Rooftop chefs: notre rencontre sans tabous avec Nick Bril et Lionel Rigolet
Pari éphémère infusé à la belgitude, Table 58 abouche une expérience gastronomique de haut vol à un face-à-face inédit avec l’Atomium. Rencontre au sommet avec Nick Bril et Lionel Rigolet, les deux maestros derrière ce nouveau rooftop printanier.
Scarifié de quatre piliers supportant chacun une statue en bronze, le Palais 5 du Heysel hante l’inconscient bruxellois. Le bâtiment est certes monumental mais il est devenu une toile de fond sans relief. Rares d’ailleurs sont ceux qui lui prêtent encore attention. Pourtant, c’est bien un vrai patrimoine, quasi centenaire, dont il s’agit là. En janvier dernier, un studio de production en verre transparent était installé au sommet de ce géant de béton un brin décati. But de la manoeuvre? Diffuser les contenus promotionnel du Salon de l’Auto qui n’avait pas pu avoir lieu pour cause de pandémie. Vouée à être démontée, la structure reprend du service jusqu’au début de l’été grâce à une collab entre Brussels Foodie, la cellule créatrice d’expériences culinaires de Brussels Expo, et We Are C, agence de communication à qui l’on doit Culinaria. Cette association programme un pari audacieux de table éphémère, alignant 20 couverts, dont les repas 5 services ont été conçus à quatre mains par les chefs doublement étoilés Lionel Rigolet (Comme chez Soi) et Nick Bril (The Jane). C’est à la faveur d’une ascension brutale de huit étages sans ascenseur, soit plus de 200 marches, que l’on a rencontré les deux intéressés pour parler de cette initiative mais aussi d’avenir, de refus des frontières et de créativité.
Comment avez-vous travaillé pour concocter ce menu?
Lionel Rigolet: Nous avons travaillé chacun de notre côté. J’ai réalisé d’abord une mise en bouche, une mousse de poireau et cresson avec un jus de carotte gingembre pour rafraîchir le palais. Ensuite, en guise de seconde entrée, je propose un consommé légèrement citronné de gambero rosso accompagné d’un mélange de chou, de kale, d’oignons verts et de petits lardons. Je me charge également du dessert tout en fraîcheur autour de la rhubarbe et de la fraise. Le tout est ponctué de notes anisées et de violette. Nous allons servir cette proposition pendant deux mois et puis nous alternerons les rôles, je ferai alors la seconde mise en bouche, la première entrée et le plat.
‘Notre métier est d’apporter du plaisir aux gens sans tenir compte des frontières. Les chefs devraient être totalement libérés de ce type de limites identitaires.’ Nick Bril
Nick Bril: Il est intéressant de constater que sans nous connaître et en oeuvrant à distance, les plats s’enchaînent de façon naturelle. Il faut bien comprendre que Table 58 n’est pas une affaire d’ego. Il n’est pas question de comparer. L’idée est d’offrir une expérience unique aux convives. La mise en bouche qui m’incombe est une tartelette qui reprend les codes de la tomate crevettes revisitée entre autres dans le sens de la fermentation. Je veux profiter de cette occasion pour rendre hommage à la Belgique. L’entrée consiste en un plat signature à base d’huître plate, un clin d’oeil à la Zélande d’où je viens, de thon rouge de l’Atlantique, pêché de manière durable, avec une touche asiatique, soit une pâte de miso fermentée avec du pain au levain. Le plat principal fait se rencontrer filet de volaille, un produit très humble qui tranche avec ce que proposent la plupart des gastros, et boudin noir sous forme de ballotine. La préparation fait également place à du chicon, du chou de Bruxelles, ainsi que de la poire confite pour conférer un côté rassurant, grand-maternel.
Pourquoi avoir accepté ce projet?
N.B.: C’est la première fois que je tente une aventure à Bruxelles. Ce qui me réjouit, c’est de collaborer avec une véritable institution de la capitale, le Comme chez Soi, qui fait valoir près de cent ans d’existence. Il n’est pas sûr que j’aurais dit oui à un jeune chef qui serait venu me trouver. J’estime important qu’un chef qui débarque dans une ville qu’il ne connaît pas montre de la considération pour le public local.
L.R.: Quand on m’a proposé ce projet, j’ai posé une condition, je voulais travailler en binôme. Vu le lieu qui évoque une certaine idée de la Belgique unie, il m’a semblé évident de solliciter un chef du nord du pays. Je n’ai jamais cuisiné avec Nick mais on s’est déjà rencontrés à travers l’association Les Grandes Tables du Monde dont nos restaurants font partie.
L’infrastructure n’est pas adaptée, vous ne serez pas en cuisine… mais vos noms sont en jeu. Ne craignez-vous pas de perdre des plumes?
N.B.: Je suis un chef d’une jeune génération. Pour moi, entreprendre est essentiel. Cela fait autant partie de mon métier que la cuisine. Je revendique le droit à ne pas rester entre quatre murs. J’ai des projets aux Maldives et à l’international. Je pense que s’enfermer en cuisine en répétant la même routine est mortifère pour l’inspiration, l’énergie et le désir de cuisiner. De plus, il est important d’apprendre à faire confiance aux autres. Table 58 est risqué mais c’est une occasion de transmettre et d’échanger plutôt que commander et se faire obéir. En ce sens, j’ai tout à gagner. Les gens qui vont venir s’attabler doivent également comprendre que la proposition sera en dessous de notre niveau habituel, je pense par exemple aux tables qui tremblent légèrement lorsque quelqu’un se déplace, mais la compensation consiste en une expérience unique et limitée dans le temps. La vue incroyable devrait également gommer la fatigue résultant de la montée des huit étages.
L.R.: Il faut garder à l’esprit que c’est davantage une expérience qu’un restaurant à proprement parler.
Il y aura un chef exécutif pour envoyer tout cela. De qui s’agit-il?
L.R.: Nous avons fait appel à Thibault Granville avec qui j’ai déjà travaillé sur le Tram Expérience ( NDLR: un repas gastronomique servi dans un tram en mouvement). C’est quelqu’un qui a l’habitude des défis logistiques – dans ce cas, des plats voyageant entre un lieu de production et un lieu de finition – et qui comprend bien les attentes des autres chefs. Il a appris son métier entre autres avec Yves Mattagne, ce qui est une référence. Nick m’a fait confiance sur ce choix.
N.B.: Je suis très content de l’exécution des plats. Il n’y a plus que quelques points de détail à encore régler pour l’ouverture.
Il n’est pas si courant qu’un chef du nord et du sud du pays s’embarquent dans un projet commun. Cela a tout du symbole.
N.B.: Je pense que c’est regrettable qu’il n’y ait pas plus d’initiatives en ce sens. C’est d’autant plus vrai qu’il y a eu une sérieuse asymétrie au niveau des aides de l’Etat au moment où la crise sanitaire était au plus fort. Je n’ai pas envie d’entrer dans des considérations politiques mais notre métier est d’apporter du plaisir aux gens sans tenir compte des frontières. Les chefs devraient être totalement libérés de ce type de limites identitaires. Personnellement, j’aime Anvers mais j’aime beaucoup Bruxelles aussi. Je sais que Lionel passe une partie de son temps en Zélande. Notre collaboration doit être interprétée comme un signal adressé à notre secteur: ne nous replions pas sur nous-mêmes.
L.R.: Tout dans ce lieu, de l’architecture à la vue, incite à embrasser l’horizon le plus large possible. Et puis, il y a beaucoup de sens à faire renouer cet endroit emblématique de notre histoire nationale avec ses racines belges, qu’elles soient au-delà ou en-deçà de la frontière linguistique. D’un point de vue personnel, moi qui suis assez classique, j’éprouve beaucoup de plaisir à côtoyer un chef plus jeune et plus rock’n’roll. Nick m’apprend des tas de choses. C’est une bonne manière de sortir de sa zone de confort.
Sans doute est-il pour vous deux enthousiasmant de lancer un tel projet après le rythme saccadé de la pandémie?
N.B.: J’ai été très marqué par l’épisode du Covid. J’ai appris que tout pouvait changer, s’écrouler, en un claquement de doigts. Mon attitude a changé du tout au tout au moins sur deux points. Le premier, c’est la satisfaction personnelle. Avant, je n’étais jamais satisfait, je voulais toujours plus. Après les deux années que nous venons de passer, j’ai appris à être fier de ce que je faisais. Le second, c’est le rapport aux équipes, j’ai appris à être plus patient et plus tolérant. Je prends désormais le temps de communiquer comme il le faut. Cela dit, oui, Table 58 est pour moi une bouffée d’air frais. J’en ai besoin, tout comme les Bruxellois, je pense.
‘J’éprouve beaucoup de plaisir à côtoyer un chef plus jeune et plus rock’n’roll. C’est une bonne manière de sortir de sa zone de confort.’ Lionel Rigolet
L.R.: Le Comme chez Soi a bien traversé la tempête, nous avons gardé l’équipe. Cela dit, depuis la mi-novembre, on a décidé de fermer trois jours d’affilée. Cette décision, prise dans le sens de la qualité de vie, a entraîné des répercussions immédiates: nous avons trouvé le chef pâtissier que nous cherchions en vain depuis deux ans et demi. La pandémie a eu pour conséquence de redistribuer les priorités, un chef se doit désormais d’adapter son modèle. En ce sens, il est plus facile de partir d’une page blanche que de faire traverser le temps à une institution.
La guerre en Ukraine a succédé au Covid, n’y a-t-il pas un risque pour vous d’être complètement abattus?
L.R.: Nous venons de faire le premier service sans les masques, cela met du baume au coeur. J’avoue avoir besoin de revivre, de faire des projets. Il n’est pas question de baisser les bras.
N.B.: J’ai la conviction d’être au volant de ma destinée, ce qui est toujours rassurant. On peut toujours changer de route. Le monde est plus que jamais, me semble-t-il, un lieu difficile. Mais il appartient à chacun d’entre nous de le rendre meilleur. Je veux contribuer, même pour un temps limité, à faire de Bruxelles une ville où l’on se sent bien.
Quel regard portez-vous sur la scène gastronomique belge?
N.B.: Elle est excellente, je peux l’affirmer en connaissance de cause dans la mesure où je voyage beaucoup. Le seul problème c’est cette propension naturelle à l’humilité. Nous devrions faire savoir davantage que nous sommes bons. Hélas, c’est perçu comme de l’arrogance ici, alors que dans beaucoup d’autres pays, ce type de promotion va de soi. Anvers, Bruxelles, la Belgique sont des endroits pour les foodies. Il y a une offre très diversifiée, depuis des établissements traditionnels à des adresses avant-gardistes. De plus, l’aspect de circuit court est très présent.
L.R.: Nous ne nous exportons pas bien. Mais il y a aussi une méconnaissance du pays. Pendant la pandémie, ma femme et moi avons beaucoup circulé en Belgique. Nous sommes tombés sur des merveilles.
La Belgique compte de moins en moins d’étoilés ; certains jettent le gant. Cela a-t-il encore un sens de pratiquer la gastronomie de haut vol?
N.B.: Oui, sans hésiter. C’est complexe mais c’est ce qui me procure du bonheur. En revanche, comme je le disais, il faut arrêter d’assigner les chefs à résidence, c’est sclérosant. Les chefs ne doivent pas être contraints à ne plus éprouver le plaisir de cuisiner. Je voyage trois semaines par an et ces vingt-et-un jours boostent ma cuisine, mais aussi la personne que je suis. L’effet sur ma carte est palpable, il faut arrêter de cultiver ce mythe. Comme le disait Paul Bocuse, en faisant allusion au travail d’équipe dans la haute gastronomie, « qu’on soit là ou pas là, ce sont les mêmes qui cuisinent ». L’autre message qui doit passer au niveau du public, c’est que l’excellence a un prix. Il est important que subsistent des maisons apportant un soin optimal à la cuisine et à l’accueil.
L.R.: Il est crucial de cultiver son identité en intégrant les évolutions mais sans se renier. C’est un équilibre difficile mais quand on l’atteint, on passe à un niveau supérieur. Nous allons fêter les 100 ans du Comme chez Soi, c’est quelque chose qui nous remplit de joie. Je pense que le plus important, c’est de cuisiner en accord avec qui l’on est. Nick et moi, nous ne sommes pas obnubilés par une gastronomie cérébrale, nous préférons pratiquer une cuisine qui vient essentiellement des tripes.
En bref – Nick Bril
Né en 1984 aux Pays-Bas, Nick Bril découvre la cuisine à 14 ans alors qu’il fait la plonge dans un restaurant local.
Après des études à Bruges, l’apprenti rejoint Oud Sluis, le restaurant de Sergio Herman, à 18 ans. Il monte les échelons et devient chef de cuisine à 24 ans.
En 2014, il ouvre, dans une vieille église, The Jane avec son ancien patron. En peu de temps, l’adresse décroche deux étoiles.
En 2021, celui qui est aussi DJ rachète les parts de Sergio Herman. Seul maître à bord, il poursuit aussi d’autres projets (August à Anvers, Patina aux Maldives).
En bref – Lionel Rigolet
Entré en cuisine par le biais d’un oncle traiteur, Lionel Rigolet (1969, Ottignies) se forme à l’école hôtelière de Namur.
Il y rencontre Laurence Wynants, fille de Pierre Wynants, chef triplement étoilé du Comme chez Soi. Le couple affiche aujourd’hui une histoire de trente ans.
Après avoir fait ses armes à l’étranger, il intègre l’enseigne de la place Rouppe. Wynants lui passe le flambeau en 2006.
En 2007, il est élu Chef de l’année au Gault & Millau, avec 19/20 mais perd une étoile au Michelin.
Après une période de doutes, il est à nouveau en pleine possession de ses moyens. Table 58 en est la preuve.
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