Viva la paella!

Dans un très bel ouvrage, Alberto Herráiz, le chef espagnol d’El Fogón, à Paris, réhabilite le plat mythique de son pays, qu’il juge galvaudé.

Dans un très bel ouvrage, Alberto Herráiz, le chef espagnol d’El Fogón, à Paris, réhabilite le plat mythique de son pays, qu’il juge galvaudé.
A l’époque où les grands chefs espagnols paradent en tête du top ten, elle est un peu le plat qu’on voulait ne plus voir. Avec la sangria en bassine où flotte une charpie de citrons, la paella « géante » a incarné les joies simples du paradis prolétaire, version bermuda. « C’est toujours ça que les patrons n’auront pas… », disait-on à la Fête de l’Huma, tout en plantant la truelle dans ce riz multicolore où fraternisaient les damnés de la terre: restes de bouillons cubes, crevettes en promo sous plastique, pilons surgelés… Ainsi s’effaçaient les décennies d’humiliation endurées par des concierges qui pleuraient en écoutant Luis Mariano. Pourtant, les paellas servies dans leurs loges suggéraient des plats de partage, des cérémonies dont l’alchimie mystérieuse inspirait le respect et la crainte.


C’est ce plat paysan, dévoyé par le mainstream de la malbouffe, qu’Alberto Herráiz a pris pour drapeau afin de lui redonner son rang: celui d’un grand standard de la cuisine, égal de la pizza ou de la tarte Tatin. Non content d’en avoir fait le plat phare de son restaurant El Fogón (une étoile au Michelin), le plus connu des cuisiniers espagnols de Paris lui dresse un monument sous la forme d’un livre de recettes édité chez Phaidon. Il y a de l’émotion à voir un grand chef réhabiliter le savoir des humbles, car Alberto ne s’est exilé que pour mieux observer la cuisine espagnole, d’un oeil cartésien libéré de tout provincialisme. Quinze ans pour mener son enquête et sortir la paella du flou peu artistique où son succès l’avait plongée! Avec un double objectif: refonder ce plat en codifiant ses bases; et, sur ce socle enfin solide, l’ouvrir à de nouveaux horizons culinaires.

La vraie paella ne contient que des légumes
On y apprend que la paella, aussi répandue que le béton sur les côtes espagnoles, est née dans la province de Valence et que son nom -à l’instar du tagine- désigne l’ustensile où on la cuit. La paella est une poêle à deux anses en tôle légèrement concave, qu’Alberto conseille de choisir dans sa version la plus rustique. Première surprise: cette paella, qu’on a vue bourgeonner de mille ingrédients, se résume à un riz aromatisé, issu d’une espèce à grains ronds -la bomba- familière aux épiceries de luxe. Cultivée dans la lagune de l’Albufera, aux portes de Valence, elle formait dès le XVIIIe siècle l’aliment de base des paysans côtiers, qui la garnissaient en déplumant leurs potagers (la vraie paella, selon Alberto, ne contient que des légumes) et leur basses-cours: légumes de saison, poulet, lapin, escargots… Cette tradition du riz mijoté est si vive en Espagne qu’elle a suscité ses propres restaurants: les arrocerias. Deuxième surprise: ce plat qui a conquis les campings se cuisinait souvent en plein air sur un barbecue rustique et jouissait dès sa naissance d’une dimension festive -chacun y plantant sa fourchette et replaçant au centre du plat les morceaux dont il ne voulait pas. A l’inverse du risotto, où le riz, remué constamment, vise une texture homogène, la paella vaut par ses contrastes de goût, plus ou moins croquants ou corsés selon qu’on attaque la croûte, le centre ou les côtés.

Voici trois mots clefs pour jouer l’aficionado: le socarret (désigne la couche croustillante de riz formant le fond du plat, régal des amateurs), le sofrito (garniture aromatique cuite en premier dans la poêle, souvent à base de tomate) et la banda, désignant le gang des ingrédients qui vont donner son goût au riz: poissons de roche, romarin, etc. L’originalité d’Alberto Herráiz consiste à les ôter du plat, une fois accomplie leur mission savoureuse, pour les remplacer par d’autres, moins attendus. Epargnant ainsi à ses clients d’avoir à ferrailler contre les arêtes de poisson ou les moustaches de crevettes… Ses recettes organisent la disparition de la paella, réduite à un riz gorgé de saveurs – lui-même remplaçable par une autre céréale: vermicelle (la fideua, cuite à coeur, jamais al dente), boulgour… Pour mieux l’assortir de cailles au vin rouge, de blanquette de veau et de glorieuses préparations sucrées.

Paella « jamon et foie gras »
Ces paellas sont depuis dix ans l’attraction du bistrot d’Alberto, où 2 clients sur 3 s’en régalent. Baptisé El Fogón (le foyer), ce rendez-vous d’antiquaires et d’éditeurs n’a pas besoin de castagnettes pour choper le duende, l’instant de grâce. Minimaliste comme un Tàpies, mystique et profond comme un Zurbaran, c’est aussi un temple du style où l’informel (les tapas arrivent « quand elles veulent ») est un rituel. Et les paellas y semblent droit sorties d’un tableau de Miquel Barceló, couleur (brun safran) de la terre d’Espagne, muse des lieux -le peintre en a même dessiné la carte. Cet aspect presque sec émeut les novices, jusqu’au moment où leur palais s’active: gorgé de bouillon, puis réduit jusqu’à la croustillance d’une chips, chaque grain de riz est une bombe gustative ouvrant sur des horizons torréfiés, tout à la fois âpres et suaves, dont la paella Tatin est le meilleur exemple. « Yé chuis chûr qu’on peut trouver d’autres espéfialités », dit Alberto. La paella « jamon et foie gras » est une extase en soi, mais les aventuriers endurcis choisiront la version aux tripes de morue pour la puissance de sa gélatine, fouettée par des granny smith et des raisins vinaigrés… « J’aime l’amertume, dit Alberto, elle apporte longueur et profondeur. » Ce sombre paradis, qui repousse très loin les limites du goût, est le plus étonnant tableau jamais fleuri sur une paella.

Par Jacques Brunel, Lexpress.fr Styles

Alberto Herráiz , publié chez Phaidon. 192 p., 29,95 euros, sortie le 13 mai 2011. www.phaidon.com

El Fogón, 45, quai des Grands-Augustins, Paris (VIe), 01-43-54-31-33 (au minimum 2 personnes) entre 24 et 32€.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content