Qui est b0b Van Reeth, l’architecte derrière plusieurs projets belges avant-gardistes?
Un monument belge de l’architecture fête bientôt ses 80 ans. Pas un monument en brique ou en béton, mais en chair et en os: le premier Maître architecte flamand, b0b Van Reeth. A cette occasion, Le Vif Weekend lui a posé une question: si sa vie était adaptée en film, quelles en seraient les scènes incontournables? Ça tourne!
Il s’indigne toujours de voir son prénom écrit de la manière classique. «C’est b0b, avec des «b» minuscules et un grand zéro. Je vois cela comme un autoportrait», plaisante-t-il à la fin de notre entretien. Ce graphisme n’est pas un gimmick, mais sa marque commerciale. Une particularité qu’il doit à l’imprimeur du journal des étudiants dans les années 60. «Il lui manquait des caractères pour imprimer une page sur laquelle mon nom devait figurer. Ce résultat a tout de suite produit un certain effet, c’était différent du reste. J’ai trouvé ça génial.»
Les titres ne manquent en tous cas pas pour qualifier le talent de b0b Van Reeth: le premier Vlaamse Bouwmeester (Maître architecte en français, voir aussi notre encadré) ; l’homme qui a appris aux Anversois à apprécier la vue sur l’Escaut ; le plus jeune architecte à avoir un projet abouti ; l’homme qui pousse son peuple à réfléchir à l’architecture…
Aujourd’hui, ce grand monsieur s’apprête à célébrer ses 80 printemps. Et lorsqu’il nous reçoit dans sa villa du Coq, il nous confie qu’il n’arrive pas à y croire. Son épouse Mianne nous apporte un assortiment de douceurs et nous sert du café dans une tasse On-line que b0b a conçue pour Royal Boch en 1997. Une série limitée de cette édition difficile à trouver sortira ce mois-ci.
«C’est bizarre, vous savez. J’ai été le plus jeune pendant toute ma vie. Du «petit dernier» à la maison au plus «jeune» architecte dans certaines expos ou ailleurs, s’amuse-t-il. A partir de mes 50 ans, les choses ont commencé à s’inverser. Et maintenant, oui, je suis tout à coup un vieil homme, je suppose.»
Pourtant, il ne se sent pas vieux. Certes, il pourrait prendre sa retraite, mais il est encore actif en tant que président de jury de plusieurs concours, et il a des projets sur le feu aux Pays-Bas, en collaboration avec les architectes de Bildt, qui furent ses stagiaires dans le passé. Il rit.
De toute évidence, il aime se remémorer des souvenirs, et, jusqu’à présent, il a été épargné par les problèmes de santé. «A part une paresse croissante et une vue en baisse», ajoute-t-il. Mais soyons clairs: «Une fois qu’on est le plus vieux, ça ne changera plus. Alors, si je dis parfois des bêtises, c’est parce que je suis jeune.» Ensuite, il sort un petit papier sur lequel il a gribouillé les scènes de sa vie…
Scène 1 / La balade à vélo
«Je suis le cadet de six enfants. Il y avait quatre sœurs entre mon frère et moi. Nous avions dix-neuf ans d’écart. J’étais un «petit accident». Maman avait 46 ans lorsqu’elle m’a eu, en 1943. Un jour, mon frère et moi passions à vélo devant le Kiel (NDLR: un quartier d’Anvers), et il m’a demandé: «Qu’est-ce que tu veux faire plus tard? Il est temps que tu fasses autre chose que du basket.» A l’époque, j’étudiais le latin chez les Jésuites à Borgerhout. Je mesure 2,02 mètres et je jouais de manière fanatique. C’était aussi la seule raison pour laquelle j’ai pu rester dans cette école jusqu’à cet âge-là. En tout cas, ce n’était pas grâce à mes résultats brillants! (rires)
Nous venions de passer devant un édifice de l’architecte Renaat Braem et je lui ai répondu: «Construire de grands bâtiments comme ça.» J’avais ça dans le sang. Mon père était fabricant de meubles amateur. Enfant, j’allais dans son atelier, et de temps en temps, je bricolais une petite table. Un de mes beaux-frères dirigeait l’organisation de l’Expo universelle 58. Il m’emmenait parfois à son travail.
J’ai dû la visiter quinze fois. Je me promenais seul là-bas toute la journée, plein d’admiration. Et le soir, j’essayais de reproduire ces choses impossibles. Autant dire que cela ne ressemblait à rien, mais ça me plaisait.
Lors de notre balade à vélo, mon frère m’a suggéré de devenir architecte. Cette idée est parvenue aux oreilles de ma mère, qui m’a envoyé à Sint-Lucas à Bruxelles. Là-bas, j’avais notamment des cours de littérature, d’histoire de l’art, de cinéma et de musique.
Et, chose formidable, le prof de néerlandais nous parlait de musique, et celui de cinéma évoquait la peinture. Les choses s’imbriquaient. Cette période m’a formé. On se sentait libres, pleins d’enthousiasme et on nouait des amitiés, même avec les enseignants. Des amitiés qui perdurent. Ces hommes avaient une culture tellement vaste. Pour quelqu’un comme moi, issu d’un milieu strict, le monde s’ouvrait. Jouer de la musique, fumer des cigarettes dans la cour de l’école… C’était une époque merveilleuse!
Plus tard, j’ai toujours dit en boutade que si j’étais passé devant une friterie au Kiel avec mon frère, je serais devenu friturier.» (rires)
Scène 2 / L’école buissonnière
«La bijouterie Cambron était ma première réalisation. Mais en 1965, je n’étais encore qu’en troisième année. Sans diplôme, je ne pouvais pas demander de permis de bâtir. Alfons Hoppenbrouwers, qui m’avait donné cours à Sint-Lucas et qui était architecte, s’en est chargé. Ensuite, il y a eu l’imprimerie pour Walter Beckers, et un penthouse à Ascona en Suisse. C’était du jamais-vu pour un étudiant.
Mes autres profs et les élèves n’étaient pas au courant. Je me souviens que je ne me suis pas présenté à certains examens pour me rendre sur chantier. Mon prof nous répétait sans cesse que nous ne devions pas nous imaginer que nous trouverions du travail dès que nous sortirions de l’école! C’est dommage qu’il n’ait pas su tout ça.»
Scène 3 / Les nuits avec Bob Dylan
«Le jour, j’avais cours, et comme il s’agissait d’une formation créative, je reportais au maximum le moment de choisir le sujet de mes travaux scolaires. Bref, je dessinais la nuit. Et c’est comme ça que j’ai découvert Bob Dylan, par le biais de la radio, qui me tenait compagnie. Il chantait: «Don’t follow leaders, watch the parking meters». Ce genre de message est parlant, non? Dylan avait une grande influence sur moi. Il m’encourageait à remettre les choses en question. Surtout dans le domaine de l’architecture. J’avais des profs qui étaient censés m’enseigner l’architecture moderne, mais qui entravaient mon mode de pensée. Ils donnaient l’impression que l’architecture signifiait construire, alors que l’architecture, c’est habiter.
Il y a vingt ans, j’ai acheté, à Londres, une série de peintures que Bob Dylan a réalisées. Lorsqu’il est en tournée, il dessine dans sa chambre d’hôtel. Ensuite, il fait imprimer ses croquis en plusieurs exemplaires et il les reproduit de nouveau un à un en peinture. Je l’ai vu plusieurs fois en concert. J’ai même eu l’occasion de le rencontrer, mais j’ai refusé. Je ne voulais pas briser la magie. Ai-je des regrets? Non, car que peut-on dire dans pareille situation? Salut, moi aussi, je m’appelle Bob!» (rires)
Scène 4 / L’été en Suisse
«En 1964, je suis allé en Suisse avec un ami durant l’été. Nous voulions découvrir une architecture différente de celle que nous avions étudiée. Lors d’une exposition à Lausanne, nous avons vu le pavillon Eternit réalisé par Max Bill, architecte et sculpteur suisse. Son œuvre est exposée au Middelheim. Il a étudié au Bauhaus original à Dessau et, après la fermeture de l’école par les nazis, il a fondé le Nouveau Bauhaus à Ulm. C’était une découverte magnifique.
Ensuite, nous avons visité le Siedlung Halen à Berne, une création de 1959 de l’Atelier 5. Incroyable. De retour chez moi, j’ai reçu la visite d’un couple d’amis américains. Ils m’avaient apporté un livre, Five California Architects. L’un d’eux était Rudolph Schindler, d’origine autrichienne et étudiant d’Adolf Loos.
En découvrant leur œuvre, j’ai vu une architecture moderniste qui ne tournait pas autour du stéréotype «bâtir de manière moderne», mais «vivre de manière moderne». Ils avaient réussi à faire ça. Cela m’a incité à aller encore plus loin dans cette approche.»
Scène 5 / Le projet sur l’Escaut
«L’ami qui m’a introduit chez Cambron à l’époque, le designer d’intérieur néerlandais Will Van Roosmalen, avait acheté un immeuble d’angle le long des quais à Anvers, en 1985. Il se trouvait dans un quartier délabré de la ville. Des semi-remorques y déchargeaient des marchandises. Leurs pneus crissaient sur les pavés. C’est pourquoi ce quartier, peuplé principalement de prostituées et de dockers, était presque inhabité.
Will m’a raconté qu’il avait vécu quelques années à Florence que, impressionné par le Duomo, il ne jurait que par le noir et le blanc. J’ai trouvé ça drôle pour un Hollandais. Alors, je l’ai pris au mot: lorsque j’ai envoyé ma proposition, je m’attendais à ce qu’il trouve que la façade zébrée était une bonne blague et à ce qu’il demande une proposition sérieuse.
Mais, étonnamment, il a marqué son accord. Initialement, nous avions même l’idée de projeter les lignes de la façade sur le sol et de former ainsi un passage pour piétons jusqu’à l’eau. Mais heureusement, cela ne s’est pas fait.
Un an plus tard, il a conçu la Zuiderterras. Grâce à ces deux bâtiments, les quais ont eu droit à une nouvelle vie, et les Anversois ont enfin vu de nouveau l’Escaut. Et regardez comme c’est beau!»
Scène 6 / La phase administrative
«Travailler dans une administration? Jamais de la vie! C’est en ces termes que j’ai répondu à Wivina Demeester lorsqu’elle m’a proposé de devenir Vlaamse Bouwmeester. J’ai fini par accepter, mais à une condition: pouvoir désigner un adjoint. Sans Marc Santens, je n’aurais jamais réussi à accomplir cette mission et je n’aurais pas pu mettre l’Open Oproep sur pied (NDLR: une procédure qui, en Flandre, pousse les autorités à chercher de la qualité architecturale pour des projets de construction publics grâce à une sélection équitable des projets).
S’il y a bien une chose qu’on peut retenir de moi, c’est celle-là. L’Open Oproep et la maison Van Roosmalen.
L’avantage avec un maître d’ouvrage comme Will Van Roosmalen, c’était qu’il exprimait clairement ses ambitions. Avant, ce n’était pas toujours le cas, surtout pas avec les autorités. Pour la caserne Dossin à Malines, il n’y avait pas de mission concrète. J’ai dû tout inventer moi-même.
Alors qu’on s’attendrait plutôt, surtout de la part d’institutions, à ce que des penseurs et des écrivains se chargent de formuler la «raison d’être» d’un bâtiment. Grâce à l’Open Oproep, les autorités y sont maintenant incitées. Si elles n’y arrivent pas elles-mêmes, elles doivent s’entourer de personnes compétentes en la matière. A présent, un processus de collaboration est prévu avec le lauréat de l’Open Oproep.
Aujourd’hui, le rôle du maître d’ouvrage est trop souvent sous-estimé, vous savez. Pourtant, il contribue à déterminer le résultat final. On a tendance à supposer l’inverse. Alors que l’architecture est trop importante pour qu’on la confie seulement à des architectes.»
Les coulisses / Moments durs et happy end
A la question de savoir si le film sur sa vie devrait comporter des moments difficiles, il doit réfléchir un instant. «J’ai été marié quatre fois. Alors, cela implique des périodes pénibles. Je suppose qu’il était plus facile de travailler avec moi que de vivre avec moi.» (rires) b0b Van Reeth a aussi trouvé qu’il était difficile de dire au revoir à son bureau, AWG, il y a deux ans. «Je voulais travailler avec des gens qui partagent la même vision et avec qui on forme un patrimoine intellectuel qui perdure lorsqu’on disparaît. Si on constate que tous les partenaires ne voient pas cela de la même manière, c’est décevant.» Il n’entre pas dans les détails.
b0b Van Reeth a toujours préféré le banal au monumental. Dans un bâtiment, il a toujours vu ça comme quelque chose de positif. Alors, pourquoi ne pas terminer par une question banale? En tant qu’éminence grise, aurait-il un conseil à donner aux architectes de demain? «Dans les années 90, j’ai réalisé un petit livre avec Willem Koerse, Architectuur is niet interessant répond-il. Je conseillerais au garçon de 18 ans que j’étais de le lire. Mais je n’ai jamais été quelqu’un qui écoute les conseils…»
Bouwmeester, c’est quoi?
L’idée d’avoir un Maître architecte (Bouwmeester, en néerlandais) est née en Flandre d’abord, à la fin des années 90. b0b Van Reeth fut le premier à occuper cette fonction. Aujourd’hui la Région bruxelloise et certaines villes du sud du pays, telles que Charleroi, ont également un poste du genre. Sa mission: «Stimuler la qualité spatiale des projets urbains depuis une position indépendante», notamment par l’organisation de concours, comme le résume le site bruxellois dédié à la fonction (bma.brussels). L’objectif est également de promouvoir une architecture contemporaine de qualité. La Wallonie, elle, n’a pas (encore) une telle corde à son arc.
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B0b Van Reeth
Né le 26 février 1943 à Temse, b0b Van Reeth grandit à Niel et déménage à Anvers à 10 ans. Il habite aujourd’hui à La Haye.
Sa carrière débute en 1965. En tant qu’architecte, il ne part pas d’une certaine forme architecturale, mais du mode de vie des habitants. Il crée surtout des maisons.
En 1972, année à laquelle il devient professeur au Nationaal Hoger Instituut voor Bouwkunst à Anvers, il crée le groupe Krokus avec Jean-Paul Laenen et Marcel Smets. Ensemble, ils luttent pour la restauration du centre-ville de Malines.
Il fonde en 1976 AWG (ArchitectenWerkGroep).
En 1998, il devient le premier Vlaamse Bouwmeester.
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