Peeter Pihel, buzz culinaire venu d’Estonie

© Jean-Pierre Gabriel

Depuis le XVIe siècle, Pädaste Manor est un havre de paix sur la mer Baltique. Devenu un hôtel de charme au milieu des années 90, il est aujourd’hui synonyme de luxe et de volupté. Il abrite aussi le meilleur restaurant d’Estonie, avec aux fourneaux le chef Peeter Pihel.

À l’aéroport de Tallinn, le jeune préposé à l’agence de location de voitures explique que certains services ne sont pas assurés dans son pays.  » Vous comprenez, nous sommes à peine plus d’un million d’habitants.  »

Pour être tout à fait exact, l’Estonie, bordée par la mer Baltique, ne compte que quelque 1 350 000 habitants pour une superficie d’environ 45 000 km2, ce qui en fait un des États les moins peuplés d’Europe. Elle a deux frontières, l’une avec la Lituanie, l’autre avec la Russie et, surtout, compte 3 794 km de côtes sur la mer Baltique. On y dénombre 1 400 lacs et 1 500 îles, du simple rocher à Saaremaa, la plus vaste, qui avec ses 2 714 km² est aussi la partie la plus avancée dans les eaux de la Baltique.

Depuis Tallinn, on atteint Saaremaa en ferry. La traversée dure 25 minutes et il faut ensuite franchir la quinzaine de kilomètres de la route nationale 10 qui traverse l’île voisine de Muhu. C’est à Muhu, petit paradis de 198 km2 qu’on trouve, dans une crique esseulée, le site de Pädaste.

Chaque saison, des premiers verts du printemps à la neige abondante de l’hiver, est ici de toute beauté. L’automne offre une incroyable palette de couleurs alors que les nuages semblent accrochés juste au-dessus des têtes. Par ciel clair, la nuit, elle, scintille de millions d’étoiles.

Pädaste Manor, dont les origines remontent au XVIe siècle, s’est mué en un hôtel de charme en 1997. Il abrite aussi un restaurant gastronomique, baptisé Alexander, et un spa. Le projet est né d’une rencontre improbable. D’un côté, Martin Breuer, homme d’affaires néerlandais, visionnaire et passionné par l’art de vivre. De l’autre Imre Sooäär, un Estonien émigré à Toronto, à la fin du régime soviétique, touche-à-tout, à la fois compositeur de musique, pilote d’avion, businessman et membre du Parlement estonien.

 » Lorsque son pays a accédé à l’indépendance, confie Martin, Imre m’a invité à le découvrir pour quelques jours. Notre périple a abouti ici. Nous avons pique-niqué au bord de l’eau. C’était magnifique, mais l’endroit était ravagé.  » Quelques années plus tard, en 1995, Imre, qui possède alors une maison de production artistique au Canada, apprend que le domaine est mis en vente :  » J’ai tout de suite appelé Martin pour lui demander d’être mon partenaire, afin de créer cet hôtel de luxe, un cocon de raffinement unique dans un lieu hors du commun.  »

Martin et Imre entreprennent les travaux pas à pas. Ils remettent d’abord le parc en état avant d’ouvrir quelques chambres, un restaurant et un spa dans une partie des anciennes dépendances. Mais dès le départ, ils se fixent un objectif inspiré par le terroir.  » Il était clair pour nous que la nature, la culture et les traditions de l’île devraient jouer un rôle important, tant pour la gastronomie que pour l’espace bien-être, souligne Martin. C’est ainsi que nous sommes devenus des pionniers de ce qui a été appelé la nouvelle cuisine estonienne. Nous sommes allés à contre-courant. Alors qu’en Estonie, l’ouverture au monde née de l’indépendance plaidait pour un exotisme qui avait tant manqué durant la période soviétique, nous prônions le respect des saisons, des produits et des producteurs du coin. « 

Au milieu des années 90, l’approche relevait de l’utopie : le tissu rural était quasi totalement détruit, il y avait très peu de variétés disponibles et les denrées étaient standardisées.  » Fort heureusement, nous pouvons à nouveau proposer de la bière de Muhu brassée maison, ce qui était interdit jusqu’ici. Nous servons aussi des oeufs de ferme, ceux avec un jaune intense, bien que ce soit encore semi-illégal. Nous devons faire face aux règles d’hygiène dictées par l’industrie…  »

Ce parti pris est magistralement interprété par le chef Peeter Pihel. Il s’est constitué un réseau de fournisseurs locaux – comme son ramasseur de champignons qui les lui livre frais ou séchés – et il peut aussi s’appuyer sur une filière de fermiers bio. Une démarche qui fait bien entendu penser à celle de René Redzepi (Noma, à Copenhague), chef de file de la nouvelle cuisine scandinave.

 » Début 2009, poursuit Martin, Peeter, Imre et moi, avons entrepris une expédition de dix jours sur la Baltique avec pour champ d’investigation la cuisine des îles : nous sommes passés par Åland, un archipel entre la Finlande et la Suède, Bornholm et Zealand, au Danemark, ainsi que Gotland et Öland, en Suède. Dans chacune d’elles, nous nous sommes concentrés sur un restaurateur qui a à coeur de cuisiner localement. Muhu et Saareema ont toujours été plus proches des autres îles de la Baltique que du continent. « 

Ayant glané de nombreuses informations sur les techniques culinaires et de conservation des aliments en hiver, les trois hommes, convaincus de la justesse de leur propos, s’attachent alors à accroître leur réseau de fournisseurs, valoriser la flore sauvage, développer une production de fruits et de légumes sur le site même de Pädaste Manor. C’est notamment pour ces deux dernières raisons qu’a été engagée Anna-Lisa Piiroja.

Diplômée de l’école supérieure d’horticulture, elle assume à la fois l’entretien paysager du parc, les cultures au potager et dans les serres, et les récoltes sauvages, en ce compris les algues. Peeter les utilise dans ses recettes sous la forme de cendre pour aromatiser les crackers de l’apéritif, par exemple.  » Ses demandes sont souvent spécifiques, pointe l’experte. Pour l’achillée, il souhaite de toutes jeunes feuilles. Il aime les fleurs, comme celle de la bourrache qu’il accommode jusqu’aux premières gelées. Il apprécie aussi les cynorhodons, les fruits de l’églantier, qu’on trouve partout dans nos campagnes.  »

La trentaine à peine entamée, Peeter a été sacré meilleur cuisinier d’Estonie. Sa signature repose à l’évidence sur la saison. Elle intègre des produits frais, souvent prélevés dans l’instant au jardin ou dans la nature. Ce qui n’empêche pas le chef d’employer tout au long de l’année des ingrédients qu’il a lui-même mis en conserve, comme les jeunes pousses de thuya ou d’épicéa, les fruits de l’épine-vinette, les fleurs de pissenlit tout comme des petites pommes sauvages et acides.

Parmi les moyens de conservation prisés par Peeter, la classique marinade scandinave, dite 1/2/3 (1 volume de sucre, 2 de vinaigre et 3 d’eau), est le plus courant, mais il recourt aussi aux sirops de sucre et à la vodka. Les techniques de séchage, elles, sont mises en oeuvre pour les viandes et gibiers, notamment, et pour confectionner le jambon de renne. Quant aux marinades aigres-douces, elles servent à la préparation des poissons, de la famille du hareng ou du sprat, essentiellement.

 » Nos hôtes sont souvent surpris par la faible proportion de plats de poisson que nous proposons, embraie le chef. La raison est simple : la pêche locale est sporadique et la Baltique est ici peu poissonneuse. Acheminer des poissons ou des coquillages depuis le nord de la Norvège, une des meilleures zones de pêche, nécessiterait trop de temps. « 

Plutôt que de céder à la facilité avec des produits et des accords standardisés ou déjà vus, Peeter sonde le patrimoine à sa disposition, depuis les fruits de l’argousier et du rosier sauvage, jusqu’à l’agneau ou les fromages des îles de la Baltique. Sa personnalité s’affirme entre autres dans sa manière d’apporter la légèreté au plat en travaillant l’amertume, par notes plus ou moins appuyées. Quant à l’acidité, et donc la fraîcheur, elle se déploie dans les marinades de végétaux.


J.P.G

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