Le cacao va-t-il redevenir un produit réservé à l’élite? Décryptage d’une tendance préoccupante
Entre hausse de la demande et baisse de la production, les prix du cacao flambent. Une manne d’or pour les producteurs? Pas vraiment – et la tendance a toute une série de conséquences plutôt indigestes en prime.
Depuis 2023, le prix des fèves de cacao a connu une augmentation croissante, atteignant pour la première fois 10.000 dollars la tonne à New York en mars dernier. En cause: une croissance importante de la demande mondiale, couplée à une réduction importante de l’offre en provenance d’Afrique de l’Ouest. Ces derniers mois, des conditions climatiques extrêmes et des maladies végétales y ont dévasté les récoltes, entraînant une hausse significative des prix dans le monde. Et si depuis mars, les prix sont quelque peu redescendus, ils restent tout de même trois fois plus élevés que l’an dernier à la même période.
En février déjà, Joke Aerts, responsable de l’initiative éducative Tony’s Open Chain pour la marque de chocolat responsable Tony’s Chocolonely, confiait que le secteur n’était pas immun aux effets de l’inflation. « Le coût de la vie augmente et le prix de la plupart des choses, y compris le chocolat, augmente aussi. N’oublions pas que le coût de l’agriculture devient exponentiellement plus élevé pour les agriculteurs, notamment à cause de l’accent mis sur l’augmentation de la productivité ainsi que de l’effet négatif du changement climatique sur leur production ».
Et d’ajouter que si « personne n’a tendance à se réjouir que les choses coûtent plus cher, l’augmentation du coût du cacao est en fait une tendance dont nous nous réjouissons chez Tony’s, si tant est que cela implique que les agriculteurs soient mieux payés. Car ils ont besoin d’être mieux payés ».
Des conséquences inquiétantes
Ainsi que le rapporte Juliette Michel pour l’AFP, le fait est que l’envolée des prix des fèves permet une meilleure rémunération des planteurs de cacao, un des objectifs majeurs des coopératives bio et équitable. Mais elle met aussi en danger leur fonctionnement à court terme.
En effet, si un intermédiaire « s’arrête au bout du champ et propose au producteur de prendre ses sacs de cacao tout de suite, en cash, au-dessus des prix de la coopérative, cela crée des effets d’aubaine qui déstabilisent la construction de long terme », déplore Blaise Desbordes, directeur de l’ONG du commerce équitable Max Havelaar France.
Les organisations qui s’engagent à améliorer les conditions de vie des producteurs et/ou à respecter les conditions de l’agriculture biologique versent habituellement une prime à leurs producteurs, de quelques dizaines à plusieurs centaines de dollars en fonction de leurs exigences. Elles paient aussi des techniciens pour assurer la traçabilité, la qualité de la production bio, etc. Leurs produits sont donc habituellement vendus plus cher que le cacao conventionnel.
Mais avec la récente flambée des cours sur le marché mondial, ces coopératives n’ont pas forcément assez d’argent à disposition pour acheter les fèves au prix fort et attendre plusieurs semaines avant de pouvoir les commercialiser – le temps de la fermentation, du conditionnement, de la documentation à remplir pour assurer la traçabilité et des tests dans des laboratoires accrédités pour la production bio. Il est aussi plus difficile de répercuter auprès de leurs clients le surcoût habituel de leur travail. Résultat: elles collectent moins de cacao, ne pourront parfois pas honorer leurs contrats, et leurs marges diminuent.
Vers un retour aux filières conventionnelles du cacao?
Certaines coopératives « sont en stand-by en attendant que les prix rebaissent », affirme Christophe Eberhart, codirecteur d’Ethiquable, une entreprise française spécialisée dans la vente de produits biologiques issus du commerce équitable. D’autres « se retrouvent à vendre sur le marché conventionnel », où les exigences sont moindres et le temps plus réduit entre l’achat des fèves aux producteurs et la revente aux chocolatiers, ajoute-t-il.
C’est ce qui arrive à la Conacado, une grosse coopérative de cacao équitable et bio en République dominicaine, selon son responsable commercial Abel Fernandez. Même si elle a noué des relations de longue date avec ses fournisseurs, elle est obligée de s’aligner sur le marché conventionnel: « les producteurs nous envoient eux-mêmes une capture d’écran des prix sur le marché boursier », explique-t-il. Il se réjouit de l’amélioration, au moins temporaire, du revenu pour les planteurs mais « les extrêmes ne sont bons pour aucun acteur, ni pour la stabilité du marché ».
Puisque le cacao conventionnel rémunère correctement actuellement, des producteurs pourraient être tentés d’abandonner les pratiques de l’agriculture bio, plus contraignantes et plus coûteuses, craint Christophe Eberhart. Tomas Landazuri, qui importe en France du cacao bio et équitable d’Equateur via sa société Sol Alter, ne sait pas à quoi s’attendre pour la récolte à venir, qui débute normalement en juin. « Il est possible que la coopérative ne puisse pas fournir le cacao en quantités suffisantes, il va falloir peut-être batailler, comme pour le café il y a deux ans », dit-il.
Marché vs réalité
Du côté de chez Tony’s Chocolonely, on souligne que soixante pour cent du cacao mondial provient de Côte d’Ivoire et du Ghana. Le prix actuel à la production – le montant payé aux producteurs de cacao pour leur cacao – est bien inférieur au montant nécessaire pour permettre à ces producteurs d’Afrique de l’Ouest de gagner un revenu décent. D’autant plus que les prix des engrais et des autres intrants agricoles augmentent et que le changement climatique a des effets négatifs désastreux sur la productivité de leurs terres. En outre, les prix élevés sur le marché du cacao ne signifient pas nécessairement des prix plus élevés payés aux cultivateurs de cacao et cela a des conséquences dévastatrices ». Par exemple, le fait que selon les chiffres disponibles, pas moins de 1,5 million d’enfants travaillent illégalement dans les fermes de cacao.
« Dans le cadre de nos 5 principes d’approvisionnement, Tony’s Chocolonely et ses alliés de mission paient toujours un prix nettement plus élevé pour le cacao : le prix de référence du revenu vital (PRRV). Nous demandons à l’industrie de faire de même. Ce qui se passe sur le marché du cacao n’est pas ce qui se passe dans la réalité des agriculteurs » pointe encore Joke Aerts.
Quitte à ce que pour leur permettre de vivre décemment de leur activité, le cacao et ses produits dérivés redeviennent, si pas réservés aux élites les plus fortunées comme lors de leur introduction sur le continent européen il y a quelques siècles, mais du moins, un produit de luxe, à s’offrir (et savourer) avec parcimonie?
Une hausse historique
Seul l’avenir le dira. Mais en attendant, dans d’autres pays producteurs, la flambée des prix engrange déjà d’autres conséquences pour le moins problématique. Comme le rapporte l’AFP, en Equateur, le cacao à prix d’or ravit les producteurs… mais attire les criminels. Et de prendre en exemple le cas de Julia Avellan, productrice équatorienne qui a un temps pensé abandonner son exploitation de cacao, puis les cours ont grimpé en flèche et elle a vu ses revenus augmenter. Sauf que maintenant, plutôt que de se tracasser de la rentabilité de ses récoltes, elle doit gérer les menaces du crime organisé. En Equateur, où le gouvernement ne régule pas les prix du cacao, les bénéfices sont donc toujours plus importants pour les producteurs. Cette année, Julia Avellan a ainsi pu vendre son cacao 420 dollars les 45 kg, contre 50 ou 60 dollars auparavant, un prix qui lui « donnait envie d’abandonner la culture ».
Aujourd’hui, « nous pouvons assurer l’avenir de nos familles, nous allons vivre mieux, (…) et prendre soin de nos plantations, parce que maintenant (le cacao) est la graine d’or », se réjouit la productrice, qui a hérité du métier de ses grands-parents. « Ces prix sont historiques, nous ne les avons jamais eus auparavant », se félicite quant à lui Ivan Ontaneda, président de l’Association nationale des exportateurs et des industriels du cacao (Anecacao).
En Équateur, les petits producteurs cultivent 80% du total des fèves produites dans 22 des 24 provinces. Le reste est produit par des moyennes et grandes plantations. Après la Côte d’Ivoire et le Ghana, le pays est le troisième producteur mondial avec quelque 420.000 tonnes par an, et la quasi-totalité de sa production est exportée : les principaux marchés du pays sont l’Indonésie, la Malaisie, les États-Unis, les Pays-Bas et la Belgique.. Grâce à la flambée des cours, entre janvier et avril 2024, le pays a déjà vendu pour 774 millions de dollars de cacao, selon la Banque centrale.
Enlèvements et extorsions, la face cachée du chocolat
Un boom assombri par la violence liée au narcotrafic et aux gangs, avec lesquels le gouvernement est en « guerre » depuis janvier. Les producteurs de cacao sont ainsi désormais la cible d’extorsions, de vols ou même de tentatives d’appropriation de leurs fermes. Los Rios est l’une des provinces les plus violentes du pays avec un taux d’homicide de 111 pour 100.000 habitants, bien plus que celui de la province voisine de Guayas (86), dont la capitale Guayaquil est le principal port d’exportation de la drogue vers les États-Unis et l’Europe. « Plusieurs de mes collègues ont été kidnappés. Il n’y a pas longtemps, pas même huit jours, ils ont enlevé un jeune homme (…) ils ont volé des camions chargés de cacao aux entreprises », raconte Julia Avellan.
Les menaces des criminels se traduisent par une « augmentation des coûts » dans la chaîne de production du cacao, souligne auprès de l’AFP Marco Landivar, directeur d’une usine de transformation de la société Eco-Kakao. « Les chargements doivent être accompagnés d’une sécurité privée, tous les mouvements vers le port sont doublement surveillés », note-t-il. Selon le président d’Anecacao, quelque 20 millions de dollars ont été dépensés en 2023 pour la sécurité de la filière.
La flambée des prix a en outre été alimentée par une spéculation effrénée. « Les fonds spéculatifs sont entrés sur le marché pour acheter du cacao sur papier (…) et ont réussi à faire monter en flèche » les prix, souligne M. Ontaneda. Ca a été comme « du sang pour les requins », note-t-il.
Mais la production a eu du mal à suivre cette demande gonflée artificiellement et il y a eu des ruptures de contrats car des producteurs et des intermédiaires n’ont pas été en mesure d’approvisionner le marché. « Le quadruplement des prix du cacao a eu un impact sur l’industrie mondiale, sur le broyage, sur la demande et finalement sur la consommation de chocolat », principal dérivé du cacao, dont les prix pourraient eux aussi grimper en flèche, note par ailleurs M. Ontaneda.
À qui profitent ces prix?
Une nouvelle qui risque de susciter l’effroi parmi les mordus de chocolat, qui pourraient voir les prix de leur douceur de choix monter en flèche. Mais si cette hausse ne se répercute pas forcément sur les producteurs, ou en tout cas, pas de manière entièrement positive, à qui profite-t-elle au fond?
En Côte d’Ivoire et au Ghana, les plus gros producteurs mondiaux de cacao, les prix sont fixés par les autorités en octobre « sur la base des prix des mois précédents », mais les récoltes « sont alors déjà en grande partie prévendues », explique Tancrède Voituriez, du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad). Cela réduit l’impact des fluctuations des cours – à la hausse comme à la baisse. Les petits producteurs, qui gagnent généralement à peine de quoi vivre, n’ont donc pas profité immédiatement de la flambée.
Les autorités ont quand même relevé en avril le prix de la récolte intermédiaire de 50%, entre 2.300 et 2.500 dollars la tonne payée au producteur. Dans d’autres pays où le système est libéralisé, comme le Cameroun, le Nigeria, l’Equateur ou le Brésil, les producteurs en ont davantage profité, vendant leurs fèves à des acheteurs prêts à s’approcher des prix des marchés financiers. Mais attention au retour de bâton. « La flambée des prix a rendu cette production plus attractive », explique à l’AFP David Gonzales, coordinateur de la Chambre péruvienne du café et du cacao. Au risque d’une offre excédentaire d’ici 3 à 5 ans, le temps pour de nouveaux arbres de grandir, et d’une retombée brutale des cours.
Les grands transformateurs qui broient les fèves en beurre, liqueur ou poudre (le suisse Barry Callebaut, l’américain Cargill, le singapourien Olam) ont généralement négocié une grande partie de leur approvisionnement en avance. Mais certains contrats n’ont pas été honorés, les forçant à trouver des fèves en urgence au prix fort, et parfois à ralentir leurs usines. Barry Callebaut a indiqué début avril avoir puisé plus qu’habituellement dans sa trésorerie pour financer ses achats mais avoir suffisamment de cacao à disposition pour répondre à la demande.
D’autres intermédiaires plus petits pourraient avoir du mal à avancer les fonds nécessaires pour s’adapter au nouvel environnement. « Des contrebandiers peuvent probablement se frotter les mains » en achetant légèrement au-dessus des prix fixes en Côte d’Ivoire et au Ghana et en revendant aux cours du marché depuis le Togo, la Guinée, le Liberia ou la Sierra Leone, remarque Steve Wateridge, du cabinet Tropical Research Services.
Fortunes diverses sur les marchés
Si les cours du cacao ont bondi, c’est parce que l’offre est inférieure à la demande pour la troisième année consécutive, selon l’Organisation internationale du cacao. Des fonds d’investissement ont senti le vent venir et ont parié sur une hausse des prix, en retirant des bénéfices au passage.
Mais à partir de janvier, les cours sont devenus très erratiques, même pour des fonds spéculateurs, et beaucoup se sont retirés des marchés: le nombre de contrats échangés a chuté de 334.000 mi-janvier à 146.000 en avril, explique Ole Hansen de Saxo Bank. « On ne peut pas accuser les spéculateurs d’avoir artificiellement gonflé les prix », affirme Steve Wateridge. Les maisons de négoce et chocolatiers de leur côté se protègent habituellement des revirements de prix en pariant sur la tendance inverse sur les marchés financiers, en l’occurrence en misant sur une baisse. Certains ont dû, avec la flambée, déposer auprès de leurs banquiers des fonds supplémentaires pour couvrir leurs pertes potentielles. D’autres ont dû abandonner leurs paris, ce qui techniquement les oblige à racheter des contrats sur le marché, et fait mécaniquement monter les prix.
Au vu du décalage dans le temps entre l’achat de la matière première et la production, le coût des tablettes et biscuits chocolatés actuellement dans les rayons ne devrait théoriquement pas avoir flambé pour les géants du secteur Mars, Mondelez, Nestlé, Hershey’s et Ferrero. « Nous sommes amplement couverts par nos contrats à venir pour le reste de l’année », a confirmé le patron de Nestlé, Ulf Schneider, en avril.
Cela devrait évoluer au fil des mois. Pour éviter de rebuter les consommateurs déjà essorés par l’inflation, les industriels pourraient augmenter la proportion de noisettes ou réduire les portions. Car même chez les chocolatiers artisans et franchisés, la matière première ne représente qu’une petite partie du produit fini, sur lequel « il y a beaucoup de marge », estime Sébastien Langlois, cofondateur de la Société française du cacao. Vous reprendrez bien un peu de praliné dans votre tablette?
Article réalisé sur base de dépêches AFP.
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