Reconnaître la vraie cuisine italienne avec Tommaso Melilli, le chef philosophe

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Kathleen Wuyard-Jadot
Kathleen Wuyard-Jadot Journaliste & Coordinatrice web

Peut-on être cuisinier, journaliste, auteur à succès et un peu philosophe aussi? Si on s’appelle Tommaso Melilli, oui. Après un premier essai remarqué, Spaghetti Wars, il s’intéresse aujourd’hui à L’écume des pâtes, voyage initiatique aux origines de la vraie cuisine italienne, si tant est qu’elle existe.

Originaire d’un petit village de Lombardie « à l’horizon d’un plat désespérant », Tommaso Melilli a accueilli la sortie de Call Me By Your Name avec un enthousiasme certain: tourné dans sa région d’origine, le film lui simplifie la tâche quand on lui demande d’où il vient en Italie. Installé à Paris depuis ses 18 ans, il y a traqué les artisans de la « vraie cuisine italienne » pour les besoins de son dernier livre, à la croisée du traité de gourmandise et de l’essai sociologique.

Comment passe-t-on de la philosophie, la carrière à laquelle vous vous prédestiniez, à la cuisine, puis à l’écriture?

J’ai toujours eu envie d’écrire, mais je n’avais rien à dire. Avant de me lancer, j’avais besoin de vivre des choses et de mettre la main à la pâte, pas forcément en cuisine, même si ça s’est mis comme ça. Quand je me suis intéressé à la cuisine, c’était l’époque où la discipline commençait à gagner en popularité, et un renversement assez drôle s’est produit: à l’époque où je disais vouloir devenir éditeur ou écrivain, on me répondait « ah bon, ok », puis deux ans plus tard, chaque fois que je parlais de mon métier de cuisinier, mes interlocuteurs étaient épatés. Pour mes parents, par contre, qui avaient voulu m’offrir toutes les possibilités qu’ils n’avaient pas eues, ça a été compliqué de comprendre que pour moi un métier manuel était bien plus passionnant qu’un travail de bureau.

Fort de votre formation initiale, comment décririez-vous votre philosophie en cuisine?

Au sens propre, je suis assez proche de Rousseau, dans le sens où la cuisine n’est que de l’humain, donc forcément, la société la corrompt beaucoup. Ce qui fait que des années plus tard je continue à me passionner pour ce métier, c’est qu’on retrouve en cuisine tous les schémas psychologiques, mentaux et émotionnels possibles. Pour ce qui est de ma philosophie de cuisine au sens figuré, j’accorde énormément d’importance au végétal, qui tient pour moi une place centrale dans l’assiette, viande et poisson servant plutôt d’accompagnements. Aujourd’hui, c’est très à la mode et beaucoup d’adresses se revendiquent comme étant véganes, puis quand on regarde la carte, on voit qu’il n’y a quasiment pas de légumes. Il ne suffit pas de remplir les assiettes de riz ou de pâtes pour se revendiquer « végétal », c’est une approche qui demande beaucoup d’efforts.

Reconnaître la vraie cuisine italienne avec Tommaso Melilli, le chef philosophe

A l’image de celle entreprise dans L’écume des pâtes et de votre quête de la « vraie » cuisine italienne… Mais cela veut-il dire qu’il y en a une fausse?

Dans l’édition originale en italien, il n’y a pas ce sous-titre, et je me suis beaucoup interrogé sur la pertinence de l’inscrire ou pas, parce que l’expression m’agace quelque peu, mais finalement ça m’a poussé à réfléchir à la notion d’authenticité. L’authentique, ce n’est pas le folklore, qui est humiliant pour celles et ceux qui sont identifiés par ce prisme, mais bien ce qui fait bouger les lignes et est susceptible d’influencer d’autres dans les années à venir.

Comment savoir si on se trouve dans un restaurant italien authentique ou non?

Si les pâtes sont proposées en accompagnement à la carte, passez votre chemin: c’est un plat. Autre élément inquiétant: le fait qu’on retrouve au menu un « antipasti » comme nom de plat, et non comme nom de section. C’est un peu comme si dans un restaurant français, dans la catégorie des entrées, on retrouvait « entrée ». Si l’établissement propose une profusion de truffes ou de ses produits dérivés, cela envoie également un signal, car en Italie, on en mange très peu, uniquement quand elle est en saison, et encore, plutôt dans certaines régions.

L’authentique, ce n’est pas le folklore, qui est humiliant pour celles et ceux qui sont identifiés par ce prisme, mais bien ce qui fait bouger les lignes et est susceptible d’influencer d’autres dans les années à venir

De manière plus générale, si le menu met en avant beaucoup de produits de luxe, on est plus dans l’héritage de la nouvelle cuisine française que dans une gastronomie italienne authentique. En Italie, on n’a pas de double répertoire entre la cuisine de restaurant, où on travaille des produits précieux, et celle à la maison à base de produits de tous les jours. La seule chose qu’on ne prépare pas chez soi, c’est la pizza, d’ailleurs si quelqu’un vous propose d’aller manger une pizza en Italie, ça ne veut pas forcément dire que vous allez dans une pizzeria, juste que vous allez manger dehors. En parlant de pizzas, celles qui sont recouvertes d’ingrédients ne sont pas authentiques non plus: dans la Botte, on les mange façon Marinara ou Margherita. Ceci étant dit, je ne suis pas un nazi: je trouve que la pizza Hawaii a quelque chose de mignon, et si un client me demande du parmesan pour ses vongole, je lui expliquerai qu’à sa place je n’en mettrais pas et que je décline toute responsabilité, mais je ne vais pas refuser de lui en donner.

De manière paradoxale, c’est justement parce que les recettes de carbonara à la crème, aux champignons ou encore au poulet se sont multipliées qu’on a codifié « la » recette, comme une manière de fédérer le pays.

Pizza Hawaii, carbonara à la crème… Pourquoi selon vous la cuisine italienne a-t-elle été oubliée du débat sur l’appropriation culinaire, alors qu’elle n’est certainement pas épargnée par ce phénomène?

En Italie, on râle régulièrement là-dessus, il y a une forme de frustration quand on voit des plats nationaux corrompus à l’étranger, mais on manque d’outils pour se faire entendre. L’Italie est un pays qui n’a pas d’histoire mondiale et où le dialogue international est relativement récent. D’ailleurs, même si on se plaint, on n’appelle pas ça « appropriation culturelle » parce que ce terme est absent du débat public. Personnellement, je pense que c’est important d’accepter que les plats voyagent et n’appartiennent à personne: c’est comme la pizza, qui est arrivée il y a soixante ans à Manhattan et est devenue un plat new-yorkais à part entière depuis. De manière paradoxale, c’est justement parce que les recettes de carbonara à la crème, aux champignons ou encore au poulet se sont multipliées qu’on a codifié « la » recette, comme une manière de fédérer le pays.

En tant qu’expatrié, quel rôle joue la cuisine pour vous?

C’est quelque chose qui m’a permis de trouver une identité et une place dans une société qui n’était pas celle où j’ai grandi. Dans mon livre, je parle de ce voisin de mes parents qui m’appelait « le gitan », parce que pour lui, une fois qu’on quitte la maison, on n’a plus de chez-soi, et il y a une forme de vérité dans ce qu’il dit: aujourd’hui, je me sens comme un Parisien installé à Milan. Actuellement, je suis en pleine promotion de mon livre, mais en septembre, je vais d’ailleurs y ouvrir un restaurant. La cuisine nous apprend énormément de choses, tout particulièrement ces derniers mois, où on s’est tous retrouvés tout le temps aux fourneaux. Maintenant qu’on est déconfinés, plus personne n’a envie de cuisiner, moi le premier, mais la période écoulée nous aura rappelé l’importance de casser la routine quotidienne et d’aller s’attabler chez des gens qui nous préparent à manger.

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Comment expliquer cet engouement qui ne faiblit pas pour la profession de chef?

J’ai une drôle de moustache, je porte des vêtements en lin, c’est difficile pour moi de prétendre que je ne m’inscris pas dans l’hipstérisation du métier. Ce qui est bien, c’est que ça l’a extrêmement libéralisé, en amenant de la diversité dans un secteur relativement fermé. Ce qui est dommage, c’est que malgré la hausse de popularité du métier, les apprentissages restent limités, entre les écoles supérieures qui restent très rétrogrades et les grandes écoles de cuisine, plus au goût du jour mais impayables.

Il faudrait que les gouvernements financent plus de formations, parce qu’il y a des retombées économiques non négligeables si on mange bien dans une région ou une ville. Parce que la cuisine est un métier « hype », beaucoup de gens y arrivent de manière parfois un peu acrobatique ou improvisée et ont souvent tendance à s’interrompre en plein apprentissage parce que c’est fatigant, c’est dur, et puis ça demande beaucoup d’ouverture d’esprit et la capacité à se faire parfois humilier quand on fait une erreur.

Ces derniers mois, les dénonciations de comportements indigestes de la part de certains chefs se sont justement multipliées…

C’est certain que si on veut être tranquille, mieux vaut aller travailler à la banque. Même s’il est possible d’arriver à une forme de tranquillité en cuisine en étant bien organisé. Tous les chefs s’énervent et continueront toutefois à le faire, mais il en existe de deux types: ceux qui s’énervent sur leur brigade et ceux qui le font intérieurement. C’est à cette deuxième option qu’il faut aspirer – pour ce qui est des abus et agressions qui ont pu être dénoncés, c’est une autre histoire et ils doivent non seulement être éradiqués des cuisines mais aussi punis par la loi.

Reconnaître la vraie cuisine italienne avec Tommaso Melilli, le chef philosophe

Dans votre ouvrage précédent, Spaghetti Wars, vous compariez la cuisine à une guerre des tranchées. Est-ce une allusion à la violence qu’on peut parfois y retrouver?

Non. Un des points sur lesquels on se confronte fréquemment entre pays différents, même au sein même de l’Europe, c’est la cuisine, et c’est à ce conflit que je faisais allusion. Le combat est une manière ancestrale d’apprendre à connaître l’autre, et la cuisine s’inscrit dans cette dynamique, peut-être plus que jamais aujourd’hui grâce aux réseaux sociaux, qui permettent non seulement une circulation rapide et lointaine des recettes, mais aussi une confrontation immédiate si on a l’impression qu’un plat n’a pas été préparé dans les règles.

Comment expliquer la popularité de la cuisine italienne, sur les réseaux mais aussi et surtout dans les restaurants aux quatre coins du globe?

D’abord, elle n’est pas chère: les pizzas et les pâtes ont un coût de production ridiculement bas. C’est aussi une cuisine qui, de par la biodiversité et le climat italiens, est extrêmement végétale, et apporte donc une savoureuse solution aux problématiques actuelles. Sans oublier tout le paquet d’imaginaire romantique et touristique qui se cache derrière…

L’écume des pâtes. A la recherche de la vraie cuisine italienne, par Tommaso Melilli, Stock, 240 pages.

En bref: Tommaso Melilli

Il est né en 1990 dans un petit village lombard, à la frontière de l’Emilie-Romagne.

Aîné d’une fratrie de deux fils, il s’aiguise les papilles dans la cuisine de sa grand-mère, qui assure les repas de Tommaso et son frère pendant que leurs parents sont au travail.

A 18 ans, il quitte son Italie natale pour Paris, pour étudier la philosophie.

En marge de son passage dans les cuisines de divers restaurants de la capitale française, il écrit des articles en italien pour Studio et en français pour Slate, mêlant recettes et sociologie.

En 2018, il publie, chez Nouriturfu, son premier ouvrage, Spaghetti Wars: Journal du front des identités culinaires, chroniquant comment, alors qu’il pensait être cuisinier, il a découvert qu’il était un des nombreux soldats d’une « guerre sans quartier ni tranchée ».

Avec L’écume des pâtes, il poursuit, en 2021, son approche anthropologique de la cuisine en partant des racines de la gastronomie italienne, avec curiosité et humour.

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