Le « ragoût perpétuel », ce mode de cuisson ancestral qui a conquis la Gen Z

Le ragoût ou marmitte perpétuel(le), est une méthode de cuisson collaborative, non coordonnée et savoureuse.
L’histoire commence avec une capture d’écran d’un article Wikipédia intitulé « ragoût perpétuel ». « J’ai toujours voulu le faire, cette fois je me lance… Je vais le faire mijoter pendant au moins une semaine », annonce Annie Rauwerda face caméra, avant d’inviter : « Venez, apportez un ingrédient, ajoutez-le à la marmite ! »
Finalement, le ragoût aura bouillonné pendant deux mois. Annie Rauwerda, écrivaine et influenceuse sur les réseaux sociaux, a chroniqué son évolution sur TikTok, engrangeant au passage des millions de vues. (Ravi de cette publicité inespérée, le fabricant Crock-Pot lui a même proposé de lui envoyer davantage de ses produits.) Elle a organisé des rencontres autour de la casserole dans un parc de Brooklyn, où de jeunes participants sont venus avec divers légumes, herbes et épices, ainsi que des prospectus.
Le principe du ragoût perpétuel, également appelé « soupe éternelle », est inscrit dans son nom même : la cuisson ne s’arrête jamais, les ingrédients étant renouvelés au fur et à mesure. Le risque d’intoxication alimentaire est limité en veillant à ce que le mélange soit toujours porté à haute température avant d’être servi : la plupart des bactéries nocives meurent dès que la chaleur atteint 74 °C. Annie Rauwerda affirme qu’aucune personne n’est tombée malade pendant ses 60 jours d’expérimentation.
Les réseaux sociaux ont relancé l’intérêt pour ce type de plat, à la fois économique et savoureux. En 2020, une recette d’Alison Roman, célèbre autrice culinaire, proposant un ragoût à base de pois chiches et de lait de coco, est devenue virale sous le hashtag #thestew (« le ragoût » dans sa version définitive). Traditionnellement considéré comme un plat hivernal nourrissant et réconfortant, le ragoût se décline aussi en version estivale : une simple recherche « summer stew » (« ragoût d’été ») en ligne permet de trouver des dizaines de recettes.
Le ragoût possède une longue tradition culinaire. Dans l’Europe médiévale, les paysans préparaient du pottage (plus épais et consistant) ou un pot-au-feu (une soupe plus liquide), en y incorporant ce qu’ils pouvaient se permettre et ce que les saisons offraient. Ce plat était consommé toute l’année. Selon l’historienne Lucy Worsley, 76 % des apports caloriques d’un travailleur médiéval provenaient du pain et du pottage.
Certains ragoûts perpétuels ont acquis une renommée historique. En France, une soupe aurait mijoté sans interruption du XVe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. La guerre aurait également mis fin à un oden (bouillon à base de galettes de poisson) servi chez Otafuku, un restaurant de Tokyo ouvert en 1916 ; une version héritière, toujours en activité, a été relancée en 1945.
Chez Wattana Panich, un restaurant de Bangkok, une soupe de nouilles au bœuf mijote depuis un demi-siècle dans une immense marmite de 1,5 mètre de large et 75 centimètres de profondeur. Chaque jour, son propriétaire, Nattapong Kaweeantawong, y ajoute près de 70 kg de bœuf, sans jamais cesser de remuer cette concoction concentrée d’herbes, d’épices et de racines. Ce bouillon attire autant l’attention que les papilles : une vidéo réalisée par Winela World, un influenceur voyage, a accumulé près d’un demi-million de likes sur TikTok.
Au-delà de l’effet de curiosité, deux raisons expliquent l’attrait pour ces soupes interminables. D’abord, le goût. Une soupe classique peut être fade et aqueuse, mais une cuisson continue développe des saveurs profondes et complexes. Les critiques du ragoût de Wattana Panich le décrivent comme une sauce épaisse, à la fois « irrésistible » et « une explosion de saveurs ».
Ensuite, il y a l’aspect convivial. Autrefois, le pottage mijotait dans un chaudron suspendu au-dessus du foyer, généralement dans la pièce principale de la maison, symbole du rôle central de l’alimentation dans le rassemblement des familles et des amis. Au XVIIe siècle, le poète français Paul Scarron écrivait que le pottage « nourrit nos corps, et encore plus nos âmes ».
Dans un XXIe siècle marqué par l’individualisme, partager un repas avec ses voisins semble de plus en plus rare. Pourtant, Annie Rauwerda a constaté que ses pairs de la génération Z s’enthousiasmaient pour l’aspect social et collaboratif du ragoût perpétuel. « Il y avait des habitués qui venaient chaque semaine, les plus assidus, et restaient jusqu’à la fin », raconte-t-elle ; deux d’entre eux sont même en couple aujourd’hui. Lorsque la marmite s’est finalement vidée, elle estime avoir nourri environ 100 personnes. Et elles en redemandent. Comme l’a commenté un utilisateur sur TikTok : « Alors, c’est pour quand la prochaine réunion du stew crew ? »
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