La patate, nouveau caviar? Comment les chips sont devenues un produit de luxe
Reniant leurs origines modestes, les chips cèdent de plus en plus à la tentation de la version premium. Ingrédients nobles, conditionnements raffinés, collaborations avec des chefs étoilés… Tout fait sel au paquet.
C’est à Stockholm que tout a commencé. En 2016, St. Eriks Bryggeri, une brasserie artisanale fondée en 1859, fait le buzz en lançant un écrin précieux contenant une série limitée de… cinq chips, pas une de plus. Le prix? 499 couronnes suédoises (environ 50 euros), soit, le calcul est vite fait, une petite dizaine d’euros par tranche de pomme de terre croustillante. Un scandale? Pas forcément, le filon marketing est connu et régulièrement utilisé, qu’il s’agisse d’eau issue de glaciers de l’Arctique, de popcorn signé Joe & Seph’s ou, plus récemment, de sandwichs jambon-beurre et truffe vendus à 30 euros par le pâtissier-star Cédric Grolet.
Deluxe potatoes
Ce n’est pas un hasard si le coffret en question a vu le jour en Suède, un pays qui aurait tort de ne pas capitaliser sur une notoriété de gastronomie innovante dont les offices de promotion adorent rappeler qu’elle est connectée à une nature sauvage. Eriks a vu juste en déroulant une marche à suivre assez imparable: fabrication à partir de pommes de terre de collines isolées, ainsi qu’assaisonnement reposant sur un mélange d’ingrédients choisis comme les fameux champignons matsutaké, connus pour leur saveur intense. Sans oublier, l’idée de génie qui consiste à aligner les chips dans une boîte noire élégante comme le seraient des diamants, soit un gimmick précipitant le vulgaire « paquet » dans les oubliettes de la junk food la plus dégoulinante. Le tout pour une initiative qui n’a pas tardé à faire des émules et ouvrir la voie à une tendance mondiale. Il n’est pas exagéré de dire que St. Eriks a initié un véritable tournant permettant à la chips, produit populaire par excellence, de prétendre au statut de délicatesse. Tarifée plein pot, bien entendu.
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La laideur se vend mal
Force est de constater que les chips, fines tranches de pomme de terre frites, ont parcouru un long chemin depuis leur invention par George Crum en 1853 aux États-Unis. Ayant longtemps reposé sur une trame de simple pomme de terre agrémentée d’un peu d’huile et de sel, tout se passe comme si elles aspiraient désormais à croustiller plus haut que leur derrière selon une recette un rien caricaturale.
Premier constat, les nouvelles chips haut de gamme ne se contentent plus de la patate de base. Bon nombre de marques font valoir des variétés rares, cultivées sur des terroirs spécifiques. Ensuite, il est toujours question de produits incluant des ingrédients d’exception, comme des truffes noires (ingrédient mis à toutes les sauces de la « premium attitude ») ou des épices sophistiquées.
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Enfin, comme n’importe quel publicitaire de base sait depuis Raymond Loewy que « La laideur se vend mal », une attention maniaque est portée au contenant. Ainsi de Bonilla a la Vista, griffe espagnole emblématique, qui choisit de frire ses pommes de terre dans de l’huile d’olive et mise sur une méthode artisanale, sublimée, et tout est là, par un conditionnement iconique en boîtes métalliques bleues et blanches. Cette attention au packaging, empruntée à l’univers des produits de luxe, séduit les consommateurs en quête d’une expérience visuelle autant que gustative. Cette approche marque une rupture avec les sachets standard, ancrant l’idée que ces chips sont bien plus qu’un simple en-cas. On sait que le succès de Bonilla touche également les marchés asiatiques et américains, notamment depuis que ses chips sont apparues dans le film oscarisé « Parasite », preuve que les voies du « product placement » sont bel et bien rentables.
Oui, chefs
Pour aller encore plus loin, certaines marques collaborent avec des chefs étoilés, ajoutant une dimension gastronomique à leurs produits. Le chef espagnol José Andrés, par exemple, a travaillé avec la marque San Nicasio pour créer des chips au sel rose de l’Himalaya et à l’huile d’olive de première qualité. On se souvient également célèbre que le chef espagnol Ferran Adrià, connu pour sa cuisine avant-gardiste (feu El Bulli), a collaboré avec Lay’s pour la création d’une gamme spéciale en Espagne. Même trame pour Heston Blumenthal (Fat Duck, à Bray, dans le Berkshire), connu pour sa cuisine expérimentale, qui a signé une collab’ avec Kettle Chips. Le chef britannique a ainsi aidé la marque à sortir ses « crisps » des ornières du sel et du paprika pour les tourner vers des saveurs originales très « umami » (vinaigre balsamique, vinaigre de malt et échalotes caramélisées).
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Pas de doute, cette « premiumisation » des chips allèche une clientèle curieuse, prête à payer le prix pour un produit unique, susceptible de rencontrer le besoin de distinction tel qu’a pu le théoriser le sociologue Pierre Bourdieu.
Il reste que le phénomène de ces « chips de luxe » n’est pas sans poser une question: cette sophistication alimentaire ne risque-t-elle à la longue de creuser une fracture entre les publics? En transformant un snack populaire en produit de prestige, n’élitise-t-on pas l’accès aux saveurs? Là où les chips incarnent censément simplicité et partage, cette montée en gamme ne réservera-t-elle pas désormais l’expérience du raffinement à une clientèle privilégiée, interrogeant notre rapport à l’inclusivité alimentaire.
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