Les derniers artisans: rencontre avec des bouchers et éleveurs d’exception

Wendy Pirson eleveuse
Wendy Pirson © ANTHONY FLORIO
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

A Bruxelles, Mürringen ou Sugny, on trouve encore des bouchers et des éleveurs d’exception qui se dévouent corps et âme à la viande. Sans naïveté, ni cynisme, ces résistants à l’uniformisation industrielle méritent le respect.

Wendy Pirson, l’agneau est dans le pré

C’est dans les années 60 que les grands-parents de Wendy Pirson sont venus s’installer au bout de la Belgique. A l’époque, il était question de peupler Sugny, petit village à deux pas de la France. Généreux en pâturages, le paysage vallonné révèle un bâtiment érigé en «L» sur la base d’un modèle danois. Il s’agit de la Ferme des Crutins, une exploitation certifiée bio dont l’éleveuse de 33 ans tient les rênes seule – son mari travaille pour sa part à Fedasil. Chapeau de cow-girl vissé sur la tête et tee-shirt fuchsia, c’est un caractère bien trempé qui désigne du doigt la limite des terres sur lesquelles paît un troupeau de 300 brebis Noire du Velay qui agnellent en extérieur sans intervention humaine. «Ce sont des moutons de montagne, ils sont sociaux et amicaux», précise celle qui a eu la révélation des agneaux lors d’un séjour en Oregon. A la disposition de ces ovins au profil rustique, pas moins de 80 hectares – 65 en Belgique et 15 en France, une surface unique favorisant l’épanouissement du cheptel et la qualité de la viande – broutés selon un système de parcelles de 50 ares. Vous avez dit écosystème? «L’idée est de pratiquer ce qu’on appelle le «pâturage tournant» sur les différents périmètres. Dans mon cas, cela permet de favoriser la repousse de l’herbe pendant 24 jours et donc de ne pas puiser dans les racines. L’avantage est entre autres d’éviter les traitements vétérinaires», explique cette trentenaire qui a appris cette technique vertueuse – l’élevage herbager contribue au stockage du carbone dans les sols – lors d’un stage en Seine-et-Marne. La vie en plein air que mènent les animaux de Wendy Pirson – «je survis grâce à eux, il est normal que je leur donne la meilleure existence possible» – est très différente de celle des agneaux de bergerie, où les normes sont de deux agneaux par m2. Le détail n’est pas sans incidence gustative, du moins si l’on en croit les bouchers artisanaux. «On a déjà comparé mes bêtes à des agneaux de pré salé lors de tests à l’aveugle», commente l’intéressée qui travaille en direct avec les particuliers par le biais de colis de 8-9 kilos (il faut compter environ 20 euros le kilo…). Bien sûr, l’alimentation y est pour quelque chose. A la Ferme des Crutins, brebis et agneaux ne sont nourris que d’herbe, de foin et d’ensilage (mélange d’une douzaine de trèfles, chicorées et autres plantains) produits sur place.

Geert Vermeire, cheval de bataille

Geert Vermeire
Geert Vermeire © ANTHONY FLORIO

«Le bœuf est devenu tellement cher que de plus en plus de consommateurs se tournent vers le cheval», annonce Geert Vermeire, qui prédit une explosion de la demande. Le boucher est formel: de nombreux habitants du centre de Bruxelles font, une fois par semaine, le déplacement jusqu’à Ganshoren pour se fournir chez lui. Le dernier boucher chevalin de la capitale écoule quelque 800 kilos, de la cuisse arrière, par semaine. Nul opportunisme chez l’intéressé, le cheval est dans son cas une tradition familiale. Son père déjà, Erland Vermeire, avait lancé en 1968 une boucherie, exclusivement chevaline quant à elle, installée à deux pas de la rue de Flandre. Dès 8 ans, le jeune Geert aide le paternel et se fait de l’argent de poche en vendant des boulettes dans la cour de récréation. Après un apprentissage, il ouvre sa propre boutique en 1997. Impossible pour lui de faire l’impasse sur le cheval, même si à l’époque la popularité de cette viande est au plus bas. Pourtant «la viande de cheval est la plus contrôlée qui soit. A l’âge de 1 an, on leur met une puce. Sans cela, il est impossible de vendre l’animal dans la chaîne alimentaire. C’est aussi la meilleure viande au monde, sans cholestérol… le problème c’est que beaucoup ont une barrière psychologique alors qu’en soi, il n’y a pas de différence avec une vache», prêche ce géant de 2,08 m convaincu de la nécessité de varier nos approvisionnements carnivores. Les équidés en question sont des animaux de réforme, venus d’Allemagne, d’Angleterre et de Belgique, qui la plupart du temps ont vécu dans un manège où ils ont été bien traités. Travailleur acharné, Geert Vermeire est à pied d’œuvre tous les jours de 4 à 22 heures, avec une interruption entre 18 et 20 heures pour le dîner avec sa femme et ses enfants. «C’est mon magasin mais c’est aussi mon living, je passe plus de temps ici qu’à la maison», plaisante celui qui contre toute attente avoue aller manger chez Humus x Hortense, le restaurant exclusivement végétal de Nicolas Decloedt. Fasciné par la création, Geert Vermeire est un as de la charcuterie, une condition sine qua non pour valoriser l’entièreté des animaux travaillés. Outre ses saucisses sèches ultraprisées et son filet d’Anvers de cheval, il a imaginé, en compagnie entre autres du chef Christophe Hardiquest et du brasseur Jean Van Roy, une stupéfiante noix de jambon artisanale, soit de la cuisse de porc PQA marinée avec de la gueuze et des herbes aromatiques qui est ensuite fumée et mise à sécher pendant un minimum de 2 mois à la brasserie Cantillon.

27, rue François Beeckmans, à 1083 Bruxelles. Facebook: G. Vermeire

Lothar Vilz, éleveur sentimental

Lothar Vilz
Lothar Vilz © ANTHONY FLORIO

A l’étage de la maison qu’occupent Lothar et Cathy Vilz, un couloir mène aux chambres. Un couloir? Plutôt une… galerie de portraits. Des photos de famille? Nullement. Lothar a aligné les clichés de vaches limousines notoires. On peut y voir entre autres le célèbre éleveur Michel Camus, en compagnie de Violette 2, immortalisés par Yann Arthus Bertrand – l’hérédité du mythique animal plane sur l’élevage de Lothar. Dans la salle à manger, le couple a affiché des images plus intimes de son mariage. Le duo se tient la main dans un pré. A côté d’eux? Un troupeau de limousines danoises. Ce n’est pas trop de dire que Lothar Vilz est tombé amoureux, c’est lui qui utilise le mot, de cette race bovine. L’éleveur éprouve une véritable fascination pour ces vaches dont il scrute attentivement «la longueur de poitrine, la tête courte, la finesse de hanche, le cuir noble… la lumière». Sa quête, c’est la «rusticité» de la race, un exercice nécessitant de «regarder quarante ans dans le passé et de se projeter vingt années vers le futur». Pour l’atteindre, Vilz cultive une certitude qu’il répète à l’envi: «La biodiversité nous ramène à l’essentiel.» Pour lui, la variété des espèces est le critère à respecter pour se mettre à l’unisson de la planète. Ce passionné, qui a eu sa première vache à 9 ans, possède des classeurs retraçant des lignées de bovins qu’il compulse sans cesse. Dans la foulée, il a également créé un patrimoine ADN de la race Limousine, en version pur-sang, unique au monde. Son projet d’«élevage durable de race Limousine en agroécologie», «un projet d’amour, pas de chiffres», l’hypersensible Lothar Vilz le mène du côté de Mürringen, dans la partie germanophone du pays. Si l’on dit des ruminants qu’ils valorisent le paysage, alors, en Belgique, ils ne le font nulle part ailleurs aussi bien que sur les prairies de l’intéressé qui ont été certifiées «à haute valeur biologique et patrimoniale» par l’ASBL Natagriwal. Il s’agit là d’une rareté à l’échelle mondiale qui est le fruit d’un travail acharné d’ensemencement – ses prés de fauche recèlent plus d’une soixantaine d’espèces de plantes, dont la très rare grande pimprenelle. On ne se surprendra donc pas d’apprendre que l’éleveur est sollicité par les chefs les plus renommés du pays – de Sang Hoon Degeimbre (L’Air du Temps) à Thomas Troupin (Toma), le talent avec qui tout a commencé, en passant par Grégoire Gillard (Barge) ou Clément Petitjean (La Grappe d’Or) – qui vénèrent cette viande à fibres fines, exceptionnellement riche en acides Oméga-3, Oméga-6 et antioxydants.

Bjorn Boonen, enfance de lard

Bjorn Boonen
Bjorn Boonen © ANTHONY FLORIO

Limbourgeois né en 1977, Bjorn Boonen n’a pas eu un parcours rectiligne. S’il se revendique «boucher honnête et artisanal convaincu par l’élevage extensif», ce n’est pas parce qu’un paternel a exploré cette voie avant lui. Comme il aime à le dire, il a «initié sa propre tradition depuis 2018», celle d’une boucherie certifiée plein air, à notre connaissance la seule en Belgique. «La grande difficulté de mon projet a été de trouver des éleveurs à la hauteur de la qualité de viande que je voulais», fait-il remarquer. Pourtant, la Belgique ne manque pas de fermes biologiques. Sur ce point, le boucher est sans appel: «Je ne suis pas convaincu par le bio, trop souvent il s’agit d’élevages intensifs pour lesquels la certification est une façon de vendre plus facilement et à meilleur prix… il reste que la qualité de la viande ne correspond pas à mes attentes.» Résultat des courses, Bjorn Boonen glane jusqu’ici son bœuf Black Angus auprès d’un éleveur irlandais, John Tait. «Il s’agit d’une qualité de viande qui va à contre-courant des modes, elle n’est pas marbrée parce que les vaches sont nourries exclusivement à l’herbe et pas engraissées aux sucres et aux céréales comme c’est trop souvent le cas.» Cela dit, en ce moment il est sur une piste bovine belge «élevée 100% dans un parc naturel». La volaille? «Elle vient de France, je ne suis pas encore tombé sur la perle rare chez nous», confie-t-il. La situation géographique de la boucherie Spek & Boonen, en plein dans le quartier populaire des Marolles, le pousse à un équilibre fécond entre qualité et prix. Hors de question de proposer du bœuf de Kobe déconnecté de la réalité économique de la majorité des ménages. La force de cet artisan réside aussi dans le fait qu’il pose un regard neuf sur le secteur de la viande. Logique pour quelqu’un qui se destinait à l’art – il a étudié la pratique vidéo à Anvers (SisA) en compagnie de Matthias Schoenaerts. «J’ai finalement laissé tomber, je trouvais que cela nécessitait trop de matériel. Je me suis alors tourné vers la cuisine, une passion que j’avais depuis l’enfance. Par la suite, c’est la volonté de maîtriser la viande que l’on me fournissait qui m’a mené à étudier la boucherie», détaille Bjorn. Aujourd’hui, ce goût de la cuisine lui permet de signer une gamme charcutière de premier choix qui s’étend d’un jambon cuit prisé à un pastrami à tomber, en passant par le lard, la coppa, les pâtés et autres rillettes maison.

155 rue Blaes, à 1000 Bruxelles, spek-boonen.business.site

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