« La nature, si on la respecte, ne produit aucun déchet »: rencontre avec Thierry Marx, grand sage de la gastronomie

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Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

A l’occasion de sa collaboration avec une marque de cosmétiques, Shiseido, le grand chef français Thierry Marx évoque la situation de son secteur. Et plus que jamais la nécessité de prendre une route qui préserve la planète.

Chef exemplaire et homme délicieux, Thierry Marx aborde son métier, et plus largement tout ce qu’il fait, avec sagesse. Là où de nombreux cuisiniers considèrent le consulting de façon opportuniste, une histoire de beurre et d’épinards, l’intéressé, lui, s’y investit tout entier, sans renier ses valeurs. Il en fournit une preuve supplémentaire au moment de lancer Waso, une nouvelle gamme cosmétique imaginée en partenariat avec Shiseido…

Lorsque nous entamons notre interview, il nous avertit, en préambule: « La Belgique est un pays qui me bluffe par la diversité de son offre culinaire. J’ai découvert un jour, à Bruxelles, un restaurant où l’on ne cuisine que des abats. J’ai beau ne pas manger de viande, j’ai quand même voulu aller voir. Le chef y travaille les tripes merveilleusement bien. Cela prouve la qualité gastronomique d’un pays quand il y a encore le savoir-faire nécessaire pour sublimer des plats issus du monde rural, ce que fait également très bien l’Italie. La France a tendance à penser que la cuisine sophistiquée doit régner dans les grandes villes et que la cuisine pas chère est réservée aux enseignes de fast-food. Pourtant, quand j’étais enfant, cela existait à Paris, on pouvait dévorer la ruralité pour 1 euro. Je voulais donc en guise d’entrée en matière rendre hommage à la Belgique pour cela. Et aussi pour la bière qui permet de faire des gratins délicieux. J’en ai un souvenir marquant du temps où j’étais encore apprenti chez Taillevent… » Nous voilà mis à l’aise. L’entretien avec ce tout grand peut commencer.

J’ai découvert un jour, à Bruxelles, un restaurant où l’on ne cuisine que des abats. Cela prouve la qualité gastronomique d’un pays quand il y a encore le savoir-faire nécessaire pour sublimer des plats issus du monde rural

La cuisine est votre métier et votre passion. Accepter un partenariat avec la marque Shiseido, n’est-ce pas une façon de se disperser?

Dans la vie, certaines choses nous apparaissent comme une évidence. J’ai toujours trouvé qu’il y avait une homologie entre la gastronomie, le produit transformé qui procure bien-être-santé, et le monde de la cosmétique. Bien sûr, ici il n’est pas question d’ingestion mais de se servir de l’ingrédient sourcé pour entretenir, parfois restaurer, le patrimoine qu’est la peau de chacun. La rencontre avec Shiseido était évidente car j’ai cette attractivité pour le Japon, je travaille avec ce pays depuis trente ans, mais aussi parce que la marque s’est intéressée à ce que nous faisions depuis quinze ans dans notre laboratoire de recherche et développement à l’Université Paris-Saclay. Nous planchons sur les eaux végétales, sur ce que sera la gastronomie en 2050 et 2070. J’ai été très sensible à cette démarche de sensibilité aux enjeux environnementaux d’une griffe qui a compris qu’il n’y aura pas de cosmétiques, ni de produits gastronomiques d’ailleurs, s’il n’y a plus de planète. Nous avons plein de choses à nous dire sur l’impact social et environnemental.

Ne voyez-vous pas la cosmétique comme le règne de l’apparence, le refus des lois du vivant?

Dans la cosmétique, je vois surtout une capacité à accepter qui nous sommes. Je ne me bats pas contre l’inévitable. Prendre un an tous les douze mois me semble normal mais je souhaite vieillir dans de bonnes conditions et entretenir le patrimoine qui m’a été donné au départ du mieux possible. Je crois à une permaculture humaine: donner envie à des gens en vie. Il faut savoir que je ne noue aucun partenariat dont j’aurais à rougir ou qui serait dommageable en matière socio-environnementale.

Le luxe n’est-il pas problématique en ce sens?

Le luxe est une insulte à la médiocrité, pas à la misère. Ce secteur demande de l’excellence et de la compétence. Il s’agit d’une économie de la qualité qui rend la vie bien meilleure pour tous. Je suis intimement persuadé que tout le monde peut en profiter. Selon moi, le luxe est bien plus durable que l’économie du low-cost qui prône que tout soit accessible à tout le monde à petit prix. Cela a dévasté notre monde.

Comment êtes-vous intervenu dans le processus d’élaboration des produits?

Mon équipe et moi avons surtout montré ce que nous faisons. J’évoquais tout à l’heure les eaux végétales. Nous avions déjà expérimenté une capacité à récupérer des eaux dans les produits végétaux (NDLR: sur 30 tonnes de tomates, le laboratoire de Thierry Marx parvient à récupérer, grâce à une centrifugeuse, 25 tonnes d’eau qui, sans cela, seraient gaspillées). Cela a interpellé Shiseido. La marque a également été très intéressée par la façon dont nous, chefs, nous sourcions nos ingrédients, comment nous les relocalisions et comment nous en mesurons l’impact social et environnemental. Mesurer l’impact social et environnemental, c’est savoir à qui on achète le produit, se demander si cette personne respecte un certain nombre de valeurs en phase avec celles que nous avons dans les cuisines, comme le refus des intrants chimiques et celui du surdosage. Qu’il s’agisse de gastronomie ou de cosmétique, on s’aperçoit qu’il y a un tronc commun. Nous parlons la même langue.

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Est-ce que cela veut dire que vous étiez sur le terrain?

Quand on évoque le Japon, c’est un terrain que je connais bien. Mon métier m’a amené à faire le tour des différentes préfectures pour tester la qualité des riz, des sakés ou des légumes. Je pense avoir acquis un vrai savoir en la matière. Avec Shiseido qui possède une expertise similaire, nous avons partagé nos connaissances, ce qui s’est révélé passionnant pour les deux parties. L’important, c’était d’apprendre à changer nos regards sur les choses.

J’ai le souvenir d’un chef japonais s’écriant « Mottainai! », quelque chose comme « C’est irrespectueux ce que tu fais! » devant un cuisinier qui avait jeté la tête d’une daurade lors d’une découpe. C’est une vraie faute professionnelle

Qu’est-ce que cela signifie concrètement?

Prenons un citron. Quand on le scrute attentivement, on se rend compte que la peau, le zeste, contient énormément d’huiles essentielles. Il y a aussi le ziste, la partie blanche, qui, si on le monte en température, devient un gélifiant et donc un texturant. Puis finalement, il y a le coeur du fruit qui en est le nectar. La démarche que nous avons entreprise consiste à ne plus parler de « déchets », mais de « co-produits ». Tout le travail consiste à intégrer ces co-produits dans nos fabrications. Sur 10 tonnes de récolte de yuzu, rien ne doit être perdu. De même, l’eau qui aura servi à laver les fruits sera recyclée. Il faut donner du sens, donner un cap, surtout dans un monde qui s’est accéléré en se connectant via les réseaux. Etre pris dans ce temps court ne doit pas nous faire perdre de vue que la planète, c’est du temps long.

C’est ce que vous appelez « mottainai »?

C’est cela, un terme japonais qui considère comme irrespectueux pour la planète de penser qu’il puisse y avoir un « déchet ». La nature, si on la respecte, ne produit aucun déchet. J’ai le souvenir d’un chef japonais s’écriant « Mottainai! », quelque chose comme « C’est irrespectueux ce que tu fais! » ou « Arrête ce gaspillage! », devant un cuisinier qui avait jeté la tête d’une daurade lors d’une découpe. C’est une vraie faute professionnelle car on peut l’utiliser pour faire un savoureux « kabuto dashi » (NDLR: un bouillon de base dans la cuisine japonaise, préparé à base d’algues konbu). La nature ne produit rien que nous pouvons nous permettre de gâcher car elle a des milliards d’années de Recherche et Développement que nous n’aurons jamais. De la peau d’une tomate à un grain de riz Koïchi, il n’y a rien à jeter.

Il nous reste à refaire confiance à la nature en espérant que celle-ci nous refasse confiance en retour.

C’est tout un système qu’il faut changer…

Oui, il n’échappe à personne que ce système montre ses limites. Les dernières statistiques nous prouvent que la chimie lourde depuis 1997 ne fait plus progresser la rentabilité à l’hectare… donc, il nous reste à refaire confiance à la nature en espérant que celle-ci nous refasse confiance en retour. Si on continue à croire que la déforestation en Amazonie ne touchera pas le coeur de Paris et de Bruxelles, c’est une erreur. La planète est en train de nous montrer que si nous continuons à chercher des profits à court terme, nous allons droit dans le mur. C’est un peu comme si elle disait: « Si vous continuez dans ce sens, je vous fais 500.000 morts par an, je n’ai aucun problème avec cela »… et nous nous retrouvons tous confinés derrière nos ordinateurs. Warren Buffet expliquait à juste titre – pourtant ce n’est pas le plus grand philosophe humaniste que nous avons connu – que le « prix n’est pas la valeur ». Le prix résulte d’une négociation entre deux parties, la valeur est ailleurs. La valeur d’un produit, c’est son impact social et environnemental.

Trouvez-vous qu’il y a encore beaucoup trop de gaspillage dans les cuisines des restaurants?

Hélas, beaucoup trop et cela vient d’une incompétence. Un commis japonais va utiliser 100% d’un turbot. En France, les manuels que l’on donne aux apprentis cuisiniers vous expliquent qu’il y a 70% de perte sur un poisson comme celui-là. On va dire la tête, l’arête, les nageoires, on ne les mange pas. C’est grave parce que vous ne savez plus donner de valeur ajoutée à un produit. Nous avons été trop longtemps des « gosses de riches », même si comme moi nous avions des origines modestes, car nous évoluions dans une société de consommation qui nous a incités à consumer une planète qu’on pensait inépuisable.

Nous avons été trop longtemps des « gosses de riches »

D’où la nécessité de ce que j’évoquais plus haut: il faut rayer le mot « déchet » du vocabulaire gastronomique, voire du vocabulaire tout court. Au Japon, il existe encore des lieux humbles, comme les izakayas (NDLR: des lieux entre le bistro et le bar à tapas), où l’on peut bien manger pour pas cher. Cela est uniquement possible car les chefs qui y officient ont un savoir leur permettant de faire des marges sur des plats à 5 euros, qu’il s’agisse d’une nouille soba, d’un bouillon très simple avec du poireau frit. En France, nous ne savons plus faire cela.

© HIROKI TAGMA

Le Japon occupe une grande place dans votre coeur…

Oui, c’est gigantesque. Adolescent, j’ai idéalisé le Japon au travers de l’histoire de Miyamoto Musashi, le samouraï ultime qui est le seul guerrier du XVIIe siècle à mourir dans son lit. Puis, c’est la pratique du judo qui m’a amené sur place. L’idéalisation a fait place à une fascination pour ce que j’avais devant les yeux, ce qui était là: l’homogénéité de ce peuple, l’architecture mais aussi le respect de la nature qui ne fait pas de cadeau sur cette île. Enfin, j’ai compris la gastronomie nippone grâce au chef Joël Robuchon qui m’a offert la possibilité de rencontrer le chef Kiyomi Mikuni. En 1988, cet homme m’a introduit dans des restaurants où aucun Occidental ne mettait les pieds. Quand on avait la chance de pouvoir poser une question, du type « qu’est-ce que c’est la cuisine? » aux chefs qui officiaient dans ces endroits, ils vous répondaient: « C’est donner de la mémoire à l’éphémère. » Je ne connais pas de plus belle définition. Le maître du sushi Jir? Ono disait quant à lui: « C’est le geste, le feu, le temps » ou « coupe juste, goût juste », actant par là le fait qu’il n’y avait rien à trouver dans un livre de recettes. On peut construire une vie sur de telles réponses. Je me suis efforcé de le faire.

Je suis converti à cette façon de viser l’excellence tout en ayant conscience qu’on ne la touche jamais.

C’est ce pays qui a forgé votre façon de penser et d’agir?

Oui, je suis converti à cette façon de viser l’excellence tout en ayant conscience qu’on ne la touche jamais. C’est être un artisan avec une âme d’artisan mais en ayant une rigueur industrielle. Le Japon, c’est: la rigueur, qui est à comprendre comme un projet; l’engagement, aller de l’avant; et la régularité de le faire tous les jours. Il s’agit de la stratégie de la libellule (NDLR: le chef a signé La stratégie de la libellule, en 2018, aux éditions Cherche-Midi). Quand cet insecte rencontre une difficulté, il monte, descend, essaie à gauche, à droite, mais jamais ne recule. Il est aussi question de se dérober en se cherchant un bouc-émissaire. Etre un homme à part entière dans la rectitude de ses choix. Attention, je ne cherche pas à être Japonais, je suis bel et bien Français, mais comme un Japonais j’entends mener mon existence « en avant, calme et droit », selon la phrase du général L’Hotte.

Comment avez-vous vécu 2020 et 2021, deux années désastreuses pour les restaurants?

Il était hors de question que je reste spectateur d’un train de l’économie arrêté en rase campagne sans qu’on sache quand il allait repartir. Je suis un homme de mouvement, je ne pouvais pas me laisser « Netflixé » et que les autres aient une vie à ma place. Je me suis remobilisé en tentant d’améliorer tout ce que je pouvais dans le fonctionnement de mes adresses. Avec deux amis, j’ai ainsi mis au point une technique que nous avons appelée « 3 x 10 ». L’idée était de consacrer 10 minutes à de l’exercice physique, 10 minutes à entrevoir ce que nous allions manger dans la journée et, enfin, 10 minutes de culture, que ce soit en lisant un article de presse ou en écoutant un podcast. Cela n’a l’air de rien mais cela permet de garder « un corps en tension et un esprit en action » et de ce fait d’entrevoir des possibilités de développements en conscience pour mes entreprises. Ce moment de pandémie nous fait renouer avec l’idée d’un cap. Ce cap est la durabilité. Le social et l’environnemental ne sont pas des options, c’est notre horizon. Si nous ne le comprenons pas, nous aurons des pandémies tous les deux ans. Quand on est en difficulté, il n’y a rien de tel que se projeter.

Le social et l’environnemental ne sont pas des options pour nous, c’est notre horizon.

Etes-vous pessimiste quant à l’avenir de la gastronomie?

Certainement pas. Je pense au contraire que cette crise a fait mesurer le caractère essentiel des restaurants. La restauration c’est aussi l’hospitalité. Avec le déconfinement, on peut observer à quel point les gens éprouvent le besoin de renouer avec cette dimension. Sans compter que les restaurateurs ont compris que la nourriture à emporter était une source complémentaire de revenus qu’ils avaient méprisée jusque-là. Comme la libellule, continuons à avancer.

En bref: Thierry Marx

Il est né à Paris en 1959.

En 1978, il entre chez les Compagnons du Devoir où il obtient un Certificat d’aptitude professionnelle de pâtissier.

Il a décroché de nombreuses étoiles au cours de sa carrière: la première fois, en 1988, au restaurant Roc en Val à Montlouis-sur-Loire, puis au Cheval blanc de Nîmes en 1991 et encore au Relais et Château Cordeillan-Bages à Pauillac en 1996 et 1999. En 2012, son restaurant Sur-mesure by Thierry Marx, dans l’hôtel du Mandarin Oriental à Paris, a également reçu deux astres.

Depuis 2005 et jusqu’à aujourd’hui encore, il donne des cours de cuisine en centres de détention.

En 2013, il crée le Centre français d’Innovation Culinaire à l’université de Paris-Sarclay avec le physicien-chimiste Raphaël Haumont.

En 2016, il ouvre son premier restaurant au Japon, à Ginza.

En 2021, il copublie, avec le chimiste Raphaël Haumont, connu pour ses travaux sur la cuisine moléculaire, L’innovation aux fourneaux – En dix idées-clé (éditions Dunod).

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