Souvenirs d’été ’96 d’Yves Mattagne

" Plutôt que de fréquenter les tables gastronomiques, je préfère traverser un marché. " © BELGAIMAGE
Catherine Pleeck

Pendant les vacances, Le Vif Weekend revient sur un été marquant dans la vie d’une personnalité. Cette semaine, le chef étoilé belge Yves Mattagne nous raconte sa contribution aux jeux Olympiques d’Atlanta, en 1996.

Impossible, ou presque, de ne pas connaître Yves Mattagne, tant ce chef médiatique est partout. Le Belge ne cesse de se démultiplier, quand il n’est pas en cuisine du restaurant doublement étoilé Sea Grill, une maison bruxelloise dont il est responsable depuis près de trente ans, ou de la brasserie Balthazar, qu’il a ouverte il y a un an à Knokke-Heist, avec Laurent Vandekerkhove aux manettes. Émissions de télévision, missions de consultance diverses pour l’ouverture d’établissements et d’hôtels aux quatre coins du monde, plats préparés pour le compte de Delhaize, menus imaginés pour la compagnie aérienne Brussels Airlines, Privajet ou les maisons de retraite Orpea, participation à des manifestations publiques comme Culinaria ou Dinner in the Sky… À croire qu’il ne dort pas.

Dans sa suite Ambassadeur, au septième étage de l’hôtel Radisson Blu, à Bruxelles, où il a installé son bureau, ce quinqua multi-récompensé ne compte pas son temps, afin de raconter de façon savoureuse son parcours. De son apprentissage à la dure dans un restaurant de Baisy-Thy où il était tenu de rester loger, avec le gibier fraîchement chassé suspendu dans sa douche, au choix de carrière qu’il a dû prendre seul – sa femme, hôtesse de l’air, étant injoignable en Afrique – et qui l’a vu préférer l’aventure du Sea Grill plutôt que l’ouverture d’un restaurant gastronomique, en Australie, pour le groupe Hilton. Sans oublier la faillite récente de son Atelier ou les dîners grandioses qu’il a eu l’occasion d’orchestrer, notamment pour Louis Vuitton, sur la Grande Muraille de Chine, ou pour le collectionneur d’art Guy Ullens, dans un entrepôt désaffecté de Pékin.

Celui qui, jeune, rêvait d’une carrière sportive, avant de tout envoyer balader pour apprendre la cuisine sur le tas, n’a jamais fait du décrochage d’étoiles un objectif de carrière. C’est davantage l’idée d’exercer dans un hôtel, un job par nature plus diversifié, qui le fait vibrer depuis ses débuts. Parmi la longue liste de ses évocations estivales, il aurait pu pointer les seize heures de nage qu’il a dû endurer de nuit à 18 ans, pour rejoindre les côtes d’Ibiza après que son catamaran eut coulé. Il a préféré se rappeler les à-côtés d’une mythique manifestation sportive, c’était durant l’été 1996.

Pourquoi les jeux Olympiques d’Atlanta figurent-ils en haut de la liste de vos souvenirs marquants ?

Les jeux Olympiques d'Atlanta, où le cuisinier gérait le catering des sponsors VIP et des invités protocolaires belges.
Les jeux Olympiques d’Atlanta, où le cuisinier gérait le catering des sponsors VIP et des invités protocolaires belges.© Belga image

Je suis parti un mois sur place, pour gérer le catering des sponsors VIP et des invités protocolaires belges, comme le Roi, etc. Nous étions quatre, pour nous occuper d’une villa de dix personnes, d’un hôtel de cent chambres et d’un club composé de cinquante appartements. On préparait les petits déjeuners, les repas, les soirées lors de chaque nouvelle médaille… Notre cuisine était installée dans une salle de fitness. Autant dire que ce fut intense, nous avons bossé jour et nuit ! Nous devions faire nous-mêmes les courses dans les supermarchés, en fonction des envies des visiteurs. Après l’attentat (NDLR : dans le parc du Centenaire, lieu emblématique des jeux, l’explosion a fait deux morts et une centaine de blessés), plus aucune voiture ne pouvait entrer dans le centre ; nous devions transporter nos achats sur notre tête. Même notre chauffeur n’arrivait plus à tenir le rythme. À la fin, c’était lui qui dormait à l’arrière de la camionnette pendant que nous conduisions ! L’art de la débrouille… Un souvenir exceptionnel. Un challenge comme je les adore !

Pour vous, pas question de rester non-stop derrière les fourneaux…

C’est vrai qu’avec la réputation du Sea Grill, nous avons eu l’occasion de mettre sur pied quelques concepts assez extraordinaires. Sur le chemin vers la Coupe du monde de football en France, par exemple, nous avions installé une cuisine sur chaque parking d’autoroute. Les invités étaient transportés dans des minibus. À chaque étape, les assiettes leur étaient servies minute. Tout avait été chronométré, pour que chaque équipe de cuisiniers puisse ensuite dépasser les bus, afin d’aller servir un nouveau plat, deux stops plus loin. Autre projet initié en interne : le service traiteur de l’extrême, qui entendait cuisiner pour vous, partout. Pour le prouver, on a voulu aller au-dessus du mont Blanc. On s’est donc entraînés à escalader tous les 4 000 mètres d’Europe. Malheureusement, l’idée a dû être annulée, à cause de la météo, puis de la crise économique de 2000. À la place, je suis descendu en rappel sur les murs de l’hôtel. C’était la belle époque ! On était un peu plus fous et jeunes, il y avait davantage de budgets pour ce genre d’opérations…

La consultance occupe également une large place dans vos journées. Un passage obligé ?

Ce sont des décisions qu’il faut prendre. Dès que vous possédez une certaine notoriété, on vous demande. À vous de choisir si vous le faites ou pas. Ces missions possèdent un côté attirant, rien que par les voyages qu’elles permettent. C’est très instructif d’un point de vue culturel. Cela nourrit énormément votre cuisine. Plutôt que de fréquenter les tables gastronomiques, je préfère traverser un marché, découvrir de nouveaux produits et saveurs, des plats de terroir. En Chine, par exemple, j’ai eu l’occasion de goûter de la soupe d’ailerons de requins. Cent personnes faisaient la file devant ce restaurant. On n’avait droit qu’à quinze minutes pour boire le contenu de son bol en terre cuite, sans aucun autre accompagnement. Inévitablement, ma cuisine reflète encore aujourd’hui bon nombre des découvertes que j’ai pu faire en Asie.

Quand vous ne travaillez pas, quels sont vos projets pour l’été ?

L'île de Formentera, où le chef doublement étoilé aime passer ses vacances.
L’île de Formentera, où le chef doublement étoilé aime passer ses vacances.© istock

Je pars chaque année en famille chez moi, à Formentera, une petite île des Baléares. Quand je suis là-bas, on essaie que le téléphone soit coupé. Pas de programme, on vit au jour le jour. On y retrouve nombre d’amis belges, que nous n’avons pas toujours l’occasion de voir durant l’année. Ce sont des plaisirs simples, des balades en mer, des repas dans de vrais restaurants espagnols… Je cuisine beaucoup sur place, avec plaisir. Des barbecues plancha sur un rocher, au milieu de l’eau, où on ne peut arriver qu’en bateau. On va aussi se fournir chez le pêcheur ou le poissonnier.

Êtes-vous depuis toujours attiré par les produits de la mer ?

Vu les nombreuses vacances passées à Formentera dans ma jeunesse, j’étais déjà sensible à l’univers marin. Mais c’est ma rencontre avec Jacques Le Divellec, grand chef parisien aujourd’hui âgé de 85 ans, qui a tout déterminé. À l’époque, il possédait un illustre restaurant, réputé pour sa cuisine de la mer. J’ai fait six mois de stage chez lui, avant d’ouvrir ensemble le Sea Grill. C’est à ses côtés que j’ai tout appris. L’attirance pour le poisson n’était pas spécialement présente à l’origine. C’est surtout le plaisir et l’envie d’exercer avec cette pointure qui a tout déclenché.

D’où vous vient cet amour de la cuisine ?

De l’enfance, à 10 ou 12 ans déjà. Comme mes parents étaient indépendants et ne prenaient pas de vacances, je partais à la côte belge durant les deux mois d’été, chez ma tante. Elle s’occupait d’un petit hôtel de pension, j’étais donc tout le temps en cuisine et en salle, à moins de jouer au football, sur la plage. Je pense que l’envie est venue de là. Je recevais énormément de pourboires, qu’ils me rétribuaient à travers des chouettes cadeaux… À force, je me suis mis à préparer tous les repas, dès que mes parents recevaient des invités. Pourtant, j’ai commencé l’école sportive, avant de tout abandonner pour apprendre sur le tas le métier de cuisinier.

Chez Brussels Airlines, en business class, c'est Mattagne qui régale...
Chez Brussels Airlines, en business class, c’est Mattagne qui régale…© Belga image

Vous êtes le chef du Sea Grill depuis près de trente ans. Comment faites-vous pour que cela ne soit pas une routine ?

On travaille pour conserver nos étoiles, c’est un challenge journalier. Et puis, il y a ces missions et ces événements auxquels nous participons, qui apportent régulièrement de la nouveauté. C’est différent. Je vois que mon équipe est ravie lorsque nous emmenons nos cuisines à l’extérieur. Sans cela, ce serait lassant, ce n’est pas possible autrement.

Les étoiles, c’était un objectif dès le départ ?

Pas du tout ! Le Sea Grill était à l’origine une brasserie, dans laquelle nous avions installé un gril. Dès la première année, nous avons reçu une étoile. Direct, boum. Le fait qu’un chef de l’ampleur de Jacques Le Divellec soit associé au projet a évidemment aidé à obtenir cette reconnaissance. Mais d’autres établissements, comme le Hilton, avaient déjà tenté cet exercice délicat avant nous, sans succès jusqu’alors. On pensait qu’il n’était pas possible qu’un hôtel soit sacré, et encore moins s’il possédait une envergure internationale. Et pourtant… Quatre ans plus tard, nous avons gagné une deuxième étoile. Et tout est parti de là.

La concurrence est croissante. Que signifie être chef, aujourd’hui ?

Il y a l’aspect cuisine, forcément. Mais le point central réside désormais dans la gestion journalière des équipes. C’est parfois même plus difficile que de travailler un produit. Il faut de la psychologie, être davantage à l’écoute. Ce n’est plus comme par le passé, où tu dégageais si tu n’étais pas content. Il est aussi très important de bien se faire entourer, de s’associer avec les bonnes personnes, capables de prendre en charge l’aspect business d’un établissement. Cela me permet d’être beaucoup plus à l’aise, de me concentrer sur mon vrai métier de cuisinier.

Un repas-concept à 2 000 couverts, pour l'anniversaire de la société Asco.
Un repas-concept à 2 000 couverts, pour l’anniversaire de la société Asco. © SDP

Cela n’a pas empêché l’Atelier Yves Mattagne, qui proposait des cours de cuisine et un service traiteur, d’être en faillite, au printemps dernier…

(Soupir) Le problème venait de mes associés. Lorsque j’ai découvert la situation, j’ai tout fait pour redresser la barre, mais c’était déjà trop tard. Il ne suffit pas de déléguer la partie business, encore faut-il que l’association soit bonne. Quand vous êtes financiers, vous l’êtes de A à Z. Si j’avais fait les mêmes erreurs que mes ex-partenaires en cuisine, je n’aurais plus de restaurant aujourd’hui. Mais ça a été très dur à vivre. J’y ai laissé des plumes…

Le fait d’être une personnalité médiatique change-t-il quelque chose à votre job ?

Quand j’ai commencé à tourner l’émission culinaire 1 000 secondes pour RTL, j’ai vu un changement s’opérer. Je ne pouvais plus sortir, sous peine d’être reconnu ou pris en photo. Cela n’a pas forcément d’impact sur la fréquentation du restaurant, dont les prix restent quand même très élevés. Mais d’autres événements, comme Culinaria par exemple, permettent aux gens de venir goûter mes plats. Ils ont l’impression de me connaître, alors qu’ils ne sont jamais venus manger chez moi. La télévision apporte beaucoup. Plus vous êtes médiatisé, plus vous êtes contacté pour des missions de consultance, et plus vous êtes célèbre. C’est un jeu, qu’il faut pouvoir jouer.

Ses 5 ingrédients de vacances

Il ne faut que quelques secondes à Yves Mattagne pour énumérer les produits qu’il aime cuisiner l’été, sur  » son  » île de Formentera.

Le raò.  » C’est un petit poisson carnivore, que l’on pêche en accrochant du coeur de mouton sur plusieurs hameçons. Pour moi, c’est le plus fin et le plus savoureux qui existe. Il ressemble à un perroquet, avec des couleurs bleues, rouges, etc. Comme ses écailles se mangent, il est souvent cuisiné à la friture. On n’en trouve pas au marché. Il faut avoir sa filière. « 

Les crevettes de l’île.  » Elles se dégustent tout simplement, avec une sauce vierge. Un peu d’ail, de l’huile, de vraies tomates, qui ne sont pas rouges, mais à moitié vertes ou jaunes. C’est magnifique. « 

Les aromates.  » On trouve tout ce qui est romarin, origan, thym… C’est parfait pour préparer un bar parfumé au gros sel de Formentera. On les cueille lors de promenades, en sachant où les trouver. La passe-pierre aussi, il y en a plein, au bord des chemins ou même dans l’eau. « 

Les oursins et coquillages.  » Les oursins sont interdits de pêche. Dès qu’on en voyait, on plongeait pour aller les chercher. On a toujours nos petits ciseaux et un citron avec nous. On les mange comme cela. Les coquillages se cuisent à même les rochers, sur un petit feu. On les jette dans le trou d’une boîte de conserve, remplie d’eau bouillante. « 

Le poulpe.  » On retourne la bête, pour la nettoyer, avant de la taper sur les rochers, pour l’attendrir. On la met ensuite au congélateur pour terminer de casser ses chairs. On la cuit enfin doucement au vin rouge, au four, à l’espagnole. Le tout accompagné de légumes et d’un bouquet garni, pour créer une salade, assaisonnée d’une bonne huile d’olive de la région. C’est ça, le plaisir. On ne veut pas du gastronomique, mais du produit. « 

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