Une cocotte qui a (toujours) la cote: comment expliquer la hype pour les casseroles Le Creuset qui célèbrent leur centième anniversaire cette année ?

Comment expliquer le succès intact de la fameuse cocotte Le Creuset, qui fête aujourd’hui ses 100 ans? Pour le savoir, on a remué le passé à feu doux, en concoctant une fricassée d’anecdotes bien salées.
Certaines traditions ont la peau dure. L’entrée dans la puberté, par exemple, s’accompagne de l’inévitable acné et d’un verre de Kidibul durant une fête printanière. Lors d’un mariage, le couple est bombardé de riz. Et quand on fête ses 30 ans… on reçoit une cocotte en fonte Le Creuset de la part de ses parents. Rien de négatif à cela. Mais c’est plutôt étonnant de constater à quel point, encore aujourd’hui, cette marmite reste un objet de convoitise auprès des jeunes générations, qui rêvent (presque) toutes de voir trôner la marque sur leur plan de travail.
Sur TikTok et Instagram, les vidéos de jeunes gens qui déballent avec enthousiasme leur cocotte – ou un autre accessoire – de Le Creuset sont devenues virales. Et pour les ventes d’entrepôt «factory to table» organisées par la marque elle-même, les gens sont prêts à faire des files de plusieurs dizaines de mètres afin de s’offrir un produit soldé, comme ils feraient la queue pour une nouvelle attraction à Disneyland. En novembre dernier, lors de l’une de ces vente dans le comté de Hampshire, en Grande-Bretagne, la police a même dû intervenir parce que cela avait créé le chaos dans la circulation…
@calapana This is your sign to go to the @Le Creuset factory to table sale!! #lecreuset #mysterybox #unboxing @Daniela Levin ♬ C'est Magnifique – Peggy Lee
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Avec des points de vente dans plus de 60 pays et plus de 1,3 million de followers sur Instagram, la valeur de la marque sur le marché semble plus grande que jamais, pour ne pas dire aussi solide que la fonte. Mais comment diable Le Creuset a-t-elle réussi à traverser les décennies sans perdre de sa splendeur?
Un marqueur social
L’écrivain néerlandais Jonas Kooyman, dans l’un de ses ouvrages, considère la fameuse cocotte comme un marqueur d’appartenance à une sorte d’élite sociale branchée. Des gens dans la vingtaine ou la trentaine, qui s’emparent de la ville et de sa périphérie, cherchent leur salut dans les vins nature et le levain, roulent à vélo électrique et utilisent un aspirateur Dyson.
«Les cocottes Le Creuset font partie d’une nouvelle sorte d’uniforme lifestyle, acquiesce l’autrice Jessica Kuitenbrouwer. Tout comme Aesop et ses savons, c’est une marque attirante à laquelle on a envie d’être associé. En plus, c’est aussi une sorte d’objectif. Notre génération a grandi avec une certaine idée de ce à quoi doit ressembler une vie d’adulte, avec sa propre maison et sa famille. Mais à cause du marché immobilier en hausse, cela ne va plus du tout de soi. »
Avant d’enchainer, « on dit que les Millennials sont les premiers à redescendre dans l’échelle sociale, parce qu’ils ont en moyenne moins que leurs parents. Pour cette raison, beaucoup de gens de notre âge doivent revoir leurs perspectives d’avenir. On n’a pas sa propre maison? On achète quand même des choses qui donnent le sentiment d’en avoir une. C’est une sorte d’élément de décoration qui fait qu’on a l’air de s’en être quand même «bien tiré». Les Millennials ont un chouette terme pour ça: adulting. On joue à être adulte.»
La soprano belge Astrid Stockman (38 ans) dit en riant qu’acheter une cocotte Le Creuset est plus accessible que d’être propriétaire de son logement. Sa première, elle l’a depuis dix ans. «A l’époque, j’ai dû économiser longtemps pour l’acheter, dit-elle. Ça me faisait penser aux casseroles que ma grand-mère utilisait pour cuisiner le dimanche, même s’il est tout à fait possible que ce n’était pas celle-là qu’elle utilisait. Ces cocottes contribuent à créer une certaine ambiance dans mon appartement. Je suis en location et j’ai une toute petite cuisine, donc elles restent sur ma cuisinière. Mes invités me font souvent des commentaires dessus, c’est un objet très particulier. Quand je cuisine dans ma cocotte de dix ans, j’ai l’impression qu’il y a dedans une décennie pleine de souvenirs en famille ou entre amis… J’ai récemment acquis une nouvelle casserole qui n’a pas encore ce vécu, son histoire doit encore s’écrire…»
J’ai récemment acquis une nouvelle casserole qui n’a pas encore de vécu, son histoire doit encore s’écrire…
Entre héritage et renouvellement
Les fondateurs de la marque, Armand Desaegher et Octave Aubecq, étaient loin de se douter d’un tel engouement en créant leur cocotte en 1925. Les deux entrepreneurs belges s’étaient rencontrés dans une foire industrielle à Bruxelles: l’un était spécialisé dans la fonte, l’autre dans l’émail. Un peu plus tard, leur collaboration aboutit à la première version de la marmite en fonte iconique. Grâce à sa couche d’émail, celle-ci était non seulement plus résistante à la rouille et facile à nettoyer, mais en plus, sa couleur vive a constitué une révélation dans le monde de la cuisine.
Armand Desaegher et Octave Aubecq ont fait construire une usine dans le nord de la France, dans le petit village de Fresnoy-le-Grand, à deux heures de Paris, où les cocottes Le Creuset sont toujours fabriquées aujourd’hui. La célèbre version rouge orangé reste l’une des plus populaires de la gamme. «L’usine fabrique toujours aujourd’hui 10.000 cocottes par jour, explique Marie Gigot, directrice Benelux de la marque. C’est particulier pour nous d’être encore tendance après 100 ans. Nous avons, selon moi, trouvé le bon équilibre entre l’héritage et le renouvellement. Cette année, nous sortons par exemple une série de nouveaux produits, comme une rôtissoire pour le barbecue, une collection de bouteilles réutilisables et plusieurs nouvelles couleurs.»
Cette tendance à l’innovation s’est développée dans l’entreprise quelques décennies après ses débuts. A la fin des années 80, l’homme d’affaires sud-africain Paul van Zuydam a racheté Le Creuset et l’a placée sur la carte mondiale, avec de nouvelles éditions et un élargissement de la gamme. Mais c’est surtout un facteur externe qui a stimulé la marque il y a cinq ans. «Lors de la pandémie de Covid, on a connu une nouvelle explosion en Europe. Comme tout le monde devait rester chez soi avec sa famille, les gens ont massivement redécouvert leur propre maison… et leur cuisine. On a vraiment assisté à une énorme croissance, souligne Marie Gigot. «Et une tendance déco comme le «cottage core», qui consiste à créer une atmosphère authentique et cocoon dans sa maison, y a participé.»
Joue-la comme Snoop Dogg
«C’est du pur marketing, nuance Kate Stockman, professeure à la Erasmushogeschool, à Bruxelles. Le Creuset a toujours eu une sorte de statut culte. La marque est gravée dans la mémoire collective comme un synonyme de fiabilité. Quand de nouvelles personnes regardent un produit avec un regard frais, ce n’est pas très difficile en soi de créer un momentum. Regardez le succès de la Stanley cup (la gourde en acier de 1913 a soudainement connu un retour de hype en 2024, NDLR). En poussant de nouvelles couleurs chez les influenceurs et en sortant régulièrement des éditions limitées, on joue sur les envies des urbains branchés qui adorent montrer ce qu’ils ont chez eux, littéralement.»
Jessica Kuitenbrouwer poursuit: «Quand on achète une de ces cocottes, cela signifie non seulement qu’on dispose du capital économique suffisant, mais aussi d’un certain capital culturel: on sait ce que ces marmites représentent. C’est en effet avec cela que cuisinent l’écrivaine américaine Ina Garten, la cheffe Julia Child ou l’acteur Stanley Tucci. Même Snoop Dogg a été photographié avec une de ces cocottes! C’est une sorte de raccourci vers l’éducation culinaire. Certaines personnes y accolent aussi leur personnalité. Sur les réseaux sociaux, j’ai vu quelqu’un poster: «Oubliez votre signe astrologique, quelle couleur Le Creuset êtes-vous?» Bientôt, ce sera même une info cruciale dans les applis de rencontres!»
Les tarifs? C’est souvent la plus grosse préoccupation des jeunes acheteurs, puisque les modèles vont de 165 à 639 euros (d’où le succès des ventes de déstockage). Anke, 34 ans, nous détaille que le tarif était un obstacle… «jusqu’à ce que j’en trouve une pour 10 euros dans un magasin des Petits Riens. Je me souviens, j’ai vite regardé autour de moi tellement j’avais du mal à y croire. Cette cocotte avait quelques traces d’usure, mais elle fonctionne toujours parfaitement. C’est vraiment indestructible. En tant que personne qui vit seule, c’est le récipient parfait pour des plats «one pot». Je pense que c’est l’objet que j’utilise le plus chez moi.»
Objet de transmission
Cette réputation de durabilité est à la base de la popularité de la marque: garanties à vie, les cocottes Le Creuset peuvent toujours être échangées en cas de défaut. En réalité, elles sont souvent transmises de génération en génération. Une promesse tenue, selon notre collègue et journaliste culinaire Yannick Vermeire: «J’ai reçu une cocotte pour mon premier job de cuistot, il y a plus de quinze ans. Depuis, l’émail s’est abîmé, mais j’ai pu sans souci l’échanger contre une nouvelle. Il n’y a aucune casserole qui répartit et maintient aussi bien la chaleur, je ne peux plus faire de ragoût sans elle. Si un jour ma maison brûle, c’est la première chose que j’emporte avec moi!»
Dans un monde où la durabilité est de plus en plus importante pour une entreprise, Le Creuset a donc une excellente réputation. Pourtant, la marque ne fait pas les choix les plus écologiques à tous les niveaux. Même si toutes les cocottes sont fabriquées sans exception dans le nord de la France, la production du grès se passe depuis 2008 en grande partie… en Thaïlande.
Made in (en partie en) Europe
Pourquoi pas en Europe? Le siège nous a répondu par mail: «La fonte émaillée de Le Creuset est produite dans notre fonderie originelle à Fresnoy-le-Grand. Nous sommes incroyablement fiers de cette implantation, tout comme nos sites de production en Thaïlande, qui sont spécialisés dans la fabrication d’autres catégories de produits. En tant qu’entreprise internationale, avec des fournisseurs internationaux dans le monde entier, nous prenons très au sérieux nos responsabilités aux niveaux social et environnemental, et nous nous impliquons à maintenir les normes les plus élevées dans notre chaîne logistique à travers le monde. »
Et de rajouter, « chaque implantation, quel que soit le lieu, travaille sous la supervision de Le Creuset et tous nos fournisseurs se tiennent à un strict code de conduite. Nous imposons des règles de durabilité sévères, dont des inspections et des audits réguliers par des instances indépendantes accréditées par l’APSCA qui évaluent d’importants facteurs de conformité au niveau social, comme les pratiques de travail, les horaires des travailleurs, les salaires, les processus environnementaux… En ce qui concerne notre empreinte carbone, notre comptabilité en gaz à effets de serre est contrôlée par des réviseurs externes, et nous travaillons continuellement à la diminution de nos émissions dans l’ensemble de notre chaîne de valeur.»
Mais rempli de paradoxes
Selon Jessica Kuitenbrouwer, ces deux visages de la marque sont un peu paradoxaux. «Le Creuset repose sur la durabilité et l’héritage, mais en même temps, elle sort toutes sortes d’éditions limitées et des accessoires qui, par définition, font le jeu de la surconsommation. Ils apportent plus de gadgets sur le marché, ce qui fait croître la demande de produits.»
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Kate Stockman, elle aussi, s’interroge sur cette approche: «Avec cette fureur de la collection et cette histoire de statut social, Le Creuset passe à côté de ses valeurs en tant que marque. La garantie à vie est une stratégie très forte, mais à cause de la hype, la marque semble surtout vouloir capitaliser le plus vite possible. Les accessoires sont aussi un peu plus abordables pour que les fans puissent en acheter le plus possible. Dans ce cas, on ne parle plus de durabilité. Ce serait beaucoup plus fort s’ils développaient cet ancrage, cette qualité à vie.»
Une icône à feu vif
Pour l’instant, le succès du géant français semble être loin de s’éteindre. A l’automne dernier, aux Etats-Unis, a été lancé un totebag spécialement conçu pour qu’on puisse y mettre une cocote. Conséquence: Internet est devenu fou. A la dernière Saint-Valentin, certaines femmes ont menacé sur Instagram de se séparer de leur amoureux s’il ne leur offrait pas une cocotte en forme de cœur – on n’a jamais su si c’était du premier ou du deuxième degré.
«Il y a des produits comparables sur le marché qui sont d’aussi grande qualité, mais d’après les connaisseurs, c’est souvent la cocotte Le Creuset qu’il faut se procurer», souligne Jessica Kuitenbrouwer pour expliquer cette popularité à long terme. «C’est une réputation que des marques semblables pourront difficilement rattraper, surtout si elles sont proches au niveau esthétique. Peut-être qu’une marque comme Demeyere a le plus de chance de devenir un nouveau symbole de statut social, parce qu’avec ses casseroles antirouille, elle offre vraiment un autre produit de très bonne qualité. Elle a certainement des leçons à apprendre de Le Creuset.»
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