Dans les coulisses multiculturelles de nos cuisines belges

Milan La Roche © ELLIOTT LAUB
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Ils viennent parfois du bout du monde et ont posé leurs couteaux, plateaux et tire-bouchons chez nous, pour exercer leur art. Si bien que les cuisines de notre petit pays sont souvent riches en multiculturalité et échanges de savoirs en tout genre. Rencontres.

Hanna Matyja, 29 ans, Polonaise

Hanna Matyja
Hanna Matyja © DESIGN PHOTO

«Je viens d’une petite ville, Głuchołazy, qui se trouve à 400 km au sud-ouest de Cracovie. C’est une région rurale boisée au relief assez doux, assez semblable aux Ardennes, où je me trouve aujourd’hui. Quand j’étais enfant, je me voyais à New York comme dans les films. Ce sont les hasards de la vie qui m’ont conduite à ouvrir Bistrot Blaise avec un chef, qui est aussi mon conjoint.

Pourtant, j’ai été plongée dans l’univers d’un restaurant dès mes 7 ans par le biais d’un établissement ouvert par mon père. Vu que j’avais le contact facile, j’aidais le week-end. J’ai appris de cette façon les bases du métier. J’ai réalisé que c’était une profession difficile car je le voyais travailler 7 jours sur 7, ne fermant que deux jours par an. Cela m’a convaincue de faire autre chose.

‘Je ne me suis jamais sentie seule dans cet environnement villageois.’ Hanna Matyja

Puis, cela a été la découverte d’un monde auquel la Pologne de mon enfance ne m’avait pas préparée: le luxe. J’ai eu une opportunité professionnelle en France, à l’Hôtel Barrière Le Royal de Deauville. Dès que j’ai mis les pieds dans la splendide salle du restaurant, j’ai eu la sensation d’arriver sur la scène d’un théâtre. Je me suis sentie appelée par cet art concret de l’hospitalité.

Apprendre sur le tas

J’aime le fait de mettre en pratique l’après-midi ce que l’on a appris le matin. Le rythme de l’hôtel étant saisonnier, je partais en hiver pour la montagne, Val d’Isère et Courchevel, où je bossais pour d’autres 5-étoiles. C’est là que j’ai rencontré François-Xavier, qui allait devenir mon mari. Avec moi en salle et lui en cuisine, la complémentarité est gravée à même notre couple.

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Nous nous sommes installés ensuite à Paris. François-Xavier épaulait Pierre Gagnaire. Pour ma part, j’ai rejoint le George V. Mais l’année 2020 est arrivée et a tout chamboulé. Confinés, nous étouffions dans notre appartement de 30 m2. Nous nous sommes repliés sur Marche-en-Famenne, la région natale de François-Xavier où après vingt ans, il revenait quasi comme un étranger.

Quant à moi, je n’avais aucune racine ici. Un resto à vendre a alors retenu notre attention, même si ce n’était pas dans nos plans… Quoi qu’il se passe, nous étions assez expérimentés pour rebondir et nous voulions savoir si nous étions capables de monter notre propre projet.

Vivre au jour le jour

Le 3 décembre 2021, Bistrot Blaise a vu le jour. Depuis, je ne me suis jamais sentie seule car dans cet environnement presque villageois, j’ai réussi à forger un lien personnel avec les clients. Ils m’aident beaucoup à vivre loin de mes parents qui me manquent. La pandémie m’a appris à vivre au jour le jour. Désormais, je ne regarde plus au-delà des réservations de la semaine. Si un jour nous nous réveillons lassés de ce que nous faisons, nous déciderons alors de tout remettre en jeu.»

Bistrot Blaise, 5, rue Porte Haute, à 6900 Marche-en-Famenne. bistrotblaise.be

Milan La Roche, 32 ans, Belgo-Australien

Milan La Roche
Milan La Roche © ELLIOTT LAUB

«Craignant une nouvelle apocalypse mondiale, mes grands-parents ont quitté la Belgique pour l’Australie il y a soixante ans. Je viens d’une famille d’artistes qui ne s’accommode ni des frontières, ni de chemins balisés. Gamin, c’est dans le Queensland que j’ai eu la révélation de ma passion pour la cuisine. Ma grand-mère avait construit une maison en bois, juste à côté du Chenrezig Institute, un lieu de retraite bouddhiste situé dans l’arrière-pays de la Sunshine Coast. Tous les week-ends, j’allais travailler avec les chefs indiens végétariens du Love Café, contre un repas et une ginger beer.

Une expérience de chef à domicile

Après l’école hôtelière, j’ai reçu une proposition pour le Costa Rica, un petit resto au bout d’un minuscule village paumé, Playa del Coco. J’y suis resté un an. Vu que l’activité était saisonnière, j’en ai profité pour voyager au Nicaragua, ce qui m’a permis de travailler pour de riches clients américains en tant que chef privé. J’ai été engagé par l’un d’eux pour travailler à l’année à San Diego mais les services d’immigration américains en ont décidé autrement. Dès que j’ai pu, je suis retourné dans le Queensland. Je voulais cuisiner à tout prix, mon but était de faire un maximum d’expériences.

‘L’idée ici était d’aller à l’encontre des horaires de fou de l’horeca.’ Milan La Roche

J’ai bougé à travers le pays avant d’arriver à Melbourne où j’ai travaillé comme intérimaire deux ans, pour quelque 200 restos différents. Cela allait du Convention and Exhibition Centre, où on servait jusqu’à 3 000 couverts, à l’Australian Club, un club sélect pour gentlemen, en passant par un stage chez Attica, l’inspirante adresse de Ben Shewry, l’un des premiers chefs à travailler les produits locaux.

J’ai appris plein de choses. Vu que c’est une terre d’immigration, dans chaque cuisine, c’est l’ébullition avec toutes les nationalités du monde. Rien que le repas d’équipe, chaque jour préparé par quelqu’un d’autre, est une leçon de gastronomie. C’était parfait pour étancher ma soif de connaissance.

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Se ressourcer à l’autre bout de la terre

Sept ans plus tard, je suis rentré en Belgique pour voir mes proches. J’avais aussi en tête de cuisiner en Europe et j’ai directement été happé par les propositions d’emploi, notamment sur les tournages de cinéma. De fil en aiguille j’ai ouvert St Kilda, du nom d’un quartier de Melbourne, avec Antoine Jaumaux, ami de toujours qui avait voyagé avec moi.

L’idée était d’aller à l’encontre des horaires de fou de l’horeca, quelque chose qui me semblait impossible en Australie où pour être compétitif, j’aurais été esclave de ma cuisine. Je me sens bien ici. Cela dit, comme tout chef, j’ai des hauts et des bas dans mon processus créatif. Quand cela ne va pas, c’est arrivé il y a peu, je pars quelques mois faire le plein d’énergie de l’autre côté de la terre.»

St. Kilda, 44, avenue Coghen, à 1180 Uccle. stkildabxl.be

Hirwin Vasquez, 34 ans, Équatorien

Hirwin Vasquez
Hirwin Vasquez © SDP

«Ce sont mes parents qui m’ont montré le chemin. Ils ont tout quitté pour ouvrir un commerce de fleurs à Londres. Je suis resté en Equateur avec ma grand-mère, c’était le paradis. A l’âge de 20 ans, j’ai débarqué à Bruxelles pour rejoindre mon père. Je pensais devenir cinéaste mais j’avais aussi en tête une super expérience dans un restaurant à Quito. Là, je m’occupais de la salle en compagnie d’un chef cubain. J’hallucinais devant la dextérité de sa main qui coupait les oignons, j’adorais aussi sa manière de cuire les aliments à la flamme.

Un vieux livre de recettes familiales

Quand il a fallu choisir des études en Belgique, mon père m’a aidé à trancher en m’expliquant que la restauration était un métier d’avenir. Je me suis inscrit à Namur pour obtenir un diplôme en gestion hôtelière. Ce n’était pas facile car il fallait prendre le train très tôt, depuis Morlanwelz, et je ne parlais quasi pas la langue.

Moi qui étais très bavard, j’ai dû apprendre à me concentrer et à observer. Quand j’ai terminé mon cursus, ma grand-mère m’a envoyé un vieux livre de recettes familiales latino-américaines. Sur la page de garde, elle avait inscrit «C’est le plus beau métier que tu pourras jamais faire». J’ai compris que cuisiner me faisait renouer avec des racines profondes, celles de femmes qui préparaient des repas pour rassembler.

‘Cuisiner me fait renouer avec des racines profondes.’ Hirwin Vasquez

Je suis passé par de nombreux établissements: Le Petit Marais à Wierde, Version Originale à Marchienne-au-Pont, Toques & Gourmandises, la Brasserie Bodart, L’Espièglerie à Namur… Cela m’a permis d’apprendre de nouvelles choses et de rencontrer plein de gens formidables venus des quatre coins du monde. Je suis retourné au pays car j’avais l’idée d’un food truck qui vendrait des crêpes bretonnes.

Une cuisine à son image

Cela ne s’est pas fait mais à la place, j’ai bougé et découvert la nourriture saine du littoral, du côté de la province de Manabi, d’où se dégageait une énergie particulière. Je voyais que la cuisine pouvait faire beaucoup pour les gens, surtout quand elle opère une fusion entre les cultures. On ne le sait pas toujours mais en la matière l’Equateur doit beaucoup à l’Afrique.

La Belgique s’est mise à me manquer. Je suis revenu. Tout ce que j’avais vécu m’a donné l’envie d’ouvrir ma propre adresse, un endroit où je pourrais rassembler les influences culinaires qui me traversent.

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Cette opportunité s’est présentée à Namur, une ancienne sandwicherie dans laquelle j’ai ouvert Equilibrio au mois de juin dernier. A travers des salades et des tapas, je mélange des produits locaux avec des spécialités latino-américaines et plus largement des préparations venues du monde entier. Aujourd’hui, je me sens autant belge qu’équatorien. Passer d’un pays à l’autre me permet de me renouveler et de garder l’envie de cuisiner en la partageant avec autrui.»

Equilibrio, 3, rue du Collège, à 5000 Namur. equilibrioevents.com

Léonor Berrehar, 29 ans, Française

Léonor Berrehar céramiste
Léonor Berrehar/KAITLYN REINHART © KAITLYN REINHART

«J’ai emménagé à Paris à 17 ans pour mes études supérieures. La vie estudiantine n’était et n’est toujours pas bon marché, alors j’ai immédiatement cherché du travail. Sans réfléchir, j’ai donné mon CV à quelques restaurants et j’ai fini par trouver un job. Ce fut une véritable révélation, un monde s’ouvrait à moi. J’ai découvert à quel point j’aimais travailler en cuisine, mais aussi à quel point cela s’est avéré thérapeutique. Les services animés et les interactions avec les collègues et les clients m’ont fait perdre mon côté introverti.

En quête de la forme parfaite

J’ai tellement aimé que j’ai décidé de mettre mes études de côté et de me consacrer à la restauration à plein temps. Un peu plus tard, j’ai reçu une offre de Londres, que j’ai acceptée le cœur battant. Je suis ensuite retournée à Paris pour entamer une formation de designer textile, tout en continuant à travailler dans la restauration, un équilibre dont j’avais vraiment besoin.

Une fois mes études achevées, j’attendais un permis de séjour pour entrer aux Etats-Unis… et le Covid-19 a tout bouleversé. Mon déménagement à New York a été annulé, je me suis retrouvée seule à la maison et le secteur de l’horeca a fermé ses portes. A la recherche d’une nouvelle source de revenus et d’un moyen d’exprimer ma créativité, j’ai commencé à travailler avec de l’argile, comme je l’avais appris à l’académie. Quand mon ami Luis Miguel du Clown Bar en a entendu parler, il m’a demandé si je ne pouvais pas faire des assiettes.

De plus en plus de nouveaux clients

Nous nous sommes lancés dans la quête d’un modèle parfait. Pendant six mois, nous avons expérimenté des formes, des couleurs et des glaçures jusqu’à pouvoir tenir le contenant idéal entre nos mains. Mes assiettes ont séduit de nombreux clients et, avant même que je m’en rende compte, j’ai reçu des demandes de Londres et de Copenhague, entre autres.

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Après la pandémie, j’ai compris qu’il était temps pour moi de m’éloigner de Paris et de ses habitants pour un certain temps. A la recherche d’un nouvel endroit et d’un espace abordable pour travailler, je me suis retrouvée à Bruxelles et ce fut un soulagement. Les gens ici sont tellement plus ouverts et détendus ; le contact passe beaucoup plus rapidement qu’à Paris…

Une énergie commune

Le meilleur exemple de cette ouverture concerne mon arrivée. Je venais de débarquer et je n’avais pas encore de studio. Je cherchais un travail. J’ai découvert le bar à vins Rebel par hasard, et je suis entrée.

‘Les gens ici sont tellement plus ouverts et détendus.’ Léonor

Après une conversation d’à peine cinq minutes avec Leo, le propriétaire, c’était déjà réglé : je pouvais commencer immédiatement! Bien que je sois très occupée par mes céramiques, je continue à y travailler régulièrement. L’atmosphère, l’énergie et le contact avec les gens : c’est un besoin vital.

Plus chouette, c’est de travailler dans un endroit où mes créations sont utilisées. Je peux alors servir les plats divins d’un ami cuisinier dans des assiettes que j’ai pu confectionner moi-même; cette sensation est si merveilleuse et fantastique que j’espère la revivre à l’infini.”

Rebel, 48, rue Lesbroussart, à 1050 Bruxelles.

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