Le cidre prend du galon: « Parfait exemple de la valorisation d’un terroir et d’une agriculture respectueuse »

La mise en bouteilles de l'année en pleine nature, un moment sacré à la Cidrerie de Condroz © PHOTOS : ELISABETH DEBOURSE
Elisabeth Debourse Journaliste

Autrefois fruit défendu, la pomme est devenue un basique de la corbeille et se fraie désormais une place sur les zincs des bars. D’une cidrothèque à Schaerbeek à une petite fabrique artisanale du Condroz, retour sur l’ascension, toujours fragile, d’un cidre résolument contemporain.

La pluie battante n’aura donc pas eu raison de leur curiosité. Les nouvelles venues s’approchent du comptoir, deux pas en avant, un pas en arrière. « Je pense que je n’aime pas vraiment le cidre, à la base. J’ai en tête une boisson sucrée, très pétillante », avoue l’une d’elles en s’ébrouant. C’est la première fois que ces deux Schaerbeekoises mettent les pieds dans la cidrothèque de Joran – elles ne peuvent pas savoir. Que le bar abrite des dizaines de références et que ce Breton, installé à Bruxelles, a dans sa cave des cidres fumés, tanniques, acides, coriaces, veloutés: tout, plutôt que la bolée de son enfance.

Pourtant, pour cet ingénieur débarqué à Charleroi à 24 ans, tout a bel et bien commencé autour d’une plâtrée de crêpes. A l’époque, Joran habite déjà Schaerbeek, va au travail en traînant les pieds et a fait des bars Le Barboteur et le 1030 Café une extension de son salon. « Je crois que j’en avais ras-le-bol des multinationales en général, et de la mienne en particulier. Après une semaine vraiment compliquée, j’ai dit en blaguant que j’allais tout plaquer pour faire des crêpes. On m’a pris au mot. » Le « brunch breton » est né, même si Joran sait à peine faire voler une galette. Et puisqu’il s’agit d’aller au bout du défi, il se met en quête de véritable cidre breton dans la capitale belge. Finalement, c’est son producteur local, à Plouay, qui l’initie. « Et là, le franc tombe: je me rends compte qu’il existe différentes variétés de pommes, et donc forcément de cidres. A partir de ce moment, ça a été un vrai travail d’enquête : je suis parti sur la route à la rencontre de producteurs, chacun me menant à un autre. » De Quimper à Gijón, Joran appréhende le minuscule monde du cidre, qui se concentre toujours autour de ses régions historiques: les Asturies et le Pays basque, la Bretagne et la Normandie, et le Royaume-Uni. Ce qu’il y découvre achève de le convaincre: sa reconversion passera par un bar à crêpes à Schaerbeek, toujours plus resserré autour de la dégustation de cette boisson de terroir.

Le cidre prend du galon:
© ELISABETH DEBOURSE
Le cidre est le parfait exemple de la valorisation d’un terroir et d’une agriculture qui se veut respectueuse.

L’oeuvre du temps

« Partout où il y a de la pomme, il y a du cidre. Parce que dès qu’il y a du sucre, l’humain veut le transformer en alcool », improvise Joran accoudé à son zinc – en réalité, une longue tranche de bois brut. Trop obnubilés par la bière et le vin peut-être, les Belges ont pourtant longtemps eu une relation distante avec cette boisson à base de pommes, alors même que leurs étals sont remplis de ce fruit qui pousse localement. Ailleurs aussi, ce breuvage simple de paysans n’a pas toujours eu bonne presse. Mais, en 2017, c’est pourtant à lui qu’on doit l’augmentation de la consommation d’alcool mondiale, selon l’analyste du marché IWSR. La tendance s’installe en Occident, et même en Afrique et au Moyen-Orient, qui vivent leur « momentum cidre ».

A Havelange, la cidrerie côtoie un atelier de teinture végétale, deux projets de maraîchage et un élevage de coucous de Malines au sein de la ferme de Froidefontaine.
A Havelange, la cidrerie côtoie un atelier de teinture végétale, deux projets de maraîchage et un élevage de coucous de Malines au sein de la ferme de Froidefontaine.© ELISABETH DEBOURSE
Le cidre prend du galon:
© PHOTOS : ELISABETH DEBOURSE

Caractère « artisanal », complexité des saveurs, qualité et transformation simple: chez nous, on l’aime toujours plus « nature » et engagé. « On vit clairement un retour de l’amour pour le bon produit. Et le cidre est le parfait exemple de la valorisation d’un terroir et d’une agriculture qui se veut respectueuse », théorise Adrien Pestiaux. Le nez rougi par l’air frais du mois de mars, le jeune cidrier de 25 ans fait face à des centaines de bouteilles empilées dans des cageots, prêtes à être étiquetées. Ce sommelier de formation a rejoint la Cidrerie du Condroz, il y a un an et demi, et l’excitation d’être dans cette grange où rien ne se perd, tout se transforme, continue de briller dans ses yeux. Tout cela, il le répète, c’est grâce à Roger Divan, artisan sexagénaire de la région et fondateur de l’affaire en 2012. « Roger, c’est le pilier, l’âme de la cidrerie. On s’est rencontrés alors que je faisais du woofing à la ferme de Froidefontaine. On parlait énormément, on faisait des apéros à rallonge. Un jour, on a décidé d’allier nos expériences respectives. » Le duo, depuis rejoint par Simon, est rassemblé autour de valeurs fortes: la préservation de la biodiversité locale et la valorisation de la pomme wallonne.

L'aventure du cidre de Roger Divan a commencé lorsqu'il a remis en état un pressoir à jus de pomme traditionnel.
L’aventure du cidre de Roger Divan a commencé lorsqu’il a remis en état un pressoir à jus de pomme traditionnel.© ELISABETH DEBOURSE

« De toute façon, on n’a pas de pommes à cidre, ici », rigole le troisième larron, 25 ans lui aussi et ingénieur. A défaut de petites pommes acides, qui donnent leur saveur si particulière aux jus français et anglais, on transforme ici des pommes à couteau – de bonnes vieilles pommes de table non traitées. Elles sont récoltées lorsqu’elles tombent des hautes tiges de pommiers condrusiens de variétés ancestrales. « On a alors le niveau de maturité et le taux de sucre idéal, une couleur intense et une persistance aromatique », explique Adrien. Le liquide est d’un jaune intense, parfumé, et naturellement pétillant, grâce à une seconde fermentation en bouteille de cinq mois. Le secret? « De bons fruits et le respect du temps. Avec ça, on a très rarement de mauvaises surprises ».

Une passion précaire

La « mauvaise surprise » vient peut-être du chèque à la fin du mois, un poids plume. Personne, à la Cidrerie du Condroz, n’est rémunéré à la hauteur de son travail, si ce n’est les producteurs de pommes. Chez Joran, on paie entre 6 et 29 euros sa bouteille, et entre 4 et 7 euros le verre de cidre. Des prix qui s’approchent de ceux du vin, alors que les consommateurs n’ont pas encore achevé leur éducation cidricole. « Et encore, je me bats pour garder des prix accessibles », fait savoir le patron du bar. Aujourd’hui, pour survivre, la Cidrerie du Condroz doit quant à elle s’efforcer de produire davantage, « parce que le prix du cidre n’est pas justement valorisé, d’autant plus quand on le produit tel qu’on le fait. Quand on a un cidre à 7,50 euros la bouteille, objectivement, ça ne couvre pas les dix mois de travail qu’il y a derrière, assure Adrien Pestiaux. Le but de la cidrerie, c’est aussi de montrer qu’une démarche dans le respect de la nature justifie un prix juste. »

Le cidre prend du galon:
© ELISABETH DEBOURSE

Celui d’un travail de longue haleine donc, artisanal, encore entièrement fait à la main, pour une fermentation fragile et des assemblages parfois hasardeux. « La Belgique n’étant pas une terre cidricole comme peut l’être la Normandie, on a moins d’informations à ce sujet – d’autant qu’on n’a tout simplement pas les mêmes pommes », décrypte le jeune cidrier. Alors, chaque année donne lieu à ses petites expérimentations de cuvées en mono-variété, afin d’observer et documenter comment se comporte chaque type de pomme wallonne. » Car pour Roger, Adrien et Simon, pas question de produire un cidre anonyme. « On veut que son goût soit le reflet d’une philosophie de travail, un produit qui ait une identité. » Et en matière de terroir, ce n’est pas le Royaume-Uni ou l’Espagne qui les inspirent aujourd’hui, mais bien la Belgique. « On ouvre notre porte à tous ceux qui veulent produire du cidre, parce qu’on est convaincu que plus il y aura d’acteurs sur le marché, plus on sera fort, mieux on pourra travailler sur l’image et l’identité du cidre belge. On ne le voit pas du tout comme une concurrence. »

Sur un marché où l'étiquette compte autant que le contenu de la bouteille, les néo-cidriers s'adaptent.
Sur un marché où l’étiquette compte autant que le contenu de la bouteille, les néo-cidriers s’adaptent.© SDP

D’autant que mieux vaut se serrer les coudes, au vu des dernières récoltes. 2019 a été catastrophique, entre gelées tardives violentes, stress hydrique et un manque de pollinisateurs. « On est les premiers spectateurs du changement climatique. Dans dix ans, on ne sait même pas si nos arbres seront toujours là », lâchent les deux jeunes cidriers. Leur doux idéal de retour à la tradition contré par le climat contemporain? Adrien et Simon ne sont pas si fatalistes: « On veut replanter des vergers, comme il y en avait avant la guerre et qu’ils soient arrachés pour être remplacés par des monocultures. On a failli y perdre notre patrimoine pommier wallon. C’est aussi pour cela que produire du cidre fait sens. »

La conquête de l’Amérique

Prohibition mise à part, on a toujours vu les candidats américains une chope de cidre à la main. Quoi de mieux que cette boisson rurale pour se montrer proche du peuple? Car ce dernier presse et fermente la pomme d’une côte à l’autre depuis toujours. Et pourtant, son âge d’or, le cidre américain ne le vit qu’aujourd’hui. Populaire, mais pas hype, familial et accessible, il lui a fallu attendre l’avènement d’une génération de Millennials assoiffés pour connaître son industrialisation, mais aussi ses plus fines sélections. Du « Golden state » à la « Grosse pomme », les petites cidreries « craft » ouvrent sur le modèle des brasseries artisanales -taproom comprise- sans pour autant en devenir un substitut, et suivent la voie du vin nature avec l’appellation informelle « farm cider ». Bien qu’il ne propose que des cuvées européennes, cohérence écologique oblige, le patron de la cidrothèque schaerbeekoise Joran en est persuadé: « Aujourd’hui, ce sont les Américains qui redynamisent le cidre. » Donald Trump ou Joe Biden savent ce qu’il leur reste à faire.

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