Show devant, les « gestes en salle » reprennent du service dans les restaurants

L'heure est aux gestes en salle dans les restaurants - Getty Images
L'heure est aux gestes en salle dans les restaurants - Getty Images
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Jugés ringards il y a peu, les gestes en salle reprennent du service. Formaté en version traditionnelle ou recalibré selon de nouveaux codes, ce spectaculaire retour sur le devant de la scène allèche.

Un sabayon dont les coups de fouet claquent au rythme de La Tarantella Miracoli – cet air entêtant associé à la célèbre marque de pâtes «italienne»… Tel est le purgatoire où végètent les gestes en salle à la fin des années 90. La scène se déroule au Frascati, un restaurant de Laeken, mais elle aurait tout aussi bien pu être enregistrée à Namur ou Liège. A l’époque, hormis quelques enseignes prestigieuses où ils sont maintenus sous respirateur artificiel, l’encéphalogramme des rituels de service est quasiment plat. Du folklore pour le dire vite. 

Pour comprendre ce long processus d’érosion, il faut remonter le temps, direction la France. Durant les Trente Glorieuses, cycle de forte croissance économique auquel le choc pétrolier de 1973 a brutalement mis fin, les pratiques de salle sont à leur apogée. Autre temps, autres mœurs, le public se presse alors dans certains restaurants pour y absorber les vibrations de maîtres d’hôtels remarquables. Ces grands noms de l’accueil, véritables magiciens du guéridon, s’inscrivent dans la lignée des figures légendaires à la Vatel (1631-1671) et César Ritz (1850-1918).

Dans les années 50, il y a Jean-Claude Vrinat que l’on observe religieusement flamber le homard chez Taillevent ou René Lasserre peaufinant, devant des convives ébahis, le célèbre «pigeon André-Malraux» au cœur de son restaurant éponyme au toit escamotable.

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Fin de partie

1973 n’est pas seulement l’année où le monde comprend le danger de son addiction à l’or noir, c’est également la date d’un changement de paradigme gastronomique: l’émergence de la nouvelle cuisine. Les chefs, la plupart du temps invisibles jusqu’alors parce que rivés à leurs fourneaux, se mettent à faire parler d’eux. Leur moyen d’expression? L’assiette désormais composée loin des convives et présentée à la façon d’une œuvre d’art à part entière. Cette manière de faire consacre le «service à l’américaine» – l’assiette efficiente, prête à être consommée – au détriment de celui dit «à la russe» mettant en scène un maître d’hôtel qui performe découpes et flambages depuis un guéridon.

Cette révolution de palais se comprend aussi dans un contexte économique plus serré – la fin du rêve de croissance infinie – obligeant les chefs à rationaliser les coûts et les clients à raccourcir le temps passé au restaurant. Conséquence directe: le savoir-faire de salle entre dans un long hiver. Le flamboyant «maître d’hôtel» se mue progressivement en «directeur de salle» obséquieux.

Si les chefs triomphent, perçus comme libres et inspirés, la salle connaît une crise identitaire. Aux uns les projecteurs et la lumière; aux autres le bras figé dans le dos et les «bonne continuation d’appétit» à ânonner. L’imagerie servile et ingrate du «porteur d’assiettes» prend corps. Et puisque cette mise à mort symbolique ne semble pas suffire, de nombreux chefs se décident à planter une dernière banderille dans ce grand corps à la renverse que constituent alors les pratiques de salle. Comment? En choisissant d’apporter eux-mêmes les assiettes aux clients. Le tout pour un bilan sévère faisant dire à un chef comme Filippo La Vecchia (Osteria Romana) que «salle et cuisine ne parlent plus la même langue».

Un divorce consommé? Karen Torosyan (Bozar) estime quant à lui que «cette fracture a été trop loin».

Opposer les équipes de salle et de cuisine revient à jouer un match contre soi, à marquer des buts contre son propre camp, comme si dans une même équipe de football, on dressait les attaquants contre les défenseurs ».

Karen Torosyan

La nécessité d’inventer un nouveau narratif gastronomique voit alors le jour. «Entre le service et la salle, il doit y avoir la même complémentarité qu’entre un chef d’orchestre et le premier violon», théorise le triple étoilé Bernard Pacaud (L’Ambroisie, à Paris). Ce rééquilibrage abouchant la salle à la cuisine décolle d’emblée, emportant tant l’adhésion du public que celle des médias.

En cause, un scénario qui répond à de nombreuses attentes propres au goût du jour: proximité rassurante, quête frénétique de l’attention, transparence, lisibilité des produits, remise à l’honneur d’un savoir-faire oublié et, époque de réseaux sociaux oblige, événementialisation visuelle propice à la viralité.

L’éternel retour des gestes en salle

L’un des pionniers du retour de l’art du service en salle est à n’en pas douter Alexandre Gauthier. A travers Anecdote (Montreuil-sur-Mer), le Français a, dès 2015, voulu rendre hommage à l’héritage culinaire de son père, Roland Gauthier. De la nostalgie pour cette adresse sous-titrée «Cuisine de mémoire»? L’intéressé le confesse volontiers, sans doute à l’égard d’une époque où l’on ne mangeait pas en trente minutes. Signes particuliers? Plusieurs plats, au sein d’une carte qui fleure bon les années 70, se voient terminés en salle, qu’il s’agisse du vol-au-vent de volaille, assemblé et saucé devant les clients, ou de la célèbre crêpe Suzette flambée en bonne et due forme. C’est cette même volonté de revisiter son passé et d’exhumer des gestes enfouis qui pousse une maison parisienne comme Taillevent, sous l’impulsion de son chef Giuliano Sperandio, à concevoir un menu «Gestes du Taillevent» célébrant des pratiques traditionnelles comme le flambage, la découpe au guéridon, et l’assaisonnement de dernière minute.

Quant à la fille de l’ancien propriétaire de cette intuition, Valérie Vrinat, elle a publié fin 2023 un Eloge du service en salle, aux éditions Menu Fretin, livrant un volet éditorial au phénomène.

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Ces réactivations du passé ne sont pas l’apanage du seul Hexagone. La Belgique est elle aussi montée à bord du train du «reenactment», pour reprendre l’intitulé d’une «forme performative d’archive» prisée par l’art contemporain. Jusqu’au 12 octobre prochain, The Iris, le restaurant de The Hotel, imposante tour de 27 étages posée sur le boulevard de Waterloo à Bruxelles, fait revivre sa très culte Maison du Bœuf, enseigne bruxelloise prisée entre 1967 et 2011. «Au départ, nous voulions remettre à ceux qui ont fait l’histoire de ce restaurant des plaques du mythique four Molteni qui est sur le point d’être démonté pour des raisons écologiques… Mais nous avons changé notre fusil d’épaule. L’idée s’est imposée de façonner une sorte de capsule temporelle faisant revivre l’esprit de ce lieu à part pendant un mois», explique Silvio Folisi, un chef ayant rejoint l’épopée en 2003.

Au programme, un menu d’époque – tartare haché à la minute et caviar; bar de ligne rôti entier en écailles à la fleur de thym; ainsi qu’imposante côte de bœuf – dont le rituel de salle sera exécuté par Serge Vannevel, un ancien serveur y ayant œuvré pendant quatre décennies.

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Une expérience inégalée

Du côté de Mons, un chef comme Eric Fernez qui se revendique «classique depuis 1988» n’a jamais désavoué les gestes en salle. Il aurait pu les renier il y a quinze ans lorsqu’il est passé de Chez Fernez à D’Eugénie à Emilie et que les pratiques de salle étaient au plus bas. Mais non.

Certes une assiette dressée en salle est moins léchée que celle que l’on peut réaliser en cuisine mais la transmission de l’émotion, du savoir et de l’expérience qui passe par le serveur est indépassable ».

Eric Fernez

Encore faut-il que les deux parties soient alignées. Faical Rhayou, maître d’hôtel chez Bagheera, un restaurant bruxellois qui joue le jeu des gestes en salle, se souvient d’une aventure malheureuse. «J’étais plus jeune et le bar que j’étais en train de découper a terminé en partie sur les genoux d’une dame pour qui je le découpais. Je me suis exclamé «Oh, il neige!» Heureusement, elle l’a pris avec le sourire et l’incident a très vite été oublié. Le problème est arrivé parce que le chef avait oublié de mêler le sel à du blanc d’œuf», se souvient l’intéressé.

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Investie depuis 2020 par Yves Mattagne, la Villa Lorraine mise elle aussi sur une trame pérenne. Lorsqu’il a quitté le restaurant où il officiait auparavant, le cuisinier a emmené avec lui la célèbre «presse à homard» Christofle. Habitué à la manier depuis près de vingt ans, le directeur du restaurant Fabrice D’Hulster note un regain d’intérêt pour le cérémonial consistant à broyer coffre, œufs, pattes et tête d’un homard femelle pour le mélanger à de la bisque ou, au choix, à une espuma de béarnaise.

«Je me souviens qu’au Sea Grill, nous ne l’utilisions pas tous les jours, alors qu’à la Villa, il nous arrive de nous en servir jusqu’à quatre fois par service. J’ai constaté qu’il y avait désormais un effet d’entraînement. Une fois que nous réalisons cette opération en salle, deux à trois commandes tombent dans la foulée», relève cet as du perdreau flambé au cognac.

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Sans surenchère

A côté du récit visuel classique, de nombreux chefs se plaisent à redessiner le cérémonial des gestes en salle du fait des exigences renouvelées de la clientèle. Ils dessinent une nouvelle approche congédiant le geste gratuit perçu comme l’abomination suprême. Julien Roucheteau du Restaurant des Rois à Beaulieu-sur-Mer analyse: «Plutôt que la découpe, je préfère favoriser des gestes de finition qui ouvrent le dialogue entre le serveur et le client. Par exemple un poisson chauffé sur un galet et déglacé avec un bouillon. La technicité pure et la virtuosité n’ont pas grand intérêt, ils tiennent à distance.»

Même son de cloche à L’Air du temps (Liernu) où les gestes pratiqués sont du même acabit, telle la langoustine cuite sur pierre, un rituel qui nécessite de nombreux ajustements. «Ce genre de processus doit souvent être répété en cuisine avant de pouvoir être effectué devant le client», assure San Degeimbre.

A Bozar, Karen Torosyan, artisan obsédé du geste parfait, a lui aussi congédié la théâtralité vaine. «Il n’y a aucun intérêt à saucer en cuisine. Si je le fais, la sauce va tacher les bords lorsque l’assiette sera transportée», commente le double étoilé. Pascal Devalkeneer, quant à lui, pointe la difficulté d’assurer une constance. «Qu’il y ait 10 ou 40 couverts, le résultat doit être le même. Cette difficulté, couplée à celle de trouver du personnel compétent, me pousse à faire des choix. Nous cuisons par exemple des queues de homard au binchotan (NDLR: un charbon de bois japonais de cuisson lente sans odeur, ni fumée) devant les convives ou nous prélevons en live le miel des cadres de nos ruches. Je ne suis pas convaincu par la découpe d’une selle d’agneau en salle: c’est très vite tiède. Je préfère alors proposer ce scénario à travers une boule de céleri-rave en papillote», détaille le chef du Chalet de la Forêt.

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Nouvelle vague

Il est à noter que la question des gestes travaille les écoles hôtelières dont certaines ont reçu cinq sur cinq les doléances des restaurateurs qui regrettent des cursus trop théoriques. A l’Institut Ilon Saint-Jacques à Namur, Patrick Presciutti, professeur de salle et de sommellerie, assure que ces gestes «n’ont jamais été abandonnés». En dernière année, ils sont même pratiqués au quotidien à la faveur d’un restaurant ouvert au public. «Dans chaque carte que l’on établit, on trouve 4 entrées, 4 plats, et 4 desserts. Systématiquement, dans chacune des catégories, on met une découpe, un travail ou un flambage en salle», commente l’enseignant qui note que même dans Top Chef le service est remis au goût du jour.

Il est intéressant de constater que de tels rituels ne sont plus l’apanage des restaurants gastronomiques. Même des adresses trendy mettent la main à la pâte. Experte en marketing digital, Lucie Van Damme ne s’en étonne pas: «Dès qu’il y a un peu d’action, les gens sortent leur téléphone et ce qui est filmé peut rapidement devenir viral. Il y a toutefois un risque de tomber dans le geste inutile. Un restaurant que je conseille m’a demandé mon avis sur un cocktail servi avec une bulle qui, quand le serveur la perce, dégage de la fumée. C’est le genre de choses que je déconseille, on est du côté des paillettes, cela ne raconte rien et n’a aucun impact gustatif.»

Mais quid des pâtes dont la cuisson se termine dans une roue de pecorino comme cela est proposé dans des adresses de la capitale comme Cocina ou Barracuda, tout récemment ouvert à Flagey par le groupe Big Mamma?

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S’il est indéniablement question de photogénie, le chef Alberto Suardi (Barracuda) congédie le spectre du non-sens. «Cette opération a un vrai sens gustatif. L’amidon libéré par les pâtes permet de créer une texture plus crémeuse et plus homogène en faisant fondre l’intérieur de la roue de pecorino.» Une question subsiste: faut-il imaginer le personnel de salle sauvé en contexte économique difficile? Pas si l’on en croit Eric Fernez. «Rien que dans la région de Mons et Tournai, j’ai vu deux adresses dans lesquelles une partie du service était assurée par des robots. Cela me rend pessimiste sur l’avenir de l’humain en gastronomie.»

Adieu découpes, flambages et cuissons?

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