Piment mode d’emploi: tout savoir sur le petit condiment qui vous met le feu

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Piments Padron grillés. © Recettes et stylisme: Ilse D’hooge, Photos: Wout Hendrickx
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Bourlingueur infatigable, le restaurateur Gérard Vives s’est très tôt passionné pour le plus incompris des condiments: le piment. Piquant brûlant, son dernier livre, nous emmène à sa découverte, dans une promenade gourmande et sensorielle.

Sous le soleil de Cassis, le chant obstiné des cigales se déploie comme un rideau. À qui n’y est pas habitué, ce frottement d’élytres résonne de manière plaisante, tant il est associé à l’intensité d’une lumière méridionale. Gérard Vives, lui, ne perçoit là qu’un bruit familier berçant le havre de paix qu’il s’est choisi au-dessus d’une calanque. À 73 ans, le chef voyageur est habitué aux paysages sonores, lui qui en a traversé tant. Le vacarme des rues indiennes où les klaxons s’entremêlent aux vociférations des marchands; le brouhaha des marchés toscans scandé par les cris des producteurs; le silence aussi moite qu’assourdissant des plantations tropicales… Chacun de ces univers a façonné son oreille autant que son palais.

Buriné par le soleil, son visage aux traits sculptés a pris note des haltes aux quatre coins du monde. Sa barbe blanche, taillée court, encadre le sourire de celui qui en a vu beaucoup. Ses yeux, d’un bleu étonnamment clair, pétillent derrière des lunettes posées sur le front. La chemise, légère, souligne l’allure simple d’un homme de terrain. Le tout pour une épaisseur existentielle impressionnante forgée par monts et par vaux.

«J’ai passé une partie de ma vie à la recherche d’épices rares», confie-t-il. Restaurateur et militant Slow Food, Gérard Vives s’était juré de maîtriser l’origine de chaque produit qu’il servait. «À la fin des années 1990, je me suis rendu compte que je savais tout de mes légumes, de mes viandes, de mes poissons, mais pas des épices. Le sel, on sait d’où il vient. Le poivre, en revanche, on l’utilise tous les jours sans vraiment savoir comment il pousse, où il pousse. C’était insupportable pour moi.»

Alors il est parti, d’abord sans plan, en Indonésie et en Inde. Puis il a multiplié les rencontres, visité des plantations, écumé les bibliothèques. Jusqu’à mettre au point, au Cambodge, un processus de culture et de tri qui a fait la réputation mondiale du poivre de Kampot. «Personne ne s’intéressait à la qualité. Il était temps que cela change.»

D’abord passionné par les poivres, Gérard Vives a fini par consacrer l’essentiel de ses recherches au piment. C’est lui qui concentre aujourd’hui son attention et sa curiosité. «Le piment, c’est le plus réducteur et le plus mal compris de tous les condiments. On ne l’associe qu’à la douleur, alors qu’il possède une richesse aromatique incroyable.» De ses expéditions, sont nés plusieurs ouvrages, mais le récent Piquant brûlant occupe une place particulière: «Ce n’est pas une encyclopédie exhaustive, ni un ouvrage scientifique, mais une promenade sensorielle nourrie par mon vécu, mes émotions.»

Sensations fortes

Au fil des pages, se croisent des récits de voyage, des observations de terrain et des recettes accessibles noués ensemble par une volonté de répandre la bonne parole incandescente. Et si le piment en est le fil rouge, le livre va plus loin: il montre comment d’autres condiments, d’autres épices, révèlent également cette dimension du piquant, parfois inattendue, qui aiguise nos sens et redéfinit notre rapport au goût.

En lui-même, le titre de l’ouvrage mérite un décryptage: il invite à distinguer deux sensations souvent confondues. «Le piquant et le brûlant ne sont pas des saveurs. Ce sont des sensations transmises au cerveau par les terminaisons du nerf trijumeau, situées dans la bouche et dans la gorge.» À l’origine de ce feu, la capsaïcine, une molécule concentrée dans le placenta du piment, ces fines membranes blanches qui enserrent les graines. Notre baroudeur insiste: «Il y a les saveurs et les odeurs mais cela ne suffit pas à comprendre ce qu’est la complexité du goût. Il manque à ce tableau des sensations tactiles ressenties lors de la dégustation d’un aliment pour composer ce que l’on appelle la flaveur.» À cette cartographie sensorielle, s’ajoute un paramètre souvent négligé: la granulométrie. Dans le cas du poivre, plus il est moulu finement, plus le piquant se concentre et s’impose. Une mouture plus grossière atténue la brûlure mais laisse mieux percevoir les notes qu’il recèle.

Cette approche globale n’a rien d’abstrait: elle s’ancre dans un vécu déjà esquissé plus haut. Car si Piquant brûlant possède une telle densité, c’est qu’il repose sur une expérience accumulée aux quatre coins du monde, transformée en savoir intime. La connaissance du piment, Gérard Vives ne l’a pas acquise dans les livres mais sur les routes. «J’ai mangé dans la rue, partout où je suis allé. Par goût, mais aussi parce que souvent, je n’avais pas le choix.» L’Inde, notamment, l’a marqué: «Là-bas, un bébé a déjà ingéré du piment avant même de naître. C’est culturel, inscrit dans la chair.»

Choisir et apprivoiser

L’Italie a été un autre tournant. «Sur un marché toscan, j’ai découvert un étal où s’alignaient près d’une centaine de piments frais, cultivés localement et classés par intensité.» Une scène singulière, qui l’a frappé par sa précision. «J’attendais cela depuis longtemps: pouvoir choisir en fonction de sa tolérance et de ses envies.» Cette découverte lui a paru une révélation, tant elle tranchait des pays comme la France ou en la Belgique, dans lesquels le piment reste souvent méconnu.

Chaque voyage laisse une empreinte, comme une étape supplémentaire dans l’apprivoisement du piquant. En Jamaïque d’abord, il découvre le Bishop, «un piment extraordinaire, moyennement puissant, qui évoque le goût du fruit de la Passion.» Une révélation délicate, presque suave.

Plus loin, au Cambodge, le choc est d’une tout autre nature. Sous 50°C, une salade de méduses se transforme en épreuve: «Au début, j’ai cru à une fraîcheur citronnée. Puis il y a eu une montée en puissance phénoménale. Je reprenais une bouchée pour apaiser, mais ça ne faisait que croître. J’ai cru que je ne m’en sortirais pas.»
Et puis, il y a les leçons venues du vivant lui-même. Ainsi du «poivre des oiseaux» dont le nom n’est pas usurpé. «Les oiseaux ne sont pas sensibles à la capsaïcine. Ils mangent les fruits, rejettent les graines plus loin, et c’est ainsi que la plante se reproduit», raconte l’amateur de sensations fortes. Une découverte fascinante qui lui rappelle que le piment n’est pas seulement une affaire de goût ou de tolérance humaine: il est aussi un maillon d’un cycle naturel, inscrit dans la grande mécanique du monde. «Je ne suis pas croyant, mais si je devais croire en quelque chose, ce serait dans les arbres. Tout est incroyablement bien fait», ajoute-t-il en convoquant Spinoza.

Ces anecdotes, parfois drôles, parfois éprouvantes, dessinent un rapport au piment qui dépasse la simple curiosité gustative. «Ce qui m’intéresse, c’est que le piment n’apporte pas seulement de la force. Il confère de la fraîcheur, de la subtilité. Il ne se réduit pas à la douleur. Chaque variété a une personnalité.»

De la plante à l’assiette

Si Gérard Vives a acquis une connaissance intime du piment à travers ses déplacements, c’est en cuisinant qu’il en a compris les rouages enflammés. Dans son atelier de Cassis, il a testé sans relâche les spécimens rapportés de ses périples. «Ce qui m’intéresse, c’est de maîtriser un produit de la plante jusqu’à l’assiette.» S’ouvre alors une plongée dans les arcanes du piquant, où s’entremêlent expériences pratiques, trouvailles botaniques et réflexions sensorielles.

Le chef-écrivain rappelle une information cruciale: le fait que le piment soit liposoluble et non hydrosoluble. «Quand on se brûle la bouche, se ruer sur un verre d’eau ne sert à rien. Il faut du lait, du sucre ou une matière grasse.» Une vérité séculaire qu’il applique aussi aux desserts: «Les Mayas le faisaient déjà avec le cacao. Moi, je préconise plutôt de passer par des sirops ou des crèmes.» Dans son opus, il livre ainsi la recette d’un sirop de piment incorporé à une crème catalane au chocolat: le feu s’atténue en caresse, fondu dans la rondeur sucrée.
Mais le piquant dépasse largement le cadre du piment. «On le retrouve dans le radis, la roquette, le cresson. Même l’huile d’olive peut être piquante.» Gérard Vives aime évoquer cette eau gazeuse dont «les bulles éclatent comme des petites décharges dans la bouche». Autant de rappels que le piquant est une sensation diffuse, disséminée bien au-delà de la capsaïcine.

La découpe, elle aussi, influe sur l’intensité. «C’est un principe de la cuisine zen: la forme engendre le goût. L’ail, selon qu’il est écrasé ou finement tranché, n’aura pas la même puissance. La viande ou le poisson, selon la coupe, changent de texture et donc de saveur. Avec les piments, c’est pareil: tranchés en cheveux d’ange, ils se déploient différemment qu’en cubes charnus.»

Le goût du danger

Car le piment charrie aussi une dimension troublante: celle du danger. «Le corps humain est une merveilleuse machine. Dès qu’il y a un danger, il envoie des signaux immédiats au cerveau.» La capsaïcine active alors un réseau de capteurs sensoriels, déclenchant chaleur, rougeurs, sueur. «Le piquant et le brûlant, c’est une alerte.» Mais cette alerte attire, paradoxalement. «On avance à la limite de ce qu’on peut supporter. Et le corps réagit en produisant des endorphines. C’est un peu comme un vertige ou un sport extrême.» Manger pimenté, c’est donc s’offrir un frisson maîtrisé, «une dose d’adrénaline pour ne pas s’ennuyer pendant les repas».

Ce mécanisme ne se limite pas à l’individuel: il agit aussi dans le collectif. Gérard Vives cite l’émission Hot Ones, dans laquelle les invités se livrent en mangeant des sauces de plus en plus fortes: «À partir d’un certain niveau, la personne lâche prise complètement. Elle répond plus naturellement, sans réfléchir.» De fait, sous l’effet de la capsaïcine, la douleur se transforme en euphorie, les filtres tombent, la parole se libère. Ce pouvoir de lier les hommes entre eux n’est pas nouveau: il accompagne le piment depuis ses origines. «Il serait originaire de Bolivie, et il a parcouru le monde en même temps que les hommes», rappelle-t-il.

De ce parcours à travers le temps et l’espace émerge une leçon: ralentir, prêter attention. «Faites attention quand vous mangez. Il se passe des choses. Vous allez voir, c’est formidable.» Le piment n’est pas une épreuve de force mais un aiguillon de conscience. «Même dans des choses simples, presque ordinaires, on peut trouver des sensations.»

Cette attention sans relâche rejoint d’autres cultures qui, elles aussi, affinent le langage pour dire le sensible. «Les Italiens ont inventé des verbes pour décrire la façon de tourner le riz du risotto. Les Lapons ont des dizaines de mots pour parler de la neige.» Cette précision lexicale traduit une écoute accrue du monde. Le piment, pense-t-il, joue ce rôle-là: enrichir notre vocabulaire sensoriel et, plus largement, notre manière de vivre. À chacun de trouver les bons mots.

Piquant brûlant, par Gérard Vives, éditions de La Martinière, 192 pages.

Mode d’emploi express du piment

  • Évitez les extrêmes. Inutile de courir après l’échelle de Scoville. Même un piment modéré recèle une richesse aromatique à explorer.
  • Commencez petit. Ajoutez un piment entier à un plat, puis retirez-le en fin de cuisson, pour infuser sans saturer.
  • Jouez la complémentarité. Associer le piquant à l’acidité (citron, vinaigre) ou à la douceur (fruits, miel) permet d’équilibrer la chaleur.
  • Pensez en amont. Dans une marinade, le piment pénètre la chair et diffuse un parfum plus rond que lorsqu’il est ajouté en fin de cuisson.
  • Choisissez-le frais. «Les piments séchés gardent leur force, mais perdent souvent en subtilité végétale», rappelle Gérard Vives.
  • Apprivoisez par les sauces. Un chutney ou un sirop épicé offrent une voie d’accès plus douce qu’un piment cru.

5 piments à goûter une fois dans sa vie

L’intensité des piments se mesure en unités de Scoville, une échelle mise au point au début du XXe siècle qui classe leur force du plus doux au plus brûlant.

1. Padron (Galice, Espagne)

500 à 2.500 unités de Scoville.

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Traditionnellement dégusté frit à l’huile d’olive et saupoudré de sel. La plupart sont doux, mais certains révèlent une intensité plus marquée, une loterie qui fait tout leur charme.

2. Piment d’Espelette AOP (Pays basque, France)

1.500 à 2.500 unités de Scoville.

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Célèbre spécialité basque, il est doux et parfumé, avec des notes fruitées et légèrement fumées. Utilisé en poudre ou en corde, il relève sans jamais dominer. Facile à trouver, il est incontournable en termes d’initiation.

3. Aji Amarillo (Pérou)

30.000 à 50.000 unités de Scoville.

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Jaune éclatant, il est au cœur de la cuisine péruvienne. Son goût rappelle la mangue et les fruits exotiques, parfait pour le ceviche, voire des sauces vives et ensoleillées.

4. Habanero (Caraïbes)

100.000 à 350.000 unités de Scoville.

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Explosif, l’habanero est l’un des piments les plus redoutés. Derrière sa brûlure intense, se cachent pourtant des arômes floraux et fruités, proches de l’abricot ou de la papaye. À manier avec précaution, tant son feu peut vite éclipser sa subtilité.

5. Carolina Reaper (États-Unis)

1.500.000 à 2.200.000 unités de Scoville.

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Longtemps recordman mondial de l’échelle de Scoville. Une expérience limitée: derrière le choc thermique, une complexité fruitée inattendue. À aborder comme un rite initiatique.

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