Rencontre avec le chef étoilé Mory Sacko: « j’aime aussi la cuisine du ventre, celle qui se mange avec les doigts »
A 32 ans, le chef français s’inspire de ses origines maliennes et de son amour du Japon pour proposer des plats gourmands aux saveurs métissées. En quelques années à peine, l’ex star de Top Chef est devenu le symbole d’une cuisine française en plein renouveau.
Lorsqu’il nous reçoit cet après-midi-là, chez MoSuke, sa table gastronomique en format de poche nichée dans une petite rue du XIVe arrondissement, Mory Sacko s’apprête à s’envoler quelques heures plus tard pour le Japon, avec sa femme et sa fille. Une pause bien méritée pour ce jeune chef ambitieux et solaire qui, en quatre ans à peine, est devenu le symbole d’une cuisine française en plein renouveau. Sa réputation dépasse largement les frontières de l’Hexagone: l’an dernier le trentenaire a fait la couverture de Time Magazine, seuls deux autres chefs français avant lui avaient eu ce privilège.
Vêtu d’un tee-shirt et d’un pantalon noir, les dreadlocks nouées derrière la tête, la silhouette de plus de 2 mètres un rien imposante, Mory Sacko s’avance, sourire aux lèvres, heureux de dérouler une fois encore une success-story dont on pourrait tirer un film. Avec pourquoi pas son ami Omar Sy dans le rôle-titre. Sixième enfant d’une fratrie de neuf, ce fan de culture japonaise grandit dans une famille modeste et heureuse, en banlieue parisienne.
Des cuisines de palace à top chef
Lorsqu’il n’enfourche pas son vélo pour courir la campagne, il rêve devant la télévision, à des mondes bien éloignés du sien. Alors qu’il confie à sa mère son désir d’intégrer, à 14 ans, une école hôtelière, celle-ci ne cache pas sa surprise: Mory adore manger… mais ne sait même pas se cuire un œuf!
«La cuisine m’apparaissait alors comme le meilleur moyen de travailler un jour dans un palace parisien, rappelle-t-il. Cet univers du luxe et de l’excellence me fascinait.» A l’école, il met les bouchées doubles. L’intuition se change en passion. Le bac en poche, il fait ses armes au Royal Monceau, puis au Shangri-La avant de rejoindre le chef Thierry Marx qu’il secondera pendant quatre ans au Mandarin Oriental.
Un chef aux petits oignons
A 26 ans, il quitte sa place pour tenter l’aventure Top Chef encouragé par son mentor. Et tout s’emballe. Il ouvre fin 2020 MoSuke – la contraction de son prénom et de Yasuke, du nom du premier et unique samouraï du Japon –, un restaurant gastronomique. Très vite récompensé par une première étoile Michelin, l’établissement sera sa vitrine. Le lieu, toujours complet, propose une cuisine «de nulle part» comme il aime à le dire, où il aime mêler ses goûts et ses racines.
Suivent dans la foulée les établissements de street food MoSugo, une émission en prime time sur France 3, des collaborations à la pelle avec Louis Vuitton, Badoit, Nespresso, on en passe… Sans oublier son arrivée à la tête du Lafayette’s, une néo-brasserie parisienne proposant les classiques de la cuisine française teintés d’influences africaines et américaines.
Le chef pourtant garde les pieds sur terre. «Tous les matins, lorsque MoSuke est ouvert, je suis avec l’équipe à couper mes oignons, confie-t-il. Ça me centre et ça me donne de l’énergie. Je ne m’en lasse jamais. Il n’y a rien de plus beau dans la vie que de régaler les autres.» Démonstration.
D’où vous est venue votre passion pour la cuisine?
Depuis que je suis tout petit, j’ai toujours adoré manger. Me mettre à table et échanger. Ma mère est une fantastique cuisinière qui, quand j’y repense, faisait tourner un véritable petit restaurant à la maison! Nous étions neuf enfants, la porte était toujours ouverte pour les amis, les voisins. Il y en avait toujours trop. C’est de là certainement que me vient l’envie de régaler les autres.
Votre mère vous a-t-elle appris à cuisiner?
Pas du tout! Si je m’inspire aujourd’hui des saveurs de l’Afrique de l’Ouest, je ne sais pas cuisiner, comme elle le fait, les plats populaires de mon enfance. En juin dernier, j’ai eu la chance de mettre cette cuisine à l’honneur en ouvrant avec elle le pop-up éphémère Mama Sacko et Fils, à Paris. Un rêve éveillé. Ce qui est sûr, c’est que grâce à elle, je n’ai jamais perçu la cuisine comme une corvée ou une tâche fatigante. C’était toujours lié au plaisir et au partage. Et ça le reste encore.
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Très jeune déjà, vous n’aviez qu’une idée en tête: travailler dans un palace. D’où vous est venue cette obsession?
Des émissions comme 50’ Inside que je regardais à la télévision. Pour moi, la télé, c’était une fenêtre sur le monde. Et mon principal média d’info. J’y voyais des choses auxquelles je n’avais pas accès. Elle est beaucoup décriée aujourd’hui mais il faut reconnaître sa puissance. Lorsque je présente Cuisine ouverte, je suis fier à mon tour d’être ce chef qui fait des recettes et qui inspire, des jeunes, des vieux, peu importe l’âge. Même s’ils ne reproduisent jamais mes plats. Comme ma mère qui regardait Joël Robuchon. Parce qu’elle était curieuse et que ce qu’il montrait l’intéressait.
On n’arrive pas là où vous en êtes aujourd’hui sans avoir pu compter sur le soutien inconditionnel de sa famille…
Mon père était maçon, ma mère femme de ménage, nous n’étions pas riches mais ça ne nous pesait pas. Il y avait de la joie, j’avais toujours envie de rentrer le soir à la maison, retrouver mes frères avec lesquels je passais des heures à jouer, à lire des mangas ou regarder des animés. J’habitais au bout du RER, à Tournan-en-Brie, une petite ville de 10.000 habitants en Seine-et-Marne. On était à 20 minutes de Châtelet-les Halles mais si j’enfourchais mon vélo, en 20 minutes aussi je me retrouvais au milieu des vaches. Ces deux visions de la France que l’on oppose parfois, j’ai grandi au milieu. Et cela m’a apporté beaucoup d’équilibre. J’ai eu la chance de vivre une enfance très heureuse, à mille lieues des clichés sur la banlieue qui sont véhiculés aujourd’hui.
Qu’est-ce qui, d’après vous, vous a fait sortir du lot dans un métier aussi compétitif?
Lorsque je me suis dirigé vers un bac pro en cuisine à la sortie du collège, j’avais vraiment envie de découvrir ce métier. Alors que la plupart de mes camarades ne l’avaient pas choisi. A l’époque, ça n’avait rien de sexy, c’était plutôt perçu comme une voie de garage. Cuisiner, c’est une vocation, on ne reste pas dans cette filière sans passion. Pendant mes études, j’ai assimilé tout un pan de la culture française via sa gastronomie.
Ces palaces dont vous rêviez, vous les avez intégrés. Etait-ce à la hauteur de ce que vous imaginiez?
C’était d’une exigence folle surtout! C’est là que j’ai vraiment tout appris. J’ai débuté aux petits-déjeuners du Royal Monceau, je suis devenu un expert en omelettes mais ne me demandez plus d’en faire le dimanche matin (rires). Puis au bar avant d’arriver dans mon premier étoilé. Je n’avais même pas un an d’expérience en cuisine, il a fallu que je m’accroche. J’ai gravi les échelons au sein de la brigade. Cette hiérarchie ne m’a jamais pesé. Au contraire, elle m’a protégé, elle m’a permis d’évoluer.
En Bref : Mory Sacko
- Il naît le 24 septembre 1992 dans le Val-de-Marne, sixième d’une famille de neuf enfants.
- En 2011, il décroche un bac pro «cuisine et arts culinaires» et réalise son rêve en intégrant plusieurs palaces parisiens.
- A partir de 2015, il rejoint Thierry Marx au Mandarin Oriental où il finit sous-chef.
- En 2020, il devient l’un des candidats préférés de la onzième saison de Top Chef et termine sixième.
- MoSuke, son premier restaurant, ouvre le 1er septembre 2020 dans le XIVe, à Paris. Il reçoit sa première étoile en janvier 2021.
- Dans la foulée, il développe MoSugo, un concept de street food qui compte aujourd’hui 3 adresses à Paris.
- Depuis février 2021, il anime l’émission hebdomadaire Cuisine ouverte sur France 3.
- En septembre 2023, il fait la couverture de Time Magazine.
Et pourtant, à 26 ans, alors que vous êtes au Mandarin Oriental aux côtés de Thierry Marx qui, pendant quatre ans, a été votre mentor, vous décidez de partir pour tenter l’aventure Top Chef…
Je voyais cela comme un bon moyen de me faire connaître et d’obtenir plus facilement un financement pour ouvrir mon établissement. J’ai participé à la 11e saison, celle qui a été diffusée en plein lockdown. Il y a eu un effet démultiplicateur: les gens étaient chez eux, ils ont dépoussiéré les téléviseurs qu’ils ne regardaient plus depuis longtemps. Lorsque l’on a été déconfiné, je pensais reprendre ma vie comme avant, j’ai pris le métro et là… le choc. Les gens me reconnaissaient – et pourtant je n’étais pas le gagnant –, rien n’a plus jamais été pareil. Moi qui suis plutôt quelqu’un d’attaché à ma tranquillité (rires). C’est dans la foulée que j’ai ouvert MoSuke à la rentrée 2020.
«L’étoile, j’ai pris cela comme un encouragement et un jeu. Auquel il faut accepter de perdre comme de gagner.»
Comment décririez-vous votre cuisine?
On y retrouve tout ce que j’aime, tout ce que je suis: un savant mélange de gastronomie française, teinté d’influences japonaise et africaine. Elle n’est de nulle part. Je la qualifierais même «d’anti-fusion». Car mon but n’est jamais d’écraser ces trois cultures dans l’assiette. Mais de proposer une découverte subtile sur l’intégralité du menu. Par exemple, le bœuf sauce mafé, mon plat signature, a pour point de départ une recette malienne typique, mais je le sale avec du miso. Ce qui apporte une saveur indéfinissable. Chez MoSuke, en particulier, j’aime perdre les gens, les dérouter. Raconter des histoires qui parlent aussi à leur intellect. Ça ne sert à rien d’éplucher le menu, il faut lâcher prise et se dire «que la fête commence».
Vous ne craignez pas d’être taxé d’élitisme?
A côté de cette cuisine «cérébrale», il existe aussi une cuisine du ventre, celle que l’on a envie de manger avec les doigts. Elle est plus riche, plus instinctive. J’aime et je pratique les deux. C’est pour cela que j’ai voulu proposer très vite une cuisine plus accessible dans tous les sens du terme. MoSuke n’est pas un restaurant où l’on aura envie de venir plusieurs fois par semaine et débourser 200 euros, cela pourrait même gâcher l’expérience finalement. Lorsque le Covid nous a forcés à fermer quelques semaines seulement après l’ouverture, nous avons proposé de la street food à emporter à base de poulet frit. C’est comme cela qu’est né MoSugo, qui compte aujourd’hui trois adresses à Paris. Mes influences y sont aussi présentes. Et je m’approvisionne chez les mêmes fournisseurs: pas question pour moi de rechigner sur la qualité du produit.
En juin 2023, vous avez confié au duo Friedmann & Versace le soin de rénover entièrement votre établissement qui, depuis, compte… moins de tables qu’avant, alors que vous êtes complet midi et soir. Et ce plusieurs mois à l’avance. N’est-ce pas paradoxal?
Mon but n’était pas de faire plus de couverts. J’ai aussi fait le choix de fermer les samedi et dimanche. C’est important de maintenir la balance entre vie privée et vie professionnelle. Pour moi comme pour mon équipe. Si le restaurant est ouvert, je suis en cuisine. Toujours. Car c’est là que je propose ma vision la plus personnelle. Lorsque je suis en tournage, je le ferme. J’ai besoin d’être là dès le matin. De couper mes oignons, comme lorsque j’étais commis. Ça me donne de l’énergie.
Quelques mois à peine après l’ouverture de MoSuke, vous obteniez déjà votre première étoile. Beaucoup de chefs choisissent d’y renoncer. Cela vous étonne?
L’étoile, j’ai été le premier étonné de la recevoir si vite. J’ai pris cela comme un encouragement. Mais aussi comme un jeu. Auquel il faut accepter de perdre comme de gagner. Je ne mets rien en place pour «aller chercher» une deuxième étoile en tout cas. Si elle vient, ce sera la suite d’une évolution naturelle. Le guide Michelin vient en quelque sorte sanctionner de manière positive une régularité et une progression. Une entreprise solide plutôt qu’un coup d’éclat. Avoir une étoile, c’est ce qui me permet aussi de recruter plus facilement du personnel qualifié, qui vient chercher ce challenge. Je vois la différence avec mes autres établissements. En revanche, ce dont on oublie trop souvent de parler, c’est de la pression des commentaires: nous faisons l’un des rares métiers sur lequel absolument tout le monde peut donner son avis – sur le service, sur la déco, sur les plats.
«Aussi passionnés que nous soyons, cela reste un travail, il n’y a aucune raison d’y laisser sa santé physique et mentale.»
Le métier est en crise, les restaurateurs se plaignent de ne pas parvenir à joindre les deux bouts. Et pourtant, les établissements sont pleins…
Je pense qu’il y a beaucoup trop de romantiques dans notre métier. Il faut savoir rester pragmatique pour survivre, ne pas oublier que c’est un business. Nous ne sommes pas des artistes qui pouvons nous nourrir d’air pur et d’eau fraîche. Ma compagne Emilie a un background en finance, c’est elle qui gère toute l’entreprise et qui la cadre. Même si on n’a pas toujours envie de l’entendre, un chef est aussi un chef… d’entreprise. Ce n’est pas inné, cela s’apprend. Dans un métier de plus en plus sous tension, je suis aussi le garant du bien-être des membres de mon équipe. Aussi passionnés que nous soyons, cela reste un travail, il n’y a aucune raison d’y laisser sa santé physique et mentale. Il faut s’y sentir bien.
Depuis trois ans, on vous retrouve le samedi en prime time sur France 3. L’émission Cuisine ouverte cartonne et pourtant, lorsqu’elle a démarré, vous redoutiez une «shitstorm» comme vous l’avez avoué à nos confrères de Time Magazine…
France 3, c’est le service public, c’est «la» chaîne des régions. Je présente un programme en extérieur qui valorise les terroirs tout en l’ouvrant aux influences du monde. Je redoutais que ma cuisine soit mal comprise. Que l’on m’accuse de vouloir faire du dégagisme. Or, la tradition culinaire française, je la respecte. Elle n’a rien de ringard, au contraire. Je pars toujours d’une base existante – comme la poule au pot par exemple – pour la faire évoluer un peu en pochant gentiment dans du lait de coco. Pour amener des goûts différents, la métisser un peu.
«Faut-il sacrifier toutes les autres cuisines sur l’autel du locavorisme? Je fais le choix du compromis.»«Le sujet, ce n’est pas tant que je sois un chef noir, c’est plutôt la manière dont je fais mon métier.»
Vous vous revendiquez d’une cuisine locavore. Et en même temps, vous aimez travailler aussi des produits qui viennent de très loin. Ce n’est jamais schizophrénique?
Vous avez raison, c’est tout le paradoxe de ce que je propose ici. C’est une question très philosophique: faut-il sacrifier toutes les autres cuisines sur l’autel du locavorisme? Je fais le choix du compromis. Je ne bride pas ma créativité. Mais je fais en sorte que ce qui vient de loin ait un impact environnemental le plus bas possible. Mon poivre noir de Bahia, par exemple, arrive en voilier. On parvient aussi de plus en plus à faire pousser des gombos, des okras et même des patates douces en France. Dès que je le peux, je vais m’approvisionner le plus localement possible, en mettant en place des partenariats avec des maraîchers dont c’est le métier. Cela m’intéresse davantage que de tirer quatre tomates d’un micro potager et de faire venir des caméras au moment de la cueillette.
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Ado, vous tombez amoureux du Japon en découvrant les mangas One Piece, Naruto et Dragon Ball. Une passion qui influencera très vite votre cuisine. Vous n’y êtes pourtant allé pour la première fois qu’en 2023. Cela a-t-il modifié votre façon de travailler?
Je pensais être totalement dépaysé. Au contraire, à ma descente de l’avion, tout me semblait familier et correspondait exactement à ce à quoi je m’attendais. Je me suis tout de suite senti très à l’aise, en dépit de ma taille hors norme, de mes dreadlocks qui faisaient que les gens se retournaient sur moi. Dans les cuisines où j’ai bien sûr passé beaucoup de temps, j’ai pu approfondir mes connaissances – j’étais allé à bonne école avec Thierry Marx qui est aussi un fou du Japon –, affiner ce que je pensais connaître et réapprendre les gestes et les techniques. Comme la cuisson du riz: il doit y avoir autant de manières de le faire que de Japonais! Et j’ai trouvé la mienne.
Il y a un an, vous faisiez la couverture de la prestigieuse édition «Time100 Next» de Time Magazine qui célèbre les visionnaires de demain. Cet été, vous avez fait partie des relais de la flamme olympique. Comment vivez-vous ce statut de «symbole»?
Je n’ai pas choisi ce boulot pour prouver quoi que ce soit. Je le fais par pur plaisir et par amour de la cuisine. Si cela peut inspirer des jeunes à se lancer demain, j’en suis ravi. Mais le sujet, ce n’est pas tant que je sois un chef noir, c’est plutôt la manière dont je fais ce métier: comment, en ayant des origines assumées, quelles qu’elles soient d’ailleurs, je les célèbre et je les laisse influencer mon travail. Ce qui aurait pu être un handicap il y a trente ans est devenu une richesse à valoriser. En tentant ce métissage, j’ai ouvert une porte sans vraiment savoir ce que je trouverais derrière. J’espère qu’elle restera ouverte pour d’autres. Et pour longtemps.
MoSuke, 11, rue Raymond Losserand, à 75014 Paris. mosuke-restaurant.com
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