La pandémie va-t-elle mener à une révolution architecturale ?

La Villa Savoye, véritable manifeste de l'oeuvre de Le Corbusier. © F.L.C. ADAGP PARIS 2021

L’histoire nous a appris que les pandémies comme celles du choléra, de la grippe espagnole ou de la tuberculose laissent des traces indélébiles sur notre manière d’aborder l’urbanisme et le design. La crise sanitaire va-t-elle, elle aussi, mener à une transformation de nos lieux de vie? Réponses d’experts.

En pénétrant dans la célèbre Villa Savoye de Le Corbusier, située à Poissy, aux portes de Paris, la première chose que l’on rencontre… est un lavabo ovale. A première vue, on pourrait penser à une erreur architecturale, ou encore à l’oeuvre d’un entrepreneur étourdi qui aurait confondu vestibule et salle de bains et décidé, après avoir constaté son erreur, de s’en laver les mains. Et pourtant, cet accessoire sanitaire se trouve exactement là où il devait être! En 1931, l’architecte a volontairement placé cet évier dans son hall d’entrée, comme symbole d’une nouvelle ère, où l’hygiène serait essentielle.

Le plan du sanatorium de Paimio a été pensé en ailes, répondant aux fonctions du bâtiment.
Le plan du sanatorium de Paimio a été pensé en ailes, répondant aux fonctions du bâtiment.© MAIJA HOLMA – ALVAR AALTO FOUNDATION

Avec la grippe espagnole, qui a coûté la vie à des millions de personnes dans le monde entier après la Première Guerre mondiale, et la tuberculose, qui a fait de très nombreuses victimes durant la première moitié du XXe siècle, une nouvelle génération d’architectes et de promoteurs immobiliers s’est mise à chercher des solutions pour éviter de nouvelles contaminations grâce à leurs créations. Le Corbusier, à nouveau, a commencé à construire ses maisons sur pilotis, au-dessus du « sol contaminé ». A Prague, l’architecte autrichien Adolf Loos a équipé sa Villa Müller (1930) d’une pièce spéciale pour isoler les enfants en quarantaine. Et en 1932, le designer scandinave Alvar Aalto a conçu son fauteuil 41, aussi appelé Paimio, de sorte que le dossier permette l’ouverture optimale des poumons. Au départ, ce siège était destiné à un sanatorium situé à Paimio, en Finlande, qu’il avait d’ailleurs lui-même dessiné, tout comme plusieurs de ces collègues modernistes ont également contribué à faire connaître ces maisons de convalescence pour tuberculeux.

La forme du fauteuil Paimio d'Alvar Aalto, édité maintenant chez Artek, permettrait de garder la cage thoracique mieux ouverte.
La forme du fauteuil Paimio d’Alvar Aalto, édité maintenant chez Artek, permettrait de garder la cage thoracique mieux ouverte.© ALVAR AALTO FOUNDATION

Dans le monde, une personne sur sept a été victime de la tuberculose. A Paris, le bilan s’élevait même à une personne sur trois. Les concepteurs d’espaces de l’époque avaient donc toutes les raisons de se concentrer autant sur l’esthétique que sur la santé publique. « Au début du siècle dernier, la tuberculose préoccupait beaucoup les architectes. En fait, elle les obsédait, confirme Beatriz Colomina, professeure d’histoire de l’architecture à l’université de Princeton et autrice du livre X-Ray Architecture. Il se pourrait bien que ce soit elle qui ait convaincu toute cette génération d’enlever les décorations murales, les tapisseries et les draperies typiques du XIXe siècle pour faire place à des lignes droites et épurées. » Pour la spécialiste, qui a développé cela dans un article du magazine Pin-up, c’est donc une maladie qui est à l’origine d’un des plus grands courants de l’art de bâtir, plus que l’arrivée de nouveaux matériaux et de la technologie: « L’architecture moderne est plus une campagne de santé publique qu’autre chose, poursuit-elle. En fait, beaucoup d’idées avancées par ses précurseurs ne sont pas issues de la théorie de l’architecture. Elles proviennent des conseils des médecins et des infirmières et de l’aménagement des hôpitaux, notamment des sanatoriums pour tuberculeux. » C’est ainsi que les murs blancs, l’abondance de vitrages pour laisser entrer la lumière extérieure, l’absence d’ornements et les lignes épurées sont devenus les normes du Modernisme.

Le réfectoire du sanatorium de Paimio, conçu par Alvar Aalto.
Le réfectoire du sanatorium de Paimio, conçu par Alvar Aalto.© MAIJA HOLMA – ALVAR AALTO FOUNDATION

Retour des années folles

Il ne s’agit toutefois pas là du premier courant architectural à avoir été influencé par une crise sanitaire internationale. Au XIXe siècle déjà, le choléra – qui coûta la vie à des milliers de personnes – incita les autorités à investir dans des boulevards et des parcs plus vastes, entre autres. A Londres, l’épidémie étant directement liée à la pollution de la Tamise dans laquelle se retrouvaient urine, excréments et déchets industriels, un véritable système d’égouts fut créé pour enrayer ce problème. D’autres villes empruntèrent également le même chemin.

Les revêtements muraux, les tapis et les draperies ont fait place à une architecture hospitalière avec beaucoup de verre, des lignes épurées et un minimum d'ornements.
Les revêtements muraux, les tapis et les draperies ont fait place à une architecture hospitalière avec beaucoup de verre, des lignes épurées et un minimum d’ornements.© MAIJA HOLMA – ALVAR AALTO FOUNDATION

Au vu de ces exemples passés, il est donc légitime de se demander si la pandémie actuelle va également influencer le futur de nos villes. La Covid-19 va-t-elle mener à une révolution dans le monde de l’architecture et de l’immobilier? « Prédire l’avenir en fonction du passé n’est jamais sans risques, avertit Gustaaf Cornelis, professeur d’histoire du design et de psychologie environnementale à l’université d’Anvers et à la VUB. Mais en général, nous remarquons toujours une réaction de libération après une période sombre. Les designers aiment anticiper cela, ils savent repérer les changements et certains ont une influence considérable sur la société. Aujourd’hui, on entend parler de nouvelles « années folles », en référence à celles du siècle passé. L’arrivée de l’Art déco, après la Première Guerre mondiale et la grippe espagnole, était le résultat d’un sentiment de libération, en architecture comme dans la mode. »

La pandémie va-t-elle mener à une révolution architecturale ?
© AMAIJA HOLMA – ALVAR AALTO FOUNDATION

Une soif d’ouverture et de relâchement que d’autres professionnels de l’art de bâtir anticipent également (lire encadré).

Des espaces publics adaptés

Mais qu’adviendra-t-il des défauts de nos villes d’aujourd’hui? En raison du manque d’espaces verts, les parcs ont été envahis par les promeneurs lors du premier confinement et de nombreuses habitations se sont avérées inadaptées au télétravail. Nos immeubles de bureaux et nos écoles se sont également révélés mal pensés en matière de circulation de l’air. En ce qui concerne les espaces publics, Claire Pelgrims, chercheuse en architecture et urbanisme à l’ULB, s’attend à des changements nécessaires. « La discipline de l’urbanisme elle-même a vu le jour à la suite de crises comme celle-ci. Comment construire une ville pour éviter la propagation des maladies? Les modernistes comme Le Corbusier cherchaient en effet déjà des moyens pour apporter plus de lumière, d’air et d’espace vert dans la cité et dans les logements. Une fois de plus, cette crise nous rappelle que la médecine ne résout pas tout, ce que nous aurions pu oublier pendant un certain temps en raison du développement du secteur pharmaceutique. Or, les espaces publics semblent aujourd’hui être insuffisants pour répondre aux besoins essentiels des habitants. Les parcs ont été fermés parce qu’ils étaient trop fréquentés, alors que pour beaucoup de gens, c’était la seule opportunité de sortir et de voir d’autres personnes. Les sentiers, comme les trottoirs, sont trop étroits, les pelouses publiques trop petites. A l’avenir, nous devrons apporter une réponse à ces problèmes. »

Alvar Aalto a conçu des chambres mesurées au millimètre, où tout pouvait se faire de façon hygiénique: se reposer, s'habiller, se laver les mains, expectorer et travailler à un bureau.
Alvar Aalto a conçu des chambres mesurées au millimètre, où tout pouvait se faire de façon hygiénique: se reposer, s’habiller, se laver les mains, expectorer et travailler à un bureau.© GUSTAF WELIN – ALVAR AALTO FOUNDATION

Et des pistes apparaissent déjà, çà et là, pour faire face à ces constats. Plusieurs villes ont investi dans de nouvelles voies piétonnes et cyclables, ainsi que dans des espaces verts. A Vilnius, en Lituanie, certaines rues ont même été fermées afin que les restaurants puissent agrandir leurs terrasses en toute sécurité.

La pandémie va-t-elle mener à une révolution architecturale ?
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Selon le professeur Gustaaf Cornelis, bien que nous ayons eu tendance à vivre à l’intérieur ces dernières années, nous pourrions être à nouveau attirés par l’extérieur après la crise. « Ces derniers mois, nous avons dû sortir pour trouver des lieux de rencontre, et les architectes et les designers peuvent avoir une énorme influence sur cela, même dans les maisons. Prenons un exemple concret: vous devez accueillir quatre personnes dans votre jardin, et une seule d’entre elles a le droit de se rendre aux toilettes, situées à l’intérieur, selon les règles de distanciation en vigueur. Cela ne veut pas dire que les concepteurs vont se mettre à prévoir des WC dans tous les jardins, mais ils penseront peut-être à les en rapprocher. Auparavant, les pièces arrière des habitations étaient d’ailleurs souvent équipées d’un lavabo et d’un urinoir pour les hommes. De plus, nous allons accorder encore plus d’importance à l’hygiène. Le petit évier dans les toilettes des invités, si souvent ignoré depuis cinquante ans et utilisé comme support à désodorisants, va faire son grand retour. »

Le hall d'entrée du sanatorium de Paimio.
Le hall d’entrée du sanatorium de Paimio.© ALVAR AALTO FOUNDATION

Des fonctions à adapter

Cependant, le lavabo dans l’entrée, à la manière de Le Corbusier, ne devrait pas faire partie de notre quotidien durant la prochaine décennie. Ni le vestibule, cet espace intermédiaire entre les pièces de vie et le monde extérieur où nous pouvons nous nettoyer, comme le prédit un historien américain dans Architectural Digest. Selon lui, la polyvalence sera le changement le plus important dans nos maisons. « Nous avons constaté, avec le lockdown, un vaste impact sur la vie étudiante et professionnelle. Il semble logique que les créateurs envisagent désormais un espace où s’isoler pour étudier ou organiser des vidéoconférences. A terme, de petits ajustements très spécifiques seront certainement nécessaires dans de nombreux secteurs. Ainsi, les restaurants sont souvent décorés de petites lampes fixées au mur au-dessus de chaque table. Durant la période où les établissements devaient déterminer des bulles, ces appliques n’étaient plus à la bonne place et n’éclairaient plus toutes les tables. Je ne serais pas surpris de voir qu’on utilise davantage de luminaires mobiles et que les designers imaginent des tables encore plus fonctionnelles. Nous devons également nous attendre à ce que les architectes pensent à des entrées et sorties distinctes, lors de la conception de magasins et bâtiments de bureaux. »

Le lavabo dans le hall de la Villa Savoye témoigne des préoccupations hygiénistes de l'époque.
Le lavabo dans le hall de la Villa Savoye témoigne des préoccupations hygiénistes de l’époque.© F.L.C. ADAGP PARIS 2021

Reste à se demander pourquoi une crise est nécessaire pour qu’enfin nous repensions notre manière de vivre. « Les designers et architectes se penchaient déjà sur ces thèmes depuis longtemps, ils ont juste dû agir plus rapidement, explique Gustaaf Cornelis. De plus, je pense que cette pandémie est considérable, bien sûr, mais elle n’aura pas duré assez longtemps pour provoquer de véritables bouleversements dans notre conception de l’architecture. Elargir tous les couloirs des bâtiments pour respecter le 1,50 mètre de distance, cela semble tellement peu naturel. Les concepteurs n’auraient jamais pensé qu’un jour, ce mètre et demi deviendrait une nécessité. Une conversation normale entre amis ou avec une connaissance se déroule à 75 à 120 centimètres. S’il s’agit de votre meilleur ami ou de votre partenaire, cette distance est encore plus réduite. Nous n’aurions donc jamais pensé à concevoir des espaces aussi peu naturels. »

Dans l'auditorium du sanatorium de Paimio, les malades pouvaient se reposer sur une chaise spécialement conçue pour eux.
Dans l’auditorium du sanatorium de Paimio, les malades pouvaient se reposer sur une chaise spécialement conçue pour eux.© GUSTAF WELIN – ALVAR AALTO FOUNDATION
Comment ils voient le futur

Le service Pretty Happy de Maarten Baas pour Cor Unum, un vent d'optimisme pour les foyers.
Le service Pretty Happy de Maarten Baas pour Cor Unum, un vent d’optimisme pour les foyers.© SDP / EYE’MUNIQUE

« Ces dernières années, les intérieurs et les objets de déco ont été conçus pour paraître jolis sur Instagram. Ils manquaient de personnalité et de vision. Après la pandémie, nous aspirerons à un design tourné vers l’avenir, promesse de jours meilleurs, remplis d’espoir (NDLR: à l’instar du service de Maarten Baas, en photo ci-dessus). Notre environnement influence notre bien-être. J’appelle donc à une esthétique lumineuse, optimiste, colorée et forte, où la circularité et la durabilité sont des valeurs centrales. »

Nora Fehlbaum, CEO de Vitra

La chaise EVO de Jasper Morrison pour Vitra est faite de polypropylène 100% recyclable.
La chaise EVO de Jasper Morrison pour Vitra est faite de polypropylène 100% recyclable.© GF / VITRA

« En matière d’urbanisme, il faut réappendre à vivre ensemble, un seul et même complexe bâti dans lequel on peut vivre et travailler. Ce complexe doit inclure les fonctions annexes telles que les loisirs, le sport, la culture, le culte… mais, par-dessus tout, la nature doit y être incluse. Il faut « embarquer la vie ». »

Bruno Erpicum, architecte

La tour Bosco Verticale de Stefano Boeri offre un poumon vert à la ville de Milan.
La tour Bosco Verticale de Stefano Boeri offre un poumon vert à la ville de Milan.© UNSPLASH/VICTOR GARCIA

« La fin de la ville moderniste est proche. Nous entrons dans une ère où nous reviendrons à l’échelle des villages. »

Stefano Boeri, architecte

« Quand on ferme nos écoles, universités, restaurants, cafés, musées, bureaux, il se pose enfin la question de ce qui nous est fondamental. »

Traumnovelle, architectes

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« L’esthétique du futur consistera en une utilisation intelligente et créative de l’espace et du design. Les bureaux compacts doivent être réinventés pour devenir des espaces multifonctionnels qui favorisent avant tout le bien-être des personnes et leur permettent de choisir leur mode et leur lieu de travail. Simplicité, flexibilité, matérialité, durabilité et économie seront des éléments clés. Tout comme la lumière du jour, l’air frais et l’extérieur. »

Sevil Peach, architecte d’intérieur

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© ALVAR AALTO FOUNDATION

« La pandémie a accéléré notre prise de conscience de l’importance de la durabilité. Elle a également eu un impact sur la confiance que les gens accordent aux marques, aux entreprises et au design. Le temps de l’exclusivité, des symboles de statut et de la prétention est révolu. L’intemporalité, la durabilité, l’authenticité et l’inclusion seront les nouveaux critères de pertinence. »

Tiina Alahuhta-Kasko, CEO de la marque de design Marimekko

« C’est le moment pour les créateurs de réfléchir à leur rapport à l’homme. Pas d’un point de vue de l’esthétique, mais plutôt du contenu. »

Virgil Abloh, créateur

La pandémie va-t-elle mener à une révolution architecturale ?
© ALVAR AALTO FOUNDATION

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