L’archi, vue du Liban: « une architecture complètement chaotique, même en montagne »
Joe Bitar a créé la faculté d’architecture de l’Université Saint-Joseph, à Beyrouth, il y a un an et demi, et est à la tête du bureau 4B avec sa soeur et son père. Le diplômé de Saint-Luc Bruxelles est retourné au Liban » dans les belles années « . La situation qu’il dépeint aujourd’hui est dramatique… Rencontre.
Être directeur d’une toute jeune faculté, en pleine pandémie et dans la situation politique et économique du Liban, c’est tenable ?
C’est véritablement compliqué : enseigner l’architecture en ligne, c’est laborieux et à cela vient se coupler la crise politico-financière du pays. La valeur de la livre libanaise a été divisée par dix en un an et nous n’avons pas accès à nos comptes bancaires. L’université est en situation financière complexe, les salaires des enseignants ont donc perdu les 9/10eme de leur valeur pour atteindre des montants ridicules alors que, dans les magasins, la plupart des produits sont importés et les prix n’ont donc pas changé. Bilan : enseigner aujourd’hui relève plus d’un engagement social et du bénévolat. Au-delà, au niveau de la société libanaise, ce n’est même plus une précarité qui s’installe, c’est un changement fondamental de mode de vie et de société : la classe moyenne est en train de disparaître et toute une couche dynamique et active de la population semble devoir émigrer. Du côté de notre agence, tous les chantiers sont stoppés, à part quelques-uns à l’international. Plus rien ne tourne au Liban pour l’instant.
Pourtant, votre école se porte bien en termes d’élèves…
Pour trouver un équilibre entre les moyens nécessaires et le niveau d’enseignement, une école doit compter une trentaine d’étudiants par promotion. Nous espérions atteindre cela dans cinq ans. Or on a déjà actuellement 12 étudiants en 2e et 28 en 1ère année, ce qui est au-delà de nos objectifs. Les études d’architecture semblent tendance, car, proches de l’ingénierie — une filière fréquente ici –, tout en incluant un aspect plus humain et plus créatif. Il faut savoir qu’il y avait déjà plus de dix écoles d’architecture au Liban. Cependant, la réputation de l’Université Saint-Joseph (première université francophone du pays), le programme basé sur les derniers programmes européens et la dynamique d’une nouvelle école avec des enseignants issus d’un parcours international nous permettent d’attirer un large public.
Vous êtes donc revenu voir ce qui se faisait dans le pays où vous aviez étudié l’architecture pour créer le programme de votre faculté ?
Les Libanais, et l’Université Saint-Joseph, sont historiquement tournés vers la France et nous avons donc analysé ce qui était enseigné là-bas. Finalement, nous nous sommes davantage basés sur une approche de l’enseignement propre à la Suisse ou la Belgique : plus universitaire, plus multiculturelle, plus multidisciplinaire et plus équilibrée entre arts et techniques ; ce qui est plus en adéquation avec le métier localement et ce qui rejoint notre démarche. Evidemment, les cours sont réorientés et adaptés en fonction des thématiques et des spécificités locales : histoire de l’architecture, urbanisme, législation, climat, techniques de construction…
Pourquoi avez-vous étudié en Belgique ?
Au départ, j’étais inscrit à l’Université américaine de Beyrouth, mais la guerre était encore récente et l’ambiance était tendue, alors que j’avais envie de respirer autre chose. J’ai visité les écoles de Paris et Bruxelles et j’ai aimé » l’échelle humaine » de Saint-Luc. Et puis, mon père y avait étudié avant moi. Je n’avais pas la maturité de me demander si l’enseignement allait être adapté à ce que je ferais plus tard… Je sortais de la guerre civile où je vivais dans un monde clos entre le collège jésuite où j’ai fait ma scolarité et mon quartier. Les deux premières années à Bruxelles, j’ai vraiment découvert un autre mode de vie, une autre façon de voir les choses…
Vous vouliez retourner à Beyrouth juste après ?
C’était le plan initial, mais je suis allé à Paris pour faire des études complémentaires, et j’y ai travaillé plusieurs années pour la société Oger International qui construisait principalement sur le Golfe et l’Arabie saoudite. Dans un premier temps, nos activités étaient axées sur des projets de résidences de luxe pour les familles princières saoudiennes, souvent des villas très riches, voire extrêmement kitsch ; puis, à partir de 2005, nous nous sommes orientés vers des projets publics — centres de conférence, universités … — avec une architecture contemporaine, parfois arabisée. J’avais une position de Manager et je travaillais avec des équipes multidisciplinaires qui atteignaient quelques centaines de personnes à gérer. En 2009, Oger m’a chargé de créer une agence à Beyrouth, ce qui a déclenché mon retour au Liban. Puis en 2011, j’ai décidé de reprendre l’agence de mon père et de la redynamiser avec lui et ma soeur sous le nom de 4B Architects. Nous réalisons des projets d’architecture, d’ingénierie et d’urbanisme au Liban mais aussi à l’international, en Afrique, dans le Golfe, en Asie centrale… C’était alors de belles années à Beyrouth, où tout semblait possible, où ça bouillonnait d’idées et de créativité. Malheureusement, à partir de 2015, les choses ont progressivement pris une autre tournure… D’une équipe d’une trentaine avant la crise, nous ne sommes plus que 6 à 7 pour essayer de traverser cette période.
Votre bagage européen vous a-t-il finalement servi ?
Au Liban, nous construisons très différemment qu’en Belgique et pas seulement du point de vue des technologies de construction. Également, des points de vue sociaux, culturels, territoriaux, climatiques, historiques, etc… C’est déjà un pays très dense avec une géographie de villes et des montagnes où, de plus, les règles permettent de construire très haut avec des échelles différentes. Puis, la relation aux clients est aussi complexe : ils recherchent souvent quelque chose qui se distingue, qui se montre et se voit, loin de bâtiments qui respectent le lieu, leur entourage et la société. L’architecture est souvent vue comme un bel objet à venir poser avec le maximum de mètres carrés vendables. Essayer de leur transmettre des notions environnementales et énergétiques est un combat difficile. L’héritage de la Belgique et de Saint-Luc, c’est plutôt dans la manière de penser, la démarche pour aborder une question. J’essaye de montrer une architecture juste, simple et intemporelle en adéquation avec les besoins du client mais aussi le contexte. Nous démarrons toujours par une analyse du site et de son environnement, de ses qualités et de ses contraintes, qui génèrent nos intentions architecturales et qui deviennent le socle du projet.
Y a-t-il des règles d’urbanisme strictes au Liban ?
Il y a un règlement de construction très lourd et compliqué mais surtout très mal conçu. Sans vision de l’espace, de la ville ou du territoire, ces règles se limitent finalement à maximiser les mètres carrés à construire dans la surface d’un terrain. Cela génère une architecture complètement chaotique, même en montagne. Certaines municipalités ont essayé d’ajouter des règles « esthétiques », pour compenser l’hypermodernité ambiante. Résultat : on peut construire sur six étages mais on doit y mettre une petite toiture inclinée en tuiles rouges et de la pierre calcaire sur les façades. Ça n’a pas de sens à partir du moment où la volumétrie et l’échelle du projet sont déjà déphasées. D’autre part — et c’est également malheureux — il n’existe aucune règle en matière d’environnement ou de développement durable.
En tant qu’architecte, vous avez un rôle militant ?
A titre personnel, j’essaye d’être militant et activiste depuis que je suis là. Je supporte plusieurs associations : on essaye d’empêcher la démolition du tissu traditionnel, de défendre les enjeux environnementaux ou de sensibiliser à des approches actuelles de la ville ou du territoire. Depuis deux ans, l’activisme politique est devenu essentiel, voire existentiel car il faut absolument que les choses changent et qu’une nouvelle classe politique se mette en place avec une vraie vision du pays. Combats qui n’aboutissent pas jusqu’à présent, hélas.
Diriez-vous que la diversité était présente dans vos études et que cela vous a aidé dans votre chemin professionnel ?
Les choses doivent avoir évolué depuis la fin des années 90… Il n’y avait pas de profs issus de l’immigration, et les échanges internationaux étaient à leur début. Mais il y avait déjà une magnifique bibliothèque avec des ouvrages variés et de tous les horizons, des cours d’histoire de l’architecture qui abordaient l’architecture mondiale, et surtout des enseignants pointus et passionnés — dont certains ont accompagné mon parcours depuis Saint-Luc jusqu’à aujourd’hui — qui nous ont donné des démarches analytiques et structurées ainsi que des approches architecturales, certes, initialement, en rapport au contexte belge mais, qu’on soit en Arabie ou au Liban, nous permettent de nous y adapter et de nous projeter dans les spécificités du contexte.
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