Et si l’on offrait une seconde vie aux lieux abandonnés?

lieux abandonnés
Caroline Staessens est spécialisée dans la réaffectation temporaire de lieux à l'abandon © Kevin Faingnaert

Face à la crise du logement, architectes, urbanistes et collectifs citoyens s’emparent des lieux abandonnés. Entre espoir de régénération et risque de gentrification, la réaffectation temporaire devient un outil de transformation des quartiers.

Qui n’a pas près de chez lui une école désaffectée depuis des années, un centre commercial aux vitrines sales ou une ancienne usine, vidée de ses ouvriers. Partout en Belgique, les lieux abandonnés balafrent nos villes. Ces bâtiments à l’abandon pourraient bien redevenir des points de convergence, de créativité et d’inclusion. Grâce à une nouvelle tendance : la réaffectation temporaire.

Des pionniers comme Caroline Staessens (Monumento), Dries Vanneste (Entrakt) ou Mathias De Stecker (Modulair) défendent une approche hybride, qui mêle imagination urbaine, pragmatisme immobilier et participation citoyenne. Leur vision? Transformer des lieux abandonnés en espaces d’expérimentation vivants – qu’il s’agisse d’un bar éphémère dans une ferme, d’un skatepark sous une charpente industrielle, ou d’un cabinet prénatal dans un ancien pressing.

Mais derrière l’enthousiasme se cache une réalité plus ambivalente : si ces projets revitalisent les quartiers, ils peuvent aussi conduire à la gentrification. Alors que les demande explose et que les permis tardent, les citoyens cherchent des lieux où habiter, travailler ou se rencontrer. Vus comme des chancres hier, ces lieux abandonnés deviennent des ressources stratégiques. Démonstration.

Caroline Staessens, fondatrice de Monumento, « agence de redéveloppement »

Caroline Staessens est la fondatrice de Monumento qui, dans toute la Belgique, se concentre sur le réaménagement temporaire à la demande de particuliers, d’investisseurs immobiliers et de gouvernements

«Monumento n’est pas une agence d’inoccupation, mais une agence de redéveloppement. On ne cherche pas à barricader un bâtiment pour empêcher les squatters d’y entrer. Mais bien à faire de la réaffectation temporaire. Il y a dix ans, aux Pays-Bas, j’ai travaillé pour une entreprise anti-squat, qui passait son temps à changer les serrures des lieux abandonnés puis à en tirer le meilleur parti avec le moins d’argent possible. C’est exactement ce que je ne voulais pas faire.

Quand on a des beaux espaces et des emplacements de choix, il faut essayer d’apporter quelque chose de précieux au quartier qui les entoure. Mon fonctionnement est axé sur la participation des habitants. En donnant une nouvelle affectation à un lieu, vous contribuez à faire revivre ses environs. Pour chaque bâtiment, je commence par faire des recherches. Qui vit ici? De quoi cet endroit a-t-il vraiment besoin?

S’asseoir sur un banc

Je m’installe dans un café, je vais à la boulangerie, je parle aux gens. Pendant des heures, je m’assois sur un banc pour m’imprégner, tendre mes antennes pour sentir ce qui est vivant ou manquant. L’avantage de cette approche participative: le quartier se réchauffe déjà doucement à la simple élaboration du projet à venir. Ce qui, au passage, provoquera moins d’objections aux plans de construction. J’essaie d’être le pont entre les grands propriétaires fonciers et les utilisateurs qui ne sont pas obsédés par le profit – habitants, organisations, etc.

​«Les promoteurs immobiliers veulent de plus en plus impliquer le voisinage.»

Pour chaque projet, je recherche une façon temporaire mais qualitative d’utiliser le bâtiment. Cela favorise-t-il l’embourgeoisement et la fameuse gentrification d’un quartier ou d’un autre? C’est choisir entre la peste et le choléra. Si je ne fais rien, rien ne change. Si j’agis, j’apporte quelque chose de nouveau et de positif. Je préfère être un moteur du changement.

L’odeur de vieux placard

Mon grand-père fut collectionneur, puis antiquaire. Quand j’étais petite, j’aimais bien l’accompagner dans les maisons vides pour y respirer cette odeur de «vieux placard» que je redécouvre aujourd’hui dans les beaux bâtiments anciens. Une école abandonnée ou un abattoir en friche racontent tant d’histoires. C’est un défi de remplir temporairement ces lieux avec des projets qui ont du sens. Par exemple, nous travaillons actuellement sur un projet spécial à Wijnegem, où nous réaffectons une ancienne ferme qui, tout autour d’elle, accueillera un lotissement de 290 nouvelles maisons.

Nous voulons créer là un lieu de rencontres multifonctionnel. Nous avons donc lancé un appel à des initiateurs ou à des résidents locaux désireux de gérer une ferme, un magasin avec des produits fermiers ou un bar d’été. La période d’essai dure deux ans. Parfois, les promoteurs immobiliers veulent surtout éviter qu’un lieu soit victime de dégâts matériaux ou de cambriolages. Mais de plus en plus, ils veulent impliquer le voisinage en attendant la réaffectation définitive de la propriété.

Je respecte les entrepreneurs qui prennent le risque d’acheter de grands bâtiments sans savoir s’ils obtiendront un jour un permis. Mais avec un remplissage temporaire adéquat, ce permis peut parfois être délivré plus rapidement. Je suis heureuse d’y contribuer. En même temps, je suis triste de voir que tant de bâtiments anciens sont démolis à un rythme effréné. Ce n’est pas très durable, comme démarche. Mais les laisser vides n’est pas non plus une option… »
monumento.be

Dries Vanneste, fondateur d’Entrakt, restaurateur de « lieux de vie »

Dries Vanneste est le fondateur d’Entrakt, à Bruxelles. Il se concentre surtout sur les projets de grande ampleur à partir de 5.000 m², de préférence sur le long terme – de 3 à 5 ans –, pour en faire de véritables lieux de vie

«Il y a quinze ans, Entrakt était simplement un gestionnaire de lieux abandonnés. L’objectif était avant tout la sécurité, à savoir empêcher les vols et les squats. Vers 2017, les mentalités ont évolué. L’inoccupation est passée d’un phénomène scandaleux à une opportunité. Aujourd’hui, les propriétaires et les autorités sont fiers de voir leur bâtiment réinvesti temporairement en attendant leur propre projet.

Ils veulent offrir à des gens ou des organisations un espace pour développer des activités. Je ne veux pas me vanter, mais je crois qu’Entrakt a joué un rôle important en Belgique dans ce changement de regard. Studio CityGate à Anderlecht est notre plus gros projet: il s’agit d’une ancienne usine de 20.000 m² transformée en un hub animé avec une microbrasserie, la première salle d’escalade de Bruxelles, un skatepark intérieur et extérieur, un café, une salle d’événements. Mais aussi es bureaux, des ateliers d’artisans et d’artistes…

De la friche au beach volley

Depuis son ouverture en 2015, ce pionnier continue de tourner. Nous venons d’apprendre que nous pourrons prolonger l’activité deux à quatre ans. Juste à côté, Circle Park, une friche industrielle de 15.000 m², nous a été confiée également. Ce site accueille depuis 2021 des terrains de padel, de beach-volley, de pétanque, et sert en été de cadre à Fuse Open Air, le festival organisé par la célèbre boîte techno bruxelloise. Nous essayons de rester sans coût pour le client. Cela fonctionne si le bâtiment est quasi prêt à l’emploi. Sinon, si le propriétaire impose trop de conditions, il participe aux frais.

«Les lieux vacants étaient un scandale, ils sont devenus une opportunité.»

Nous ne louons pas les lieux: les revenus générés vont à Entrakt, à des prix bien inférieurs au marché. Les événements, eux, peuvent rapporter davantage, mais nécessitent tant d’organisation qu’en fin de compte, le bénéfice reste comparable à une location classique. On ne peut pas se contenter de dire: «Des millions de mètres carrés sont vides, c’est scandaleux.» C’est plus complexe. On ne résoudra pas la crise du logement en un claquement de doigts en remplissant tous les bâtiments vacants.

Un regard réaliste

Beaucoup de lieux abandonnés sont en fait partiellement utilisés. Parfois, l’inoccupation est trop courte pour y faire quelque chose de pertinent. D’autres acteurs – pour l’hébergement d’urgence par exemple – cherchent eux aussi des lieux vacants. Mais ils sont, à juste titre, sélectifs. Tous les bâtiments ne conviennent pas à tout usage. Nous essayons toujours d’analyser avec lucidité ce qu’il est réaliste d’y faire.

Réaffecter un bâtiment vide provoque inévitablement une forme de gentrification. La question est: est-ce si grave? J’habite moi-même à Cureghem, un quartier populaire d’Anderlecht. Rien que le fait d’y vivre me place du côté de la gentrification. Ramasser un papier dans la rue, c’est déjà gentrifier. Mais je ne vois pas ça comme un problème; pour moi, c’est avant tout un acte citoyen.»
entrakt.be

Mathias De Stecker, coordinateur de Modulair, un projet de rénovation urbaine public-privé

Mathias De Stecker est le coordinateur de Modulair à Bruges, un projet de rénovation urbaine public-privé visant à réaffecter de manière qualitative les lieux vacants.

«Il y a quelques années, je cherchais un local à Bruges pour ma microbrasserie. Ce fut un parcours du combattant. Je me suis alors dit que d’autres entrepreneurs rencontraient sûrement le même problème. Comment dès lors transformer ces frustrations en opportunités? Modulair est d’abord un matchmaker entre lieux abandonnés et entrepreneurs, associations ou artistes à la recherche d’un espace.

Nous disposons aussi de trois lieux disponibles en location pour des pop-up d’un mois. Des modules plug-and-play, proposés à prix démocratique. Parfaits pour tester un concept sans prendre de gros risques. Enfin, nous faisons aussi du sur-mesure. Par exemple, pour le magasin de seconde main Kringwinkel, en quête d’un local en centre-ville, nous avons pu proposer deux lieux éphémères, avant de lui trouver un emplacement définitif.

Des speed-datings immobiliers

La demande dépasse l’offre, le besoin est donc réel. Nous avons même organisé récemment des speed-datings entre agences immobilières, entrepreneurs et propriétaires, pour créer des synergies rapides. Bruges, classée au patrimoine mondial de l’Unesco, attire aussi bien les habitants que les touristes. C’est peut-être pour cela que nous faisons figure de bons élèves: seuls 7% des commerces y sont vides, contre 15% en moyenne dans d’autres centres-villes. En tant que ville, la façon dont on gère les lieux abandonnés est cruciale. On peut bien sûr taxer, mais on peut aussi en faire un levier positif.

«Personne n’a envie de contempler des vitrines vides et poussiéreuses.»

Pour les Brugeois, comme moi, il est aussi important de voir apparaître des projets de qualité. Personne n’a envie de contempler des vitrines vides et poussiéreuses. Modulair veut contribuer à rendre Bruges plus agréable, en plaçant des initiatives pertinentes dans des lieux adaptés. Cela bénéficie à toute la ville. De nombreux promoteurs laissent leurs lieux abandonnés pendant des années, en attendant un permis. Notre mission est de convaincre les propriétaires d’y accueillir un pop-up ou en faire un autre usage temporaire haut de gamme.

Un cercle vertueux

Nous avons par exemple transformé Het Pannenhuis, un ancien hôtel acheté par un promoteur, en lieu de rencontre accessible aux habitants du quartier. A Assebroek, un ancien pressing accueille aujourd’hui le Krachtwerk, un cabinet de suivi pré- et postnatal. Quant au fameux Zilverpand à Bruges, Modulair y a lancé le Club Woester, un bar éphémère et hub social, premier projet à redonner vie à ce centre commercial longtemps délaissé.

Nous sommes une structure à but non lucratif. Mais le dialogue avec les entrepreneurs est essentiel: ils investissent dans notre ville et créent de l’emploi. Nous les accompagnons, notamment en facilitant leurs démarches auprès des services de la ville, ou en les aidant à décoder la complexité des réglementations temporaires.»
modulair.be

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