froide, qui nous fournit des fruits de mer et des poissons d’une fraîcheur inégalable, et de l’autre par les montagnes, où l’on cultive des noix et des asperges et où l’on élève du bétail. Au milieu, se trouvent des champs baignés de soleil, où les olives mûrissent en été. Tous ces terroirs s’épanouissent à deux pas les uns des autres.»
Bien qu’il soit très satisfait de son étoile – «j’en rêvais déjà quand j’étais enfant et j’ai grandi dans le restaurant de mes parents» –, Osman Sezener ne pense pas qu’il cuisine mieux que la plupart des amateurs du pays. «Dans chaque maison, un chef est aux fourneaux, la culture culinaire est si riche et les ingrédients du marché sont si frais que l’on obtient toujours des mets délicieux.»
A l’écoute des agriculteurs
A peine 15 minutes de route plus loin, nous trouvons notre prochaine étoile. Vino Locale est un pionnier de la gastronomie à Urla, un restaurant intime de trente couverts. «Nous sommes les premiers à avoir eu l’idée d’un restaurant gastronomique à la campagne, dans un village qui ne disposait même pas de route asphaltée», relate le chef Ozan Kumbasar. «Personne n’a compris notre projet, ajoute Seray Kumbasar, la sommelière. On nous disait que les touristes ne viendraient jamais dans un endroit aussi reculé. Mais nous savions qu’une ville ne fait pas la qualité d’un restaurant. Il y a trois ans, nous avons donc tenté notre chance. Entre-temps, d’autres enseignes se sont installées dans la région, devenue un véritable pôle de la gastronomie.»
Le mois d’avril rappelle toujours à Ozan Kumbasar pourquoi il a quitté sa région natale le long de la mer Noire pour s’installer sous le soleil d’Urla, d’où est originaire sa compagne: lorsque le printemps bat son plein, les agriculteurs apportent leurs artichauts, asperges, fèves, pois et champignons dans sa cuisine. «Nous ne travaillons qu’avec des produits biologiques, explique Seray. Je me rends moi-même chez les agriculteurs pour m’assurer qu’ils n’utilisent pas de pesticides, et je prélève des échantillons pour faire analyser le sol. Nous payons la totalité de la récolte à l’avance, même si celle-ci est mauvaise. Je le fais pour nous, mais aussi pour eux. L’avenir est à l’agriculture durable, donc plus tôt ils passent à ce mode de travail, mieux ce sera pour leur avenir.»
La richesse du terroir
Seray fait preuve du même enthousiasme lorsqu’elle recherche des petits viticulteurs locaux. Son combat pour remettre à l’honneur des cépages turcs oubliés lui a valu le titre de sommelière de l’année, décerné pour la première fois en Turquie par Michelin. Pour illustrer son propos, elle nous fait déguster un muscat frais et acidulé. Si le muscat classique est connu dans le monde entier, peu de gens savent que sa variété primitive, le Bornova Misketi, est originaire d’Izmir.
C’est dans le vignoble d’Usca, après sa formation, que Seray a découvert par elle-même le processus de vinification, du raisin à la bouteille. Une expérience qui lui a donné encore plus de respect pour les viticulteurs téméraires qui ne s’intéressent pas aux cépages commerciaux comme le chardonnay ou la syrah (qui cartonnent en Turquie), mais qui cherchent à renouer avec les racines de la viticulture turque. «Les touristes sont surpris lorsqu’ils découvrent que ma carte est entièrement composée de vins d’ici, explique-t-elle. Ils ignorent souvent qu’il existe jusqu’à 1.200 cépages originaux. La Turquie a une riche histoire viticole, qui s’est brusquement interrompue après la chute de l’Empire ottoman.»
Une histoire mouvementée
Pour comprendre l’histoire viticole de la Turquie, il faut donc faire un saut dans le passé. Le grand «échange de populations» des années 20, quand le traité de Lausanne a mis fin à la guerre gréco-turque en 1923, a été un événement d’une importance capitale. Le traité stipulait que la population musulmane de Grèce devait déménager en Turquie et que les chrétiens grecs orthodoxes et arméniens de Turquie devaient déménager en Grèce. Au total, un million et demi de personnes, qui vivaient en Grèce et en Turquie depuis des générations, ont été déracinées. Au-delà du coût humain, cela a eu un impact majeur sur la viticulture. «Ce sont les communautés orthodoxes arméniennes et grecques qui étaient responsables de la production et du commerce du vin sous la domination ottomane», explique Sabiha Apaydın, sommelière inspirée et défenseuse internationalement reconnue des variétés historiques de vin turc, qui nous aide à mieux comprendre cette rupture de la tradition.
«Après les événements de 1923, les vignobles et les caves ont été laissés à l’abandon, explique-t-elle. La tradition séculaire et le savoir collectif en matière de vinification ont disparu d’un seul coup. Quand le nouveau dirigeant de la Turquie, Mustafa Kemal Atatürk a fait du pays une république laïque, il s’est efforcé de créer des domaines viticoles gérés par l’Etat et il a autorisé les entreprises à produire du vin. Pourtant, quelques années plus tard, il ne restait pratiquement plus de domaines de qualité. La quantité primait sur la qualité. Le grand public préférait boire du raki (un distillat épicé de résidus de raisin) et le vin était considéré comme un produit de qualité inférieure.»
Les choses ont changé dans les années 90, avec l’apparition de domaines viticoles «boutique» qui ont opté pour des cépages internationaux. Ils produisaient du vin «classique» comme les châteaux français et ont connu un grand succès.
Vers une nouvelle quête de sens
«Ces dernières décennies ont été rythmées par des évolutions passionnantes, ajoute Sabiha avec enthousiasme. Il existe aujourd’hui en Turquie une importante communauté viticole à l’esprit ouvert, qui s’intéresse de plus en plus aux cépages indigènes et aux vins plus légers et plus frais. Une évolution que je salue, car c’est le seul moyen de préserver notre histoire. Si vous voulez être reconnu comme un pays viticole, vous devez miser sur vos propres cépages, sinon vous n’avez pas d’identité.»
Ce sont ces vins authentiques que Seray Kumbasar recherche avec passion. «Chez Vino Locale, la carte change tous les mois: lorsque de nouveaux plats apparaissent au menu, j’adapte l’offre de vins. Cela me permet de travailler avec de très petites commandes, car je n’ai besoin que de quelques bouteilles pour couvrir le mois. Je peux ainsi donner un coup de pouce à des vignerons débutants dont la production est limitée.»
Seray voyage dans tout le pays. Il y a quelques jours, elle s’est rendue dans le village d’Öğündük, près de la frontière syrienne, où se trouve un minuscule domaine. «Le village abritait depuis 300 ans une communauté assyrienne qui a dû fuir en raison de la menace terroriste», rappelle-t-elle.
En 2018, l’un d’entre eux, M. Markus, est revenu pour faire revivre les vignobles de sa famille. Il cultive des variétés qui poussent dans cette région depuis des siècles, comme le Bılbızeki, le Karkuş, le Gavdoni et le Boğazkere. «Le fait que nous servions ses vins dans notre restaurant lui donne le courage de continuer. Lors des dernières vendanges, nous avons participé à la cueillette et avons cuisiné pour tous les volontaires. C’est pour soutenir un tel projet et nouer des liens si particuliers que je fais ce métier.»
Un plat apparaît sur notre table, qui exprime parfaitement la cuisine de Vino Locale et, par extension, l’ambitieuse gastronomie durable d’Izmir. Il s’agit de figues bardacık, une variété délicate qui ne pousse qu’à Izmir (et beaucoup moins sucrée que la figue classique), farcies de pastirma, une charcuterie turque composée de viande séchée vieillie dans une pâte d’ail, de fenugrec et de piments. Le goût est pur et raffiné. Seray nous propose un verre de Karasakız, l’un des plus anciens cépages de la région de Bayramiç. «Chez ce vigneron, les vieilles vignes ne poussent pas de manière ordonnée, mais s’enroulent autour des arbres qui donnent de l’ombre au vignoble. C’est un vin naturel, élégant, aux saveurs épicées, avec un soupçon de poivre noir et de fruits rouges sulfureux.» Emotions garanties.
Envie d’en juger par vous-mêmes? Découvrez notre guide des adresses gastronomiques d’Izmir
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