Réservations payantes, menu imposé… Aller au resto est moins marrant qu’avant (et c’est la faute des autres)

Kathleen Wuyard-Jadot
Kathleen Wuyard-Jadot Journaliste

Etre restaurateur en 2024, c’est faire partie d’un secteur qui évolue au rythme effréné de la société. Jusqu’à la nausée? Des pros de l’horeca passent à table et racontent un milieu en pleine mutation, avec, notamment, la généralisation des acomptes au moment de la réservation.

Si la réservation est la garantie d’avoir une table où et quand on le désire, dans les faits, c’est plus complexe. Et vu le nombre croissant d’annulations de dernière minute, voire de no shows – quand les clients ne se pointent pas et ne prennent même pas la peine de prévenir –, toujours plus d’établissements demandent une empreinte bancaire au moment de réserver. Une pratique «pas simple, parce qu’on craint toujours de blesser les clients», confie Luc Marchal, président des fédérations Horeca Wallonie et Horeca Hainaut, même si, pour lui, la gêne n’a pas lieu d’être: «Quand on réserve un objet dans un magasin, on paie un acompte, dans un hôtel, on laisse une empreinte bancaire, alors pourquoi serait-ce choquant au restaurant? Si le client a réservé, ne prévient pas et ne vient pas, la table est perdue, c’est un manque à gagner. Avec l’empreinte bancaire, les gens n’oublient plus d’annuler leur réservation parce qu’ils se disent que sinon ils vont perdre de l’argent.»

« S’adapter fait partie intégrante de notre travail et de notre envie de satisfaire au mieux les clients. »

Quid des restaurants qui abolissent les réservations et fonctionnent sur le principe du premier arrivé, premier servi? «Le rêve» selon Stéphane Diffels, chef de L’Air de rien, pour qui cela n’est toutefois possible «que dans des grandes villes», avec suffisamment de passage pour assurer que les tables soient remplies. Quant aux réservations avec créneau horaire, où il s’agit de libérer la table pour une certaine heure, ne dites pas à David Debin, président de la fédération Horeca Bruxelles, que ce n’est pas convivial: «C’est juste une autre notion de la convivialité. Le Belge a l’habitude d’arriver au resto et d’occuper la table de 19 heures à minuit en enchaînant apéro, repas, café et dessert, mais ce n’est plus rentable aujourd’hui. C’est dommage, parce que la Belgique a une vraie culture de la convivialité, mais la réalité économique actuelle fait que les restaurateurs ne peuvent plus travailler comme ça: en renouvelant plusieurs fois la table sur la soirée, on augmente la rentabilité.»

Pas question pour autant de pousser le vice jusqu’à suivre l’exemple barcelonais et refuser les tables d’une personne: «L’équilibre financier d’une entreprise est calculé sur une année, pas sur une journée, donc avoir une table d’une personne n’est pas un problème», rappelle Christophe Pauly, le chef du Coq aux Champs.

Indigestes, les intolérances?

Certes bien réelles, les allergies et autres intolérances alimentaires servent parfois aussi de prétexte au client pour substituer subrepticement un plat qui ne lui plaît pas. Une pratique quelque peu difficile à digérer pour les chefs, qui n’hésitent plus désormais à proposer des menus sans substitutions possibles, où les allergènes sont toutefois clairement affichés pour éviter les dangereuses surprises à la clientèle. Difficile à avaler? «Dans certains types d’établissements, les préparations relèvent de l’orfèvrerie, avec des dizaines d’ingrédients impossibles à substituer à la dernière minute», rappelle Luc Marchal.

© FLORE DEMAN

Pourtant, malgré l’étoile attestant de toute la finesse et la complexité de sa cuisine, Christophe Pauly confie ne pas comprendre les restaurateurs qui refusent catégoriquement les adaptations: «Il faut changer de métier alors! Nous sommes là pour procurer du plaisir, et s’adapter fait partie intégrante de notre travail et de notre envie de satisfaire au mieux les clients.»

Pour Stéphane Diffels, toutefois, «le restaurateur n’oblige personne à venir manger chez lui, et le menu est généralement connu à l’avance, donc le client peut choisir où il va», en fonction de ses éventuelles intolérances (ou préférences). Un avis que ne partage pas Marie Trignon, cheffe de La Roseraie: «Nous sommes cuisiniers, non? Nous demandons toujours à nos clients de préciser leurs allergies et intolérances lors de la réservation, afin de pouvoir les chouchouter au mieux et prévoir une alternative si nécessaire. Notre rôle est de pouvoir adapter nos mets sans trop de problèmes.» Et si David Debin regrette l’évocation d’intolérances pour avoir un autre plat – «ou un plat fait minute, ce qui est ridicule» – et affirme comprendre les restaurateurs qui refusent les substitutions même si «c’est un peu exagéré», les restaurateurs, eux, semblent fermement en faveur de l’adaptation, et tant pis si elle leur demande plus de travail.

Ce que la clientèle porte ne va pas changer la manière dont elle se comporte.

Les fédérations horeca soutiennent donc en théorie une pratique peu répandue: «Le concept de menu unique permet de soigner encore plus les plats, mais il ne faut pas entrer dans l’extrémisme du zéro changement, car nous sommes là pour nous adapter au client et lui permettre de trouver le bonheur qu’il est venu chercher chez nous», rappelle Jordan Boreux, chef du restaurant L’Episode. Dont acte chez Bouchery: bien que Damien Bouchery indique qu’il n’y a pas de substitutions sur son menu, dans les faits, «on est flexibles quand même et on s’adapte. Mon menu est sans lactose ni gluten, les principales intolérances, et pour le reste on gère au feeling».

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Et les bonnes manières dans tout ça?

Si, longtemps, une forme patriarcale de politesse exigeait qu’on pose l’addition devant Monsieur, cette époque semble révolue, et Sara Sommarti et Asad Khan, les gérants de Nina Restobar et de Babette, s’en réjouissent: «On a bataillé pour l’égalité des sexes, il n’y a donc aucune raison que l’addition soit réservée aux hommes. Aux femmes d’inviter la table tout entière si elles le souhaitent!»

Autre affranchissement, vestimentaire celui-là: à l’ère du streetwear, il peut sembler tentant de s’attabler en jogging brandé. Pourtant, «l’habillement va de pair avec le standing du restaurant», assure Olivier Dyselynck, manager de la Brasserie de l’aérodrome de Namur, secondé par Christophe Hardiquest, doublement étoilé pour feu son Bon Bon et désormais à la tête de Menssa. Pour lui, l’acte de se mettre sur son 31 est en effet un prélude au repas: «C’est là que démarre l’expérience», assure-t-il, même s’il s’agit avant tout de «se préparer pour soi-même, pour se sentir bien». Et Marie Trignon d’enchérir: «Le fait de réfléchir à sa tenue permet déjà de se mettre dans l’ambiance.»

Bien qu’il concède que «la tenue vestimentaire puisse être plus décontractée de nos jours», Hadrien Teniers, gérant du restaurant qui porte son prénom, confie, lui, encourager sa clientèle à «s’habiller de manière appropriée pour l’occasion. Cela contribue à maintenir une ambiance élégante et raffinée dans le restaurant». Pour Luc Marchal, «ce que la clientèle porte ne va pas changer la manière dont elle se comporte, mais tout est une question de respect». Après tout, ainsi que le rappelle Christophe Pauly, «l’élégance n’a pas besoin d’être guindée».

Réseaux… asociaux?

Bien que revendiqués comme «sociaux», les réseaux, ou plutôt leur utilisation au restaurant, ont tendance à couper leurs adeptes du reste de la tablée. Et à déranger les tables voisines? «Si un client photographie son assiette au smartphone, cela ne pose aucun problème, par contre, s’il s’agit d’un influenceur qui installe un trépied et commence à bouger les chaises et les tables, c’est plus compliqué», sourit Luc Marchal. «L’avantage des réseaux sociaux, c’est qu’ils offrent une communication facile et gratuite aux restaurateurs, pointe Christophe Pauly. Mais le désavantage, c’est que la magie disparaît: avant, on découvrait le menu au moment de s’attabler, maintenant, on l’a déjà disséqué sur les réseaux avant d’arriver et je trouve ça dommage. D’autant plus que la diffusion internationale qu’ils permettent fait que la cuisine a tendance à s’uniformiser.»

Quand on est sûr de la qualité de sa cuisine, il n’y a pas de quoi se tracasser.

Olivier Dyselynck nuance: «Une photo d’un plat met souvent plus en appétit qu’un intitulé ronflant à rallonge.» Même si pour Hadrien Teniers, bien que le fait que le partage d’expérience soit «un avantage, nous rappelons à nos clients d’être respectueux envers le reste de la clientèle et de ne pas perturber leur expérience avec des prises de vue excessives». Et cela vaut aussi pour le vécu des principaux intéressés: «Les influenceurs, mais pas qu’eux, vivent à travers leur téléphone en oubliant qu’ils ont des yeux pour voir et des papilles pour goûter et sentir. C’est parfois très triste de voir des tablées qui n’échangent plus un mot parce que tous sont scotchés à leur téléphone», regrette Victor des Roseaux, chef exécutif d’Anju.

© FLORE DEMAN

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Critiques constructives (ou destructrices?)

«Il y a énormément de faux avis sur les réseaux sociaux, où il est possible d’acheter des critiques aussi bien positives que négatives. Cela peut être très bénéfique pour la communication des établissements, mais ça peut aussi détruire une réputation», met en garde David Debin.

Et si les mots pèsent, gare au choc des photos: «On voit tout et n’importe quoi en ligne, avec le risque que quelqu’un balance une photo d’un plat mal présenté et fasse des dommages à la réputation de l’établissement, regrette Luc Marchal. C’est facile de trouver quelque chose qui ne va pas: il suffit de lire les commentaires TripAdvisor, les gens auront toujours quelque chose de négatif à dire.» En bien ou en mal… Pourvu qu’on en parle? L’adage ne s’applique pas à l’horeca. Même si, ainsi que le notent les chefs étoilés du Gastronome, Sébastien Hankard et Jean Vrijdaghs, les critiques postées sur les réseaux et autres plates-formes de commentaires offrent aux restaurants «une visibilité non négligeable. Quand on est certain de la qualité qu’on sort de la cuisine à chaque assiette, il n’y a pas de raison de se tracasser». A bon entendeur…

Pourboire or not pourboire?

Longtemps, la question ne s’est posée que lors de voyages à l’étranger, mais la pratique semble avoir traversé l’Atlantique… Sans devenir aussi prévalente pour autant: «Le pourboire n’est pas encore systématique, pour la simple et bonne raison que le personnel belge est salarié, et ne dépend pas des pourboires pour vivre», explique Luc Marchal. Et David Debin de préciser que si d’aventure vous vouliez marquer votre appréciation en laissant un pourboire, mieux vaut opter pour du cash: «En Belgique, le pourboire n’est pas du tout légiféré, donc dès l’instant où il devient traçable, c’est-à-dire s’il est laissé par carte bancaire, il est assimilé à un salaire. Ce qui veut dire précompte et ONSS, voire même impôts supplémentaires puisqu’il est considéré comme un chiffre d’affaires. Je suis pour la pratique du pourboire, mais si celle-ci se généralise, il faut prendre l’aspect fiscal en compte.»

« Une façon de transmettre à notre équipe qu’on a passé un moment réussi. »

C’est d’ailleurs pour ça qu’au Coq aux Champs étoilé de Christophe Pauly, «il n’est pas possible de laisser de pourboire par carte de banque. C’est trop difficile à gérer au niveau comptable». Du reste, le chef, qui précise qu’il n’y a aucune obligation – «l’équipe est rémunérée pour garantir un travail de qualité» –, se dit favorable à la pratique, qu’il qualifie de «jolie gratification et remerciement à l’équipe». Même écho chez Sébastien Hankard et Jean Vrijdaghs qui voient dans le pourboire une manière pour les clients de «transmettre à notre équipe qu’ils ont passé un moment réussi et reçu un service au top», même si «chacun reste maître du pourboire qu’il souhaite ou non donner. Ça ne changera pas la qualité de notre service ou notre jugement envers eux». Bien que pour Jordan Boreux, chez qui les pourboires sont partagés avec toute l’équipe, «plongeurs compris», «cela aide à avoir des serveurs plus dévoués, aux petits soins et aux petits oignons».

© FLORE DEMAN

Nos restaurateurs sont unanimes: pas question toutefois d’imposer un seuil minimum comme aux USA. Ni de partager: «Je suis pour le pourboire, mais contre le fait que l’Etat veuille qu’on les déclare pour les taxer, confie Leopold Van Der Gracht, propriétaire du Café des Minimes, Café Circus et Cheval Marin. En tant que client, si je sais que 30% de ce que je donne à un serveur partira dans les caisses de l’Etat, j’hésiterai plus d’une fois avant d’en donner un. Le pourboire est un geste de pure gratitude en reconnaissance d’un service dévoué.» A payer de préférence en espèces donc.

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