David Chipperfield: « Bruxelles n’est plus vraiment une ville, c’est devenu un concept »

© INGRID VON KRUSE
Fanny Bouvry
Fanny Bouvry Journaliste

De Londres à New York, en passant par Osaka et surtout Berlin, l’architecte britannique développe des projets que certains qualifient d’austères mais que beaucoup admirent pour leur poésie minimaliste et leur façon de réparer et magnifier l’existant. Avec toujours en toile de fond une volonté d’améliorer le quotidien.

L’homme est à l’image de ses bâtiments. Droit, maîtrisé et sans détours. Lorsqu’il nous reçoit dans un salon privé du paquebot Flagey, avec vue panoramique sur la place ixelloise du même nom, il répond stoïquement aux questions. Il vient de donner une conférence au gratin du secteur immobilier belge à l’occasion du cycle Lunch with an Architect (lire l’encadré ci-dessous); son timing est serré, ses mots sont pesés. A peine le Londonien s’autorise-t-il un peu de second degré, avec un flegme typiquement anglais et une bonne dose de sarcasme destinée à ses compatriotes pro-Brexit. Et pourtant, à travers ce discours précis, on verra se dessiner, en filigrane, une personnalité humaniste. Et en fil rouge de notre dialogue, cette volonté farouche d’oeuvrer pour les utilisateurs d’un lieu, pour les gens, pour la communauté en général. Connu pour ses prestigieux projets culturels à Berlin – mais aussi aux Etats-Unis, avec son Saint Louis Art Museum (Missouri), ou en Asie où il a imaginé entre autres le cimetière Inagawa (près d’Osaka) -, David Chipperfield ne renonce pas pour autant aux constructions qui améliorent le quotidien. Ses interventions se veulent sculpturales et minimalistes, mais entendent également revaloriser les sites, sans les écraser. Comme dans le Neues Museum, fortement abîmé durant la guerre et dont il a pansé chaque plaie avec une minutie extrême, mêlant béton brut et techniques actuelles à une conservation rigoureuse de la patine du temps.

Au Japon, le cimetière Inagawa, construit en terrasses pour se fondre dans ce site montagneux escarpé.
Au Japon, le cimetière Inagawa, construit en terrasses pour se fondre dans ce site montagneux escarpé.© KEIKO SASAOKA

Mais s’il figure aujourd’hui parmi les bâtisseurs les plus respectés de la planète, il garde la tête froide et plaide pour un retour à moins d’esbroufe spatiale. « Désormais, les architectes s’identifient par leur signature, analysait-il durant sa conférence bruxelloise. C’est un peu du marketing, montrer ce que vous pouvez apporter à un projet. Vous, et pas un quelconque concepteur. Je pense que presque tout le monde dans mon domaine partage ce comportement presque schizophrène de vouloir faire transparaître son nom dans ses créations. Il n’y a rien de mal à cela, ça fait partie de la culture de consommation. Par contre, je ne suis pas certain que cela soit bénéfique pour nos villes et la normalité de notre architecture. Nous nous devons de nous rappeler que finalement, nos réalisations ne nous appartiennent pas, et qu’il serait intéressant qu’elles forment un tout, qu’elles s’intègrent dans la société. Il est de notre responsabilité de concevoir des bâtiments qui ne soient pas uniquement identifiables en tant qu’entités autonomes liées à un créateur en particulier mais qui contribuent également à quelque chose de plus grand. »

Pour cette conférence, vous êtes venu à Bruxelles. Une ville que vous appréciez?

Je ne la connais pas très bien, en réalité. D’un point de vue britannique, « Bruxelles » n’est plus vraiment une ville, c’est devenu un concept. Mais je dirais que j’ai toujours aimé l’ouverture d’esprit de cette cité qui compte un million d’habitants et a une architecture si particulière. C’est une combinaison intéressante de moderne et d’ancien, et il y a des tas de buildings anonymes qu’on ne sait pas trop dater. Ce n’est pas courant en Angleterre.

Que pensez-vous du marketing urbain qui pousse les villes à se vendre à coups de bâtiments emblématiques?

Cela m’angoisse un peu parce qu’on oublie les citadins. Ce système est fait pour attirer ceux qui ne vivent pas là, alors que ce ne sont pas les premiers intéressés. Et je ne suis pas certain que le tourisme soit une industrie saine… Pour moi, l’afflux de visiteurs peut être très dérangeant. Allez à Prague, et vous en verrez tellement que vous n’aurez plus envie d’y retourner. A Barcelone, ils essaient carrément de s’en débarrasser. Cette promotion n’est pas utile pour une ville. Si elle est agréable, les gens viendront. Si les musées sont intéressants, ils attireront du monde. Les touristes, c’est un peu la solution facile: « Nous avons besoin d’argent, notre économie bat de l’aile, venez! » Evidemment, une économie touristique dans les métropoles, ça peut être bénéfique et agréable, mais ça doit être naturel et adapté.

La galerie James Simon, avec ses hautes colonnes élancées, marque désormais l'entrée de l'île aux musées, à Berlin.
La galerie James Simon, avec ses hautes colonnes élancées, marque désormais l’entrée de l’île aux musées, à Berlin.© UTE ZSCHARNT FOR DAVID CHIPPERFIELD ARCHITECTS

Vous avez inauguré en décembre dernier, à Berlin, la galerie James Simon, qui donne accès à l’île aux musées… Or, ce type d’institutions vit des touristes et de la consommation. Comment êtes-vous arrivé à intégrer la ville dans un tel projet?

Quand on travaille sur une petite institution, il est possible de prendre la communauté en compte. Ces constructions appartiennent à la collectivité et il faut respecter ce lien. Il faut certes attirer les visiteurs, mais les premiers intéressés sont les locaux. Le problème du Guggenheim à Bilbao, par exemple, c’est qu’à peine 7 à 10% des visiteurs viennent de la ville et seulement 20% du Pays basque. C’est dangereux pour un musée, car il ne correspond plus à son entourage. Pour une institution nationale, comme le Metropolitan à New York, c’est autre chose. Les touristes visitent le Met ou le Louvre, c’est logique. Comment « malgré tout » prendre en compte la ville? Le Met est une belle réussite, car c’est un endroit qui se veut à la fois new-yorkais et américain. Les touristes y viennent, mais les habitants le considèrent comme un lieu social, il y a beaucoup d’expos éphémères et de conférences. Pour la galerie James Simon, nous avons la même approche: il y a une collection nationale permanente mais l’un de ses rôles sera d’accueillir des présentations, dans un auditoire, et des accrochages occasionnels: cela va attirer les Berlinois. Une fois que vous avez vu le buste de Néfertiti (NDLR: exposé au Neues Museum, l’un des cinq musées de ce site culturel), avez-vous envie de le revoir?

En tant qu’architecte, avez-vous votre mot à dire sur le programme d’un tel projet?

Ce que nous essayons de faire, c’est de créer un lieu, plutôt qu’un bâtiment. A mes yeux, l’île aux musées, à Berlin, est très intéressante en comparaison avec le Metropolitan ou le British Museum car on y trouve le Lustgarden et bien d’autres espaces publics. Et si vous vivez dans le centre, le dimanche, vous pouvez aller vous y promener. Il y a des mariages turcs, des photographes, c’est un endroit de rencontres, et c’est ce que nous avons voulu faire avec la James Simon.

L'extension du Royal College of Art, à Londres: un volume pont en béton connecte désormais les deux ailes.
L’extension du Royal College of Art, à Londres: un volume pont en béton connecte désormais les deux ailes.© SIMON MENGES

Vous avez des bureaux à Berlin et Londres: vous sentez-vous plus Berlinois ou Londonien?

J’adore Berlin, je me sens connecté à cette cité qui était sans moyens financiers et inachevée. Il y a là une réelle liberté, même si cela change un peu aujourd’hui, car elle devient très prisée. Avant, les habitants avaient vraiment l’impression que l’endroit leur appartenait. A Londres, par contre, on est victime de la ville. Celle-ci est dirigée par des forces puissantes, principalement par l’argent, et on ne s’y sent pas à sa place en tant que citoyen… Mais avec le Brexit, ça va changer! Nous allons devenir un pays du tiers monde (rires).

Quelle ville vous inspire?

C’est lié à mon expérience, mais j’aime particulièrement Saint-Jacques de Compostelle où j’ai déjà passé beaucoup de temps en privé. J’apprécie aussi Naples et j’ai récemment visité Mexico, une belle découverte… Je suis attiré en général par les villes animées et authentiques, où tout n’est pas orienté business.

L’histoire joue un rôle important dans votre travail, notamment avec des projets berlinois comme la rénovation de la Neue Nationalgalerie de Mies van der Rohe, en cours actuellement…

Pour travailler à Berlin, il faut absolument tenir compte de l’histoire car elle est omniprésente. Je suis très intéressé par la continuité et le caractère d’un lieu. Comment le conserver, l’exacerber. Mais il est vrai qu’il y a des projets qui ont plus à raconter que d’autres. Si vous travaillez sur un cimetière dans une forêt de bambou au Japon, vous avez un contexte. Si vous concevez une tour de bureaux, il n’y a pas grand-chose à transmettre. Bien sûr, il faut essayer de donner une âme quel que soit le bâtiment. Mais certains projets ont clairement un rôle beaucoup plus social et engagé que d’autres.

Un architecte a-t-il l’obligation « morale » d’influencer ses clients, pour qu’ils réfléchissent en termes de communauté, plutôt que d’intérêts personnels?

Il faut être stratégique et non dirigiste. Par exemple, nous collaborons avec un investisseur de Düsseldorf qui possède un centre commercial et qui cherche à l’améliorer. Nous lui avons suggéré de repenser l’endroit dans son entièreté… Et d’un coup, il a réalisé qu’il pouvait y gagner, et le maire également. Ils se sont rencontrés, et cela avance! Par contre, c’est plus compliqué quand l’investisseur a des envies opposées aux nôtres et à celles des autorités locales. Dans ce cas, nous nous devons au moins d’imaginer des bâtiments où il fait bon vivre, avec un supplément d’âme…

Etes-vous optimiste ou pessimiste quant à l’avenir de l’architecture?

Optimiste, clairement. Il est indispensable de l’être à propos de l’humanité. Si vous lisez les propos de l’historien Yuval Noah Harari cependant, il y a de quoi être pessimiste. Il parle de révolution de l’intelligence artificielle et affirme que dans trente ans, l’homme ne prendra plus de décisions, ne travaillera plus, dépendra des robots, et qu’il est déjà trop tard pour changer la donne. C’est déprimant.

Et l’environnement dans tout cela?

C’est une situation triste, mais la raison de mon optimisme est que nous ne pouvons plus ignorer cette urgence. C’est agir ou mourir.

Bio Express

© INGRID VON KRUSE

1953 Naissance à Londres.

1977 Il sort diplômé de l’Architectural Association.

1985 Fondation de son bureau, à Londres. Aujourd’hui, des sièges sont également actifs à Berlin, Milan et Shanghai.

2009 Il achève l’extension et la rénovation du Neues Museum, détruit pendant la guerre 40-45.

2011 Il se voit décerner le Prix européen d’architecture Mies van der Rohe pour le Neues Museum, à Berlin.

2012 Il est curateur de la Biennale d’architecture de Venise.

2018 Il termine la galerie James Simon, bâtiment d’entrée de l’île aux musées, à Berlin.

Un lieu de discussion

Le 2 avril dernier, David Chipperfield donnait une conférence à l’occasion de Lunch with an Architect, un concept initié par Forum Press & Communication, en collaboration avec Flagey, il y a de ça près de quatre ans. L’idée: « Promouvoir la qualité architecturale à Bruxelles et créer un pont entre le monde immobilier et le milieu académique. » Trois fois par an, l’organisation propose donc des rencontres avec de grands noms de l’art de bâtir, belges ou étrangers. Le 4 juin prochain, c’est le bureau bruxellois Office de David Van Severen et Kersten Geers qui viendra à son tour présenter son travail.

Par Fanny Bouvry, avec Sophie Brasseur

www.lunchwithanarchitect.be

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