#Instarchitecture: comment Instagram influence les concepteurs d’espace
Entre les selfies et les clichés de chats ou de plats alléchants, l’art de bâtir s’épanouit sur le célèbre réseau social photographique. En résulte une esthétique nouvelle pour le domaine, parfois au détriment de ses autres caractéristiques essentielles. Analyse.
C’est sûrement l’un des phénomènes culturels et sociaux les plus importants du XXIe siècle: l’avènement d’Instagram – et celui des réseaux sociaux, plus largement. Lancée en octobre 2010, l’application américaine totalise, aujourd’hui, 1,08 milliard d’utilisateurs actifs mensuellement. Autrement dit, c’est un peu plus de 13,8% de la population mondiale qui poste, like, commente, enregistre et s’envoie une quantité incommensurable de pixels, chaque mois. Dans les faits, il aura fallu à peine quelques années à la plate-forme ludique de partage d’images pour qu’elle devienne un élément central de la culture contemporaine, s’enracinant dans notre vie quotidienne et remodelant, au passage, notre façon de travailler, de manger, de voyager, de communiquer, d’acheter… Et, sans surprise, l’architecture n’est pas passée entre les mailles du filet virtuel et les experts – quelle que soit leur position sur la question, d’ailleurs – s’accordent pour dire qu’Insta’ influence fortement la manière dont notre environnement est façonné.
Question d’image
Grâce à l’appli, l’immortalisation architecturale au travers d’un objectif n’est plus uniquement l’apanage des photographes spécialisés; dorénavant, elle s’étale également sur les écrans de nos smartphones et plus seulement dans les livres illustrés coûteux ou la presse dédiée élitiste. Cette démocratisation du genre photographique a induit une préoccupation qui anime clients et concepteurs: celle d’être partagée numériquement avec le plus grand nombre. David Tickle, architecte au sein du studio Hassell, a pris conscience de ce besoin quand il a présenté l’idée de la firme (spécialisée dans l’art de bâtir, le design et l’urbanisme) à l’occasion d’un concours en vue de la création d’une nouvelle place publique à Sydney. « L’un des juges a déclaré qu’il aimait vraiment notre concept parce qu’il était « hautement Instagrammable », confie-t-il au journal britannique The Guardian. Nous en avions plaisanté à l’époque, mais cela fait maintenant partie intégrante de notre vocabulaire et constitue une manière importante de penser les projets. »
C’est un fait: à des fins de marketing urbain, les villes cherchent désormais à posséder des lieux ou des oeuvres artistiques dignes de se retrouver dans le feed des quidams, à l’instar du célébrissime Cloud Gate d’Anish Kapoor, emblème de Chicago, situé au Millennium Park. « Ce n’est pas forcément une mauvaise chose si c’est fait intelligemment, nuance le Bruxellois d’adoption Amaël Hazza, architecte pour FP Architecture, photographe et créateur de contenu (@a_m_a_d_e_u_s). Embellir les cités et promouvoir le tourisme sont des missions essentielles. Et puis, Instagram est un vecteur de partage à l’échelle mondiale, ce n’est pas négligeable. »
Mais à quel prix? L’exemple le plus frappant de cette tendance se situe dans le quartier de Hudson Yards, à New York. Entre les buildings, s’érige The Vessel, un escalier en forme d’alvéoles ne menant nulle part, élaboré par Thomas Heatherwick. Aussi haut que large, il déploie des proportions s’adaptant parfaitement au format d’image préféré de l’application: le sacro-saint carré. Et il faut avouer que son aspect cuivré et sa symétrie photogénique offrent un joli rendu sur le réseau social; il suffit d’aller jeter un coup d’oeil aux hashtags consacrés pour le constater. Néanmoins, l’audacieuse création ne fait pas l’unanimité dans le milieu. Blair Kamin, ancien critique d’architecture du Chicago Tribune et lauréat d’un prix Pulitzer, l’a qualifiée d' »artificielle ». En outre, le manque d’accessibilité de la structure pour les personnes à mobilité réduite a été vivement critiqué lors de son ouverture, en mars 2019. Il est vrai que l’attraction touristique se compose de quelque 2.500 marches et d’un unique ascenseur ne donnant accès qu’à une partie très réduite de celle-ci.
A Moscou, c’est le Parc Zariadié qui jouit d’une grande popularité sur la plate-forme. Inauguré en septembre 2017, le jardin public a été imaginé par Diller Scofidio + Renfro, un studio d’architecture états-unien réputé pour ses réalisations visuellement impressionnantes – ils aiment d’ailleurs se présenter comme des « pourvoyeurs de spectacle ». Si le projet composé d’un pont flottant, de dômes de verre et même d’une grotte de glace fut accueilli positivement par la critique, le journaliste russe Konstantin Mikhailov, conservationniste notoire, déplore le manque de pertinence de l’ensemble par rapport à son contexte historique et architectural.
Chez nous également, ces ornements urbains d’un genre nouveau existent. Dans le cadre de la deuxième édition du parcours L’Art habite la Ville, à Mons, l’artiste belge Filip Gilissen a imaginé Spread your wings, soit une paire d’ailes d’ange dorées qui invite tout un chacun à prendre un selfie « pour un look angélique garanti sur les réseaux sociaux », peut-on lire sur le site officiel du tourisme de la région. Cette dernière illustration apporte une dimension supplémentaire au concept: les lieux ne se doivent plus seulement d’être photogéniques mais ils ont aussi l’obligation de créer un moment et de permettre à quiconque d’expérimenter l’espace autrement, en se mettant en scène.
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Esthétique 2.0
Concernant l’architecture d’intérieur, il est intéressant de noter que l’appli a créé son propre langage stylistique. Sur celle-ci, surfaces en terrazzo, carrelages graphiques, murs peints en millennial pink ou agrémentés de citations inspirantes, néons colorés et ambiance industrielle chic sont légion. A ce propos, l’architecte australien Scott Valentine a même rédigé un très sérieux Instagram Design Guide afin d’aider les entreprises à rendre leurs espaces remarquables et donc partageables. Au programme: branding fun, lumière naturelle ou spectaculaire, piscine à débordement et cloisons texturées. Le secteur de la restauration ainsi que celui de l’hôtellerie ont été les premiers à embrasser massivement ce mouvement dans l’espoir d’en tirer de la publicité gratuite; en témoigne la profusion d’articles sur le sujet apparus les années précédentes.
Depuis, la tendance a parcouru un bout de chemin et a trouvé pareillement sa place dans les réalisations privées, jusque dans nos contrées. Pour sa future maison, Julie Bridoux a ainsi pris des décisions stylistiques – de concert avec son architecte, évidemment – en vue d’une intention professionnelle prenant place sur Instagram. Diététicienne et éducatrice en diabétologie, elle désire, via la plate-forme, proposer des recettes faciles, équilibrées et attrayantes à destination des personnes souffrant d’hyperglycémie chronique. « J’ai pensé ma cuisine ouverte en me demandant constamment ce qu’elle rendrait en image, comment elle mettrait en valeur mes petits plats. L’îlot central s’est vite érigé comme une condition sine qua non, au détriment de la mobilité, certes. De même, je dois avouer que la caractéristique architecturale me fait perdre un ou deux mètres carrés mais c’était le prix à payer », plaisante-t-elle. En outre, elle a ajouté une fenêtre supplémentaire à la pièce afin de l’agrémenter d’une forte luminosité photogénique.
La recherche absolue du beau et de la tendance peut mettre à mal l’essence même d’un projet et le desservir.
Amaël Hazza
Pour façonner leur petit chez-soi, de plus en plus de particuliers s’inspirent des réseaux sociaux. Instagram et Pinterest en tête du peloton. Et d’un point de vue purement décoratif, Amaël Hazza se veut rassurant: « Outre une certaine uniformisation des intérieurs, les risques restent très limités puisqu’il s’agit de travaux semi-permanents. » Par contre, en ce qui concerne l’art de bâtir en général, le jeune homme tire la sonnette d’alarme. « Le souci, c’est que de plus en plus de gens se tournent vers le milieu en définissant l’esthétique comme valeur de primauté. La recherche absolue du beau et de la tendance peut mettre à mal l’essence même d’un projet et le desservir. Par définition, les bâtiments sont imaginés pour durer longtemps. Et l’on a remarqué, à maintes reprises, dans l’histoire de l’architecture, que les effets de style ne sont pas pensés vis-à-vis de leur pérennité dans le temps. » L’utilisation de fins matériaux de revêtements collés, s’écaillant au fil des intempéries, en sont, par exemple, un triste témoignage.
Beau et c’est tout?
Dès lors, il est légitime de se poser la question suivante: cet impératif d’instagrammabilité ne risque-t-il pas de résumer l’architecture à sa seule dimension sculpturale? Eh bien non, pas spécialement. Depuis toujours et quand les conditions le permettaient, les architectes ont conçu leurs édifices pour être également esthétiques, même si la fonction n’est pas à négliger. « Lors des concours architecturaux, les projets présentés sont évalués, entre autres, selon des critères de beauté comme le style de l’ensemble, l’intégration à l’environnement ou l’impact visuel sur la ville, explique Amaël Hazza. Et cela fait aussi partie de la démarche des concepteurs de rendre leurs créations belles aux yeux des photographes amateurs ou de ceux des plus grands magazines. » D’ailleurs, ce n’est sûrement pas un hasard si certaines oeuvres brutalistes, avec des surfaces en béton exagérément rugueuses, donnent si bien sur les photographies en noir et blanc très contrastées de l’époque. C’est en tout cas ce qui se murmure concernant le Barbican Centre de Londres. Et, grosso modo, les réalisations où l’esthétique a pris le pas sur la praticité – ou le bon sens – ont existé de tout temps; l’architecture se définissant comme un compromis entre beauté, budget et respect de règles empiriques et scientifiques. Finalement, c’est peut-être juste le canal de diffusion et le langage qui a changé. #PasDeQuoiFouetterUnChat, donc.
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