Symbole des Trente Glorieuses en Belgique, la mousse de jambon revient sur le devant de la scène avec l’essor des nouvelles brasseries. À Bruxelles, Christophe Hardiquest la réinterprète au Petit Bon Bon, avec de la paleta ibérique, tandis qu’au Comme chez Soi elle n’a jamais quitté la carte. Très prisée à L’Atelier Gourmand, où Christophe Vanderkelen la prépare avec soin, elle sera aussi bientôt ressuscitée au Moulin Hideux, son lieu de naissance. Quant au Pigeon Noir, il signe une version de grande finesse – et en livre la recette exclusive pour Le Vif Weekend.
Soyons franc: à l’heure du tacos et du poulet frit coréen, on ne s’attendait pas à voir la mousse de jambon revenir sur le devant de la scène gastronomique. On doit cette résurgence entre autres à Christophe Hardiquest, qui l’a rappelée à nos bons souvenirs en l’inscrivant à la carte du Petit Bon Bon, la récente brasserie du Corinthia Brussels, palace installé dans l’historique Grand Hotel Astoria.
Et cette résurrection est portée par un contexte favorable. La Belgique, et Bruxelles en particulier, connaît depuis peu un retour en force de la « brasserie », entendue comme adresse où le patrimoine culinaire retrouve un second souffle place : des enseignes comme Volle Gas, Boemvol, Les Petits Oignons, The Brasserie ou encore Correspondance témoignent de cet engouement. La brasserie rassure et offre le confort du choix dans une époque en perte de repères.
Et cette mousse? « J’ai repris la recette de base que j’avais apprise à l’école, puis je l’ai réinterprétée avec de la paleta ibérique. La paleta, c’est l’épaule du cochon, plus parfumée que le jambon classique, avec un gras qui fond différemment. Elle donne tout de suite plus de caractère », explique Hardiquest.
Le résultat: une texture « très soyeuse, très légère », obtenue grâce au Pacojet, cet appareil qui broie des préparations congelées jusqu’à obtenir une structure ultrafine. Pour éviter la dissociation des graisses, le chef de Menssa congèle ses morceaux de jambon avant de les travailler, garantissant une liaison parfaite. « C’est un équilibre subtil entre température, gras et protéines », précise-t-il, avant d’ajouter qu’un trait de madère -« le cochon adore le madère »- parachève l’ensemble.
Au Petit Bon Bon, la préparation se présente accompagnée de toasts, de fines tranches de jambon ibérique et de cornichons. Elle figure à la carte au prix de 24 euros. Pour Christophe Hardiquest, cette réinterprétation n’est pas seulement un geste technique, c’est aussi un hommage
« Quand on parle de mousse de jambon, on pense immédiatement au Comme chez Soi« , mentionne-t-il.
Une façon pour ce talent d’inscrire sa version dans la continuité d’une tradition culinaire séculaire.
Comme chez Soi, l’institution
Si Hardiquest cite spontanément le Comme chez Soi, c’est parce que la mousse de jambon est devenue une véritable signature de cette institution en passe de fêter ses 100 ans d’existence. « Elle fait partie de notre identité », confirme Lionel Rigolet, gendre et successeur de Pierre Wynants.
L’histoire remonte aux années 1950, quand Wynants, encore apprenti, effectue un stage au Moulin Hideux, à Noirfontaine, chez le chef Raymond Lahire. C’est là qu’il découvre la recette, avant de la ramener à Bruxelles et de l’inscrire à la carte.
« Elle ne figure dans aucun livre et s’est toujours transmise en interne, sans jamais être révélée, par respect pour le Moulin Hideux », insiste Rigolet.
Un flux tendu entouré de précautions. « Quand j’ai commencé en 1991, toutes nos recettes étaient photographiées et stockées dans des boîtes ignifugées, comme un trésor culinaire. Aujourd’hui, elles sont aussi classées dans mon ordinateur ».
Et Rigolet de poursuivre: « On travaille toujours avec deux jambons. Un jambon d’Ardenne la première fois. Et puis après, on prend un jambon cuit qu’on fume très légèrement aussi. Voilà. Et l’important, c’est justement de garder ces jambons et de faire très attention au côté salin, qui peut apparaître dans le jambon d’Ardenne parfois. C’est un travail de grande précision, c’est pour ça qu’on travaille toujours avec les mêmes producteurs depuis des années ».
Présentée dans un petit moule, nappée de gelée, ponctuée d’herbes fines et escortée de toasts, la mousse est proposée au prix de 40 euros. Un classique immuable, indissociable du Comme chez Soi. « À un moment, j’avais voulu la retirer », avoue Rigolet.
« Mais les clients nous l’ont redemandée. On l’a donc remise… et elle ne quittera plus jamais la carte ».
Pendant la crise sanitaire, la maison en a produit jusqu’à vingt kilos par jour à emporter, preuve de son statut de madeleine de Proust nationale. « C’est du patrimoine gourmand belge », conclut Rigolet.
Le Moulin Hideux, berceau de la recette de mousse de jambon
Si la mousse de jambon s’est imposée à Bruxelles grâce à Pierre Wynants, son origine se trouve plus au sud, dans les Ardennes. C’est au Moulin Hideux, à Noirfontaine, que Raymond Henrion l’aurait mise au point en 1955. « Raymond travaillait avec les produits du terroir. Il utilisait la crème du village et avait en permanence du jambon d’Ardenne sous la main. L’idée lui est sans doute venue naturellement, à force de côtoyer ce produit régional », explique Christine Lahire.
Aux côtés du chef se trouvait Charles Lahire, son neveu, « qu’il considérait comme un fils », précise-t-elle. Ensemble, ils ont vu naître cette préparation singulière qui deviendra emblématique. « Pierre Wynants a fait son stage ici et il a reçu l’autorisation de ramener la recette à Bruxelles, mais à condition expresse de ne jamais la divulguer », raconte Christine Lahire. A l’époque, la cuisine obéissait encore à une vision ancienne: les recettes se gardaient jalousement, comme des secrets de famille murmurés à voix basse.
Pour Julien Lahire, fils de Charles et de Christine, la mousse de jambon est indissociable de l’enfance.
« C’était ma pâte à tartiner quand j’étais gamin. J’ai grandi avec ce goût », confie-t-il en lâchant une bonne nouvelle.
Le Moulin Hideux, fermé depuis la crise du Covid et transformé en maison d’hôtes, rouvrira ses portes au printemps 2026. Exit la haute gastronomie d’autrefois, place à une cuisine plus conviviale dans laquelle la mousse de jambon ne sera pas oubliée, elle qui tiendra un rôle d’amuse-bouche signature.
Une véritable revanche pour ce classique longtemps relégué aux oubliettes, désormais prêt à regagner sa place dans le paysage culinaire belge.
Une spécialité restée vivante chez les artisans
Si la mousse de jambon reprend du service, elle n’a pourtant jamais disparu de l’atelier d’un artisan réputé. À Bruxelles, Christophe Vanderkelen en prépare depuis plus de trente ans dans son traiteur L’Atelier Gourmand. « Quand j’ai lancé mon activité, j’ai trouvé que c’était un produit aussi délicieux que convivial. Depuis, on en vend des centaines de kilos par an », raconte-t-il.
Pour le service traiteur, il l’adapte avec une fine gelée rouge au porto qui protège la mousse tout en lui apportant une délicate touche oxydative. « La constance est essentielle. C’est une question de précision: il faut que les dosages soient toujours identiques », insiste-t-il.
Loin d’un simple effet de nostalgie, la mousse s’invite encore aujourd’hui dans ses bars à vin du jeudi soir: « »Les gens ne conçoivent pas boire un verre sans cette petite mousse qui goûte bien. C’est quelque chose qu’on met au milieu de la table et se grignote spontanément ». Et pour accompagner, Vanderkelen suggère volontiers un Châteauneuf-du-Pape blanc, ample mais frais, capable de souligner la rondeur et l’onctuosité de la préparation.
Le Pigeon Noir, mémoire vivante
Fondé en 2006 à Uccle par Henri De Mol et repris en 2022 par son fils Benoît, Le Pigeon Noir conserve l’allure rassurante du bistro quasi villageois qu’il était initialement. L’ancien débit de boisson est monté en gamme, ce que racontent certains détails qui font toute la différence: nappes blanches ; assiettes en faïence marquées d’une colombe sombre, au poids bien tangible ; et immenses serviettes de 60 x 60 cm qui tiennent chaud aux genoux. Ce décor nostalgique perpétue la tradition de la mousse de jambon, servie en quenelle avec céleri rémoulade et toasts grillés, au prix de 18 euros. Une version d’une grande subtilité, travaillée et précise, qui résume à elle seule l’esprit du lieu.
Avant notre rencontre, Henri De Mol avait préparé le terrain. « J’ai retourné ma bibliothèque », sourit-il en disposant sur la table plusieurs ouvrages anciens, qu’il feuillette avec précaution. Le gardien du temple un rien obsessionnel a suivi à la trace l’apparition du mot « mousse » dans les répertoires culinaires.
La préparation est sans doute antérieure, mais sa codification ne s’opère véritablement qu’à la fin du XIXᵉ siècle.
En 1877, dans son Livre de la fine et de la grosse charcuterie, le Belge Philippe Édouard Cauderlier décrit déjà, et c’est sans doute la première occurrence sous nos latitudes, une préparation proche: jambon cuit maigre pilé, enrichi de beurre, d’espagnole – un fond brun lié à la farine, socle de la cuisine classique – et de gelée, avant d’être monté à la crème.
Escoffier codifie la recette en 1902 dans son Guide culinaire, sur le modèle des mousses de volaille ou de gibier, en la liant à la gélatine puis en la « foisonnant » à la crème (c’est-à-dire en incorporant de la crème fouettée pour lui donner volume et légèreté).
Babinski, dit Ali-Bab, la reprend en 1928 dans La Gastronomie pratique sous la forme d’une mousse froide de jambon d’York – alors considéré comme la référence en matière de charcuterie fine – associant crème épaisse, gelée réduite et « essence de jambon », un jus corsé obtenu par réduction des bas morceaux.
Prosper Montagné, dans le Larousse gastronomique de 1938, en souligne la filiation avec les mousses de foie gras et de volaille apparues dès le XVIIᵉ siècle. Certaines recettes, comme celle de Gaston Clément vers 1950, introduisent de la béchamel, au prix d’une texture plus lourde. Toutes insistent sur le rôle du froid, garant de la légèreté et du velouté, par opposition aux mousses chaudes, liées aux œufs.
Henri De Mol aime aussi évoquer la généalogie du mot selon Alain Rey qui, dans son Dictionnaire historique de la langue française, fait remonter le terme « mousse » au XVe siècle, en le rattachant à l’idée de légèreté et d’évanescence. Une étymologie qui éclaire la vocation de ces préparations: s’effacer en bouche, comme une impression fugace.
Au Pigeon Noir, loin des digressions érudites, la mousse de jambon affirme toute sa force par le biais d’une version sans esbroufe, ni artifice. « On la sert comme elle doit l’être: sobre, droite, sans décor superflu », insiste le bibliophile qui entend ne rien cacher. « Nous travaillons avec deux jambons, explique-t-il, un jambon supérieur fumé au bois de hêtre de la maison Magerotte, à Nassogne, qui apporte une intensité franche et boisée, et un jambon ibérique plus gras, qui donne du moelleux. C’est cette rencontre qui crée l’équilibre ».
Une manière de rappeler qu’une spécialité enracinée dans la tradition peut encore s’imposer à la table contemporaine, dès lors qu’elle est défendue avec rigueur et conviction.
La recette de la mousse de jambon du Pigeon Noir
Niveau: Délicat
Ingrédients pour environ 2 kilos de mousse:
– 400g de jambon cuit
– 200g de jambon fumé
– 5dl de fond de veau
– 1l de crème 42%
– 2dl de vin rouge
– 45g de poudre aspic (à défaut gélatine)
– 1 échalote
– Persil, laurier, thym, 1 clou de girofle, 1 jeune carotte
– Sel, poivre
Recette
1. Hacher le jambon au cutter le plus fin possible jusqu’à l’obtention d’une pâte.
2. Faire réduire de moitié le vin rouge à feu doux, avec la carotte en brunoise, l’échalote hachée, le clou de girofle, 1 branche de thym et 1 feuille de laurier et les queues de persil hachées.
3. Tremper la gélatine.
4. Mélanger le fond de veau et la réduction de vin rouge et faire bouillir.
5. Hors du feu incorporer la gélatine, le jambon et tamiser l’ensemble.
6. Ajouter la crème fraîche battue bien ferme et rectifier l’assaisonnement.
7. Laisser reposer la mousse au frigo pendant trois heures.
8. La mousse sera servie avec une salade verte à l’huile d’olive et un céleri rémoulade.
Tips
Le jambon fumé d’Ardennes artisanal et son parfum de vrai feu de bois est parfait pour ce genre de préparation.
Le jambon cuit devra être de première qualité sans eau ajoutée.
Bien tenir compte des salaisons avant de rectifier l’assaisonnement en final.
Où manger de la (très bonne) mousse de jambon en Belgique, à part au Petit Bon Bon ?
À la Brasserie du Corinthia Brussels (ancien Grand Hotel Astoria), rue Royale 103, 1000 Bruxelles.
→ Une mousse réinterprétée avec de la paleta ibérique, servie avec toasts, cornichons et tranches de paleta. Prix : 24 €.
Au Comme chez Soi (Lionel et Laurence Rigolet), place Rouppe 23, 1000 Bruxelles
→ La version historique introduite par Pierre Wynants dans les années 1950. Servie dans un petit moule nappé de gelée, accompagnée de toasts. Toujours à la carte. Prix : 40 €.
À L’Atelier Gourmand (Christophe Vanderkelen), rue Vanderkindere 472, 1180 Uccle
→ Très populaire en version traiteur, nappée d’une gelée rouge adaptée au service. Vendue au prix de 42 €/kg.
Au Pigeon Noir (Henri & Benoît De Mol), rue Geleytsbeek 2, 1180 Uccle
→ Atmosphère de bistrot bruxellois. La mousse est proposée sous forme de quenelle, avec céleri rémoulade et toasts. Prix : 18 €.
Au Moulin Hideux (Julien Lahire), rue du Moulin Hideux 1, 6831 Noirefontaine (Bouillon)
→ Berceau historique de la recette créée en 1955 par Raymond Henrion. Réouverture annoncée pour avril-mai 2026 : une cuisine plus conviviale, avec la mousse servie en amuse-bouche signature.