Expo: Marcel Raymaekers, avant-gardiste de la récup’
Les uns jugent son œuvre radicale, les autres la trouvent de mauvais goût. Lui-même était un flamboyant excentrique que les controverses ne gênaient pas. Et pourtant Marcel Raymaekers reste peu connu. Avec une exposition et un livre fascinants, Rotor, l’UGent et le Vai veulent changer cela.
Sur une chaussée sans âme de Glabbeek – où un développement linéaire de presbytères, de villas en blocs et de fermettes alterne avec des baraques à frites, des magasins de jardinage et des stations-service, se détache un édifice surprenant. L’entrée principale, couronnée d’une arche disproportionnée et flanquée de corps de garde en pierre de taille, pourrait ouvrir sur une forteresse. Les murs en brique rouge, arborant de petites fenêtres en pierre naturelle, et les tuiles marquées de fleur de lys évoquent plutôt un château. A moins que ce ne soit une mini-abbaye ?
« Shiteau. La version belge d’un château », a écrit en 2015 à son sujet Hannes Coudenys sur son blog très apprécié Ugly Belgian Houses. Il touchait une corde sensible chez ses nombreux followers avec cet exemple de kitsch et de mauvais goût. Outre la maison Boncher, d’autres réalisations de Marcel Raymaekers déclenchent très probablement le même genre de réactions. « Parce qu’il ne se préoccupait pas du tout du bon goût. Ou plutôt : il était très explicitement anti-bon goût, explique Lionel Devlieger. L’arrogance du soi-disant bon goût, et l’ennui qui lui était associé, le dérangeaient beaucoup. » En 2005, l’ingénieur-architecte a cofondé Rotor, coopérative bruxelloise de design spécialisée dans la réutilisation de matériaux de construction. Aujourd’hui, il est chargé de cours en histoire culturelle des matériaux au département Architecture et Urbanisme de l’UGent, mais aussi coauteur d’un ouvrage fascinant sur la vie et l’œuvre du nonantenaire Marcel Raymaekers.
« La maison Boncher a un plan de construction hyper intéressant, dit-il pour justifier sa passion pour cet édifice. Elle a été conçue comme un coquillage en forme de spirale, ascendant, avec les pièces les plus intimes tout en haut. L’intérieur est spectaculaire. C’est un magnifique exemple de son architecture de récupération. » La carapace a été érigée à partir d’éléments de construction récupérés aux abattoirs de Tirlemont et à la caserne militaire de Verviers, qui avaient tous les deux été détruits. A l’intérieur aussi, les matériaux – les poutres en chêne, les sols en marbre, les lambris de bois, les radiateurs en fonte et jusqu’à l’escalier de chaire dans le bureau – ont tous été récupérés. La construction, terminée en 1978, a duré six ans. Mais sa manière d’envisager la réutilisation s’est éveillée vingt ans plus tôt.
Les pyramides de Heusden-Zolder
Quand l’un de ses professeurs remarque son grand sens de l’espace, le jeune Marcel Raymaekers est envoyé à Bruxelles pour y étudier l’architecture. Mais après quelques années, il arrête. Il en a marre des dessins traditionnels que les frères qui enseignent lui demandent de faire et de leurs sporadiques touches de modernisme. Bien que, sans diplôme, il ne soit pas habilité à réaliser des dessins de construction et des permis, cela ne l’empêche pas de concevoir des habitations pour un nombre croissant de clients. Mais quelque chose cloche. Il s’irrite de plus en plus des nouveaux lotissements de villas sans inspiration qui poussent comme des champignons suite à la promulgation de la loi De Taeye – qui subsidie la construction de logis familiaux dans les banlieues. Le fait qu’il contribue au phénomène en tant que dessinateur ne fait qu’augmenter son rejet du métier d’architecte.
Lorsqu’une vague de chantiers de destruction s’empare de Bruxelles pour faire de la place à l’Expo 58 et à la modernité qu’inaugurait cette Exposition universelle, les déceptions s’accumulent. De magnifiques bâtiments de la Belle Epoque ou plus anciens encore sont remplacés par des parkings, des autoroutes et des immeubles de bureaux. Cela le chagrine de voir disparaître tant de beauté et de créativité au profit de ce qu’il appelle « l’architecture mainstream ». Ce phénomène reçoit un nom : la bruxellisation. Et il annonce l’apogée de la démolition et du commerce d’antiquités dans notre pays.
‘Il fait avec les matériaux ce que je fais avec Shakespeare : se les réapproprier et les réinterpréter.’
Hugo Claus, écrivain
Une rencontre avec une des figures-clés du monde de la démolition bruxelloise, et donc un premier maillon de la chaîne de la réutilisation, fait naître à la même période son intérêt pour les matériaux de récupération. Marcel Raymaekers s’inscrit pour une formation en arts plastiques à Hasselt et approfondit sa connaissance des matières et de l’art de l’assemblage. Dans les conceptions d’habitations qui suivent surgissent les premiers éléments récupérés : grosses pierres, portes monumentales et plaques métalliques de navires démantelés. Il les stocke d’abord dans le jardin de ses parents, puis dans une ferme de Diepenbeek.
Au milieu des années 60, son architecture devient plus audacieuse, plus baroque et plus exubérante, avec la maison Kelchtermans, à Heusden-Zolder, comme point d’orgue. Une œuvre d’art totale qu’il achève avec son compagnon de l’époque, l’architecte Jos Witters. Une demeure avec un cabinet médical et un garage répartis en trois pyramides individuelles, où notamment 23 coupoles de cockpits d’anciens avions de chasse font office de fenêtres de toit.
Bunker-Burcht-Bordeel
« Raymaekers fait avec les matériaux de construction ce que je fais avec Shakespeare : se réapproprier et réinterpréter ce que les grands nous ont laissé. » Telle était la conclusion de Hugo Claus après une visite du Queen of the South, où l’écrivain a également organisé son 50e anniversaire. Queen of the South, sur la N75 entre Genk et Hasselt, est à son apogée à la fin des années 70 et dans les années 80, et « la Mecque de la récupération en Europe, écrivent Lionel Devlieger et ses coauteurs dans le livre Ad Hoc Baroque. Un lieu campagnard de divertissement où la classe moyenne et les nouveaux riches belges peuvent se prendre pour des nobles ».
C’est alors une boîte de nuit et un restaurant, mais aussi le lieu de stockage de l’impressionnante collection de matériaux de construction anciens de Marcel Raymaekers et la pièce maîtresse de son savoir-faire. Un remix d’arches néogothiques, de statues de lions, d’anciens éléments d’églises et de pièces de bateaux. Un château moderne où il se conduit comme un aristocrate. Et une merveille qu’il peut aussi accomplir pour ses clients.
Son business model est particulier : ceux qui achètent suffisamment de matériaux chez lui reçoivent en cadeau ses services de conception. Il renseigne aussi à ses clients les chantiers de démolition dans les environs et les laisse chercher eux-mêmes les matériaux de récupération plus banals qu’il ne vend pas. Il les place ainsi dans une position de cocréateurs et coauteurs. Autre point important : ils peuvent de cette façon « construire un modeste château pour le prix d’une simple fermette », selon Raymaekers. Il attire ainsi des clients de toutes les couches de la population, mais aussi la curiosité des journalistes belges et étrangers. L’un d’eux a apposé sur son style le titre « Bunker-Burcht-Bordeel » (« Bunker-Château fort-Bordel »).
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« Il a repris cette formule comme slogan, relève Lionel Devlieger. On a un peu hésité à la mettre à notre tour dans le livre, parce qu’elle peut vite et facilement conduire à de mauvaises interprétations. Marcel Raymaekers voulait nommer les valeurs qu’il ne retrouvait pas à l’époque dans l’architecture moderne. « Bunker » renvoie à l’intimité et à la protection que doit offrir un logement. Soit le contraire de la Glass House de Philip Johnson, où l’on est vu de tous les côtés. « Château fort » ne doit pas être compris dans le sens de remparts, mais comme une volonté d’ostentation.
Le fait qu’une maison puisse être un indicateur du statut. Et « Bordel » renvoie aux maisons closes parisiennes du XIXe siècle où Raymaekers est allé puisé son inspiration. La déco intérieure y était au service d’une expérience de plaisir. Un hédonisme que l’on retrouve aussi dans son travail. Avec le côté tactile des matériaux, les champs de vision entre la chambre et la salle de bains pour que les partenaires puissent se regarder. Il pouvait aller très loin là-dedans. »
Loin des yeux loin du cœur
Pourquoi Rotor, l’UGent et le Vlaams Architectuurinstituut mettent-ils maintenant plus ou moins 35 projets de Marcel Raymaekers sous les projecteurs ? « Il nous a fallu pas mal de temps pour comprendre l’ampleur et la complexité de son travail », répond Lionel Devlieger. Rotor a découvert Marcel Raymaekers en 2011, lorsque l’équipe a voulu répertorier les vendeurs professionnels de matériaux de récup’. Et c’est quatre ans plus tard qu’ils ont compris qu’il ne se limitait pas à la vente. Le fait qu’il avait si peu de reconnaissance et que son travail était à peine documenté les a décidés.
« Raymaekers était lui-même d’ascendance modeste, poursuit l’expert. Il s’opposait à l’establishment, aux élites culturelles qui imposent un carcan. On peut déceler dans son attitude provocatrice une sorte de lutte des classes. Le monde architectural hermétiquement fermé et sa police du bon goût l’ont poussé dans la marge, alors qu’il pouvait compter sur beaucoup de sympathie de la part de la population. Il offrait à tous le plaisir d’une existence aristocratique. Cette ostentation était arrogante, mais aussi émancipatrice. »
‘Cette ostentation était émancipatrice.’
Lionel Devlieger, architecte
Quand on fait des recherches sur Internet au sujet de la maison Boncher, un avis de décès surgit parmi les résultats. Le maître d’œuvre est décédé l’année dernière. Tout comme Raymaekers, ses commanditaires d’origine vieillissent. Ils disparaissent ou quittent leur logement. Ce qui rend son œuvre vulnérable. La maison Witters a été détruite parce qu’elle ne trouvait pas d’acquéreur. Ailleurs ses intérieurs-assemblages uniques risquent d’être démantelés pour les rendre plus efficaces au niveau énergétique. Les auteurs du livre se sont saisis de ce moment-charnière pour ouvrir le débat sur la conception actuelle de patrimoine architectural.
« C’est trop binaire. Soit un bâtiment est classé comme monument, un statut qui est souvent lié à la célébrité de son concepteur et qui oblige de le conserver dans ses moindres détails. Ou alors le bâtiment n’est pas reconnu comme tel et peut être traité comme un édifice sans valeur, et détruit sans conséquences. Il n’y a pas d’intermédiaire. Marcel Raymaekers voyait le potentiel des éléments architecturaux condamnés, mis au rebut. Pas à cause de facteurs externes (NDLR : comme leur paternité ou leur valeur historique), mais pour leur beauté physique, leurs prestations techniques ou leur patine. Il est grand temps de reprendre la maîtrise de cet art. Son architecture prouve qu’il est possible de construire de manière originale et audacieuse, pleine de personnalité, de concevoir avec des matériaux de récupération. On peut prendre exemple sur lui si on veut atteindre une économie de la construction circulaire et prospère. »
L’expo : Marcel Raymaekers, pionnier de l’architecture circulaire, à DeSingel, à Anvers,
vai.be Jusqu’au 17 mars.
Le livre : Ad Hoc Baroque, Marcel Raeymaekers’ Salvage Architecture in Postwar Belgium (en anglais et néerlandais), par Arne Vande Capelle, Stijn Colon, Lionel Devlieger et James Westcott avec des images d’Anja Hellebaut et Anthony
De Meyere, publié par Rotor, rotordb.org
Bio express Marcel Raymaekers
Il naît en 1933 à Heverlee, près de Louvain.
Il s’inscrit en architecture, en 1950, à Sint-Lucas, à Bruxelles, mais
arrête après quelques années. Marcel Raymaekers conçoit plusieurs projets, notamment une ferme pour ses parents.
Après son service militaire, il
travaille comme dessinateur de sous-stations pour le réseau électrique et continue de concevoir davantage de maisons.
Suit en 1960 une formation en arts plastiques à l’Ecole normale d’Hasselt. Après cela, il enseigne seize ans à Bokrijk et Heusden-Zolder. Tout en continuant à développer sa pratique architecturale, il commence à utiliser des matériaux de construction anciens.
Fin 1972 ouvrent les portes du Queen of the South, sa Mecque de la récup’, entre Genk et Hasselt.
Au début des années 90, 80 % de ses matériaux sont vendus à l’étranger, surtout aux Pays-Bas et en Allemagne. En 2000, il reçoit une carte blanche budgétaire pour la maison Peeters, sa commande la plus extravagante.
Il est condamné en 2005 pour fraude et évasion fiscale. Quand il reçoit son amende finale en 2014, il se déclare en faillite. Le Queen of the South est vendu, mais les nouveaux propriétaires autorisent Raymaekers à continuer à y habiter. Il prépare actuellement un nouveau projet pour le Queen.
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