Reconversion: la nouvelle vie des lieux sacrés désaffectés

Le couvent des Dominicains, à Malines, transformé en bibliothèque. © LUMECORE/TOON GROBET
Fanny Bouvry
Fanny Bouvry Journaliste

Notre patrimoine religieux, parfois délaissé par les fidèles ou en état de décrépitude avancée, se cherche un avenir radieux. Les exemples de reconversion se multiplient en Belgique, démontrant que modernité et histoire peuvent cohabiter, sans dénaturer ces lieux sacrés.

« Je me sens bien dans cette chapelle, assis sous la haute charpente, pour dessiner ou recevoir des clients. C’est un lieu chargé d’histoire et qui m’inspire au quotidien », confie l’architecte Gregory Nijs de Klaarchitectuur alors que nous discutons avec lui, par écrans interposés, de ce projet de réhabilitation d’un édifice du XVIe siècle, à Saint-Trond, où il a installé son studio. Son associée Nadia Jottard renchérit: « Nous ne sommes pas croyants, ni l’un, ni l’autre, mais travailler ici reste quelque chose d’impressionnant, il y a une dimension sacrée, l’impression d’être dans un bien qui a traversé le temps. La lumière et l’espace donnent un côté solennel. » Seule la toiture a en réalité été reconstruite; les murs, eux, ont gardé leur patine et des boîtes contemporaines, indépendantes et climatisées, ont été intégrées pour accueillir les zones de bureau. « J’avais cette volonté de ne pas toucher à l’existant, explique Gregory Nijs, s’amusant de ce crucifix accroché à la porte derrière lui, qu’il n’a volontairement pas retiré. D’ailleurs, nous avons aussi laissé le choeur intact et nous y avons placé un tabernacle neuf comme plan de cuisine. Les électroménagers sont eux disposés… en croix! »

Le studio de Klaarchitectuur s'est installé dans une chapelle du XVIe siècle, sans toucher aux murs patinés.
Le studio de Klaarchitectuur s’est installé dans une chapelle du XVIe siècle, sans toucher aux murs patinés.© LUMECORE/TOON GROBET

Ce projet limbourgeois a été publié aux quatre coins du globe, jusqu’en Corée du Sud, chaque magazine saluant la pertinence de cette intervention respectueuse du monument classé. Un succès de presse international qui témoigne de l’intérêt croissant que le monde porte à ce patrimoine religieux en attente d’une seconde vie. Et la Belgique ne fait pas exception.

Foi en l’avenir

C’est que notre petit territoire est parsemé d’une multitude de lieux de culte abandonnés ou en passe de l’être. « Cette situation s’explique de plusieurs façons, résume Tommy Scholtes, porte-parole de la Conférence épiscopale. Il peut d’abord y avoir de trop grands frais d’entretien et de restauration, à charge du Conseil de Fabrique et des communes, l’un comme l’autre pouvant être propriétaires. Certaines implantations souffrent également de problèmes de fréquentation. Les fidèles parlent de « leur » église, où leur grand-mère a été enterrée, où ils ont été baptisés… Ils y sont attachés. Mais en même temps, ils ne s’y rendent parfois qu’aux « quatre saisons de la vie » – naissance, communion, mariage et décès. »

Etant des réceptacles à souvenirs pour la population, mais aussi des points de repère emblématiques dans le paysage, il est toutefois primordial de ne pas détruire ces édifices et de leur donner un souffle nouveau. « Il faut faire quelque chose si nous voulons éviter que le pays ne soit rempli d’églises fantômes, exposées aux ravages du temps. Cela signifierait une perte incroyable de culture et d’espace public. Heureusement, cette question est abordée au niveau politique et des initiatives locales voient le jour », se réjouit Edith Wouters, qui travaille pour le CRKC, un organisme flamand ayant pour but de sauvegarder et de valoriser le patrimoine religieux.

Laisse-t-on le bâtiment voué à une mort certaine ou accepte-t-on ce compromis commercial pour lui redonner vie?

Tommy Scholtes insiste néanmoins sur le fait que chaque dossier est un cas unique. Les évêchés, à qui revient la décision finale de désacralisation dans leur région, doivent peser longuement le pour et le contre avant de statuer. Et de souligner que finalement, le nombre d’églises vouées à une autre fonction reste restreint: « Les gens sont persuadés qu’on les ferme toutes, il faut sortir cette image de nos têtes. Il n’existe d’ailleurs pas d’inventaire général des constructions qui devraient être reconverties. » A titre d’exemple, selon un rapport publié par l’Eglise catholique en 2018, 75 lieux de culte, dans tout le pays, ont été réaffectés entre 2012 et 2016 sur un total de 4 000.

Lieu de communion

Une fois la désacralisation actée, reste néanmoins à décider de quoi sera fait le futur du monument. Et là encore, c’est aux instances cléricales à se prononcer. « Lors d’une réhabilitation profane, nous souhaitons vivement que la fonction ne soit pas commerciale mais serve à la cité », soulignait Jean Kockerols, évêque auxiliaire de Malines-Bruxelles, à la télévision régionale bruxelloise, il y a un an. « Nous devons certes faire attention à la fonction qui sera retenue et aux aspects patrimoniaux à préserver. Mais cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas changer les bâtiments », nuance Edith Wouters.

Pour celle qui est aussi coordinatrice artistique au centre architectural AR-TUR, l’un des exemples les plus aboutis chez nous est celui de l’église de Bossuit, en Flandre-Occidentale. Les autorités y ont lancé un appel à projets artistiques et c’est l’oeuvre Repeat, de l’Anglo-Américaine Ellen Harvey, qui a été sélectionnée. « La bâtisse a été métamorphosée en une ruine maîtrisée, résume Edith Wouters. Le toit, le plancher et la charpente ont été enlevés et un sol en granito a été posé. Dans celui-ci, la silhouette d’une église d’un village voisin, qui a été détruite pendant la Seconde Guerre mondiale, a été esquissée. Cela génère un bel espace extérieur entre les murs de l’ancien monument. » Cette proposition a apporté une réponse originale au besoin d’espace public dans ce village, tout en perpétuant la position centrale de ce site, autrefois déjà, voué à rassembler le peuple.

Pieux desseins

Les projets à vocation culturelle trouvent également place régulièrement dans les anciennes nefs et autres presbytères, ces affectations étant facilement acceptées par les instances catholiques et le grand public. C’est le cas par exemple du couvent des Dominicains, à Malines, où les rayonnages de bouquins d’une bibliothèque flambant neuve courent le long des vieux murs laissés décrépis et datant des XVIIe et XVIIIe siècles. La patine de l’enveloppe y contraste avec le mobilier épuré, dans cet ensemble imaginé par Korteknie Stuhlmacher Architecten, avec Callebaut Architecten et Bureau Bouwtechniek.

L'arbre de la connaissance est l'élément marquant de la réhabilitation du couvent des Vistandines en bibliothèque, à Mons.
L’arbre de la connaissance est l’élément marquant de la réhabilitation du couvent des Vistandines en bibliothèque, à Mons.© G Z UMONS

A Mons, la chapelle et le couvent des Vistandines viennent également d’être réaménagés en musée et bibliothèque, par l’université, selon les plans de l’Atelier de l’Arbre d’or. Si la première est déjà ouverte, le MuMons ne sera lui inauguré qu’au printemps prochain, pandémie oblige. « Le parti pris était de créer une confrontation entre ce patrimoine ancien et des gestes contemporains et audacieux, résume Philippe Mettens, administrateur général de l’UMons. Je pense notamment à ce fameux arbre de la connaissance qui recouvre le cloître pour former un atrium de lecture. » Ce lieu de culte n’a toutefois pas été désacralisé pour ce projet, mais… à la Révolution française, époque où le bâtiment est devenu une prison, avant d’être occupé bien plus tard par les archives de l’Etat. Il n’empêche, la nouvelle affectation est pour le moins symbolique. « Nous sommes dans une université d’Etat de la Fédération Wallonie-Bruxelles, nous nous devons à ce titre d’afficher une neutralité philosophique, rappelle Philippe Mettens. Mais des éléments religieux, tels que les croix sur le toit, ont été maintenus à la demande de l’administration du patrimoine. Ça peut paraître étonnant mais cela montre que l’université est véritablement ancrée dans la ville et son histoire. »

A Anderlecht, une école dans l'ancienne église Saint-Vincent-de-Paul.
A Anderlecht, une école dans l’ancienne église Saint-Vincent-de-Paul.© LUCA BEEL

A Anderlecht enfin, c’est une école de 1e et 2e secondaires et 5e et 6e primaires qui a pris ses quartiers dans Saint-Vincent-de-Paul. Si bien qu’aujourd’hui, les jeunes jouent au basket là où autrefois on priait, baignés par la douce lumière que laissent filtrer les vitraux. « Nous avons peu touché à l’enveloppe extérieure. Mais nous avons remplacé la grande porte d’entrée en bois par un modèle en acier et verre, décrit Nicolas Raemaekers d’Osk-ar, le bureau dilbeekois qui s’est chargé de ce chantier. L’ensemble religieux comprend également une tour, qui est une sorte de phare dans la ville. Quand on descend la chaussée de Ninove, en direction de Bruxelles, on peut déjà la voir. Malheureusement, nous n’avons pas pu y placer de fonctions scolaires à cause des normes incendie. Et y dresser un mur d’escalade était techniquement impossible. »

Sacré débat

Parfois cependant, l’affectation de ces vestiges s’avère plus complexe à faire accepter, lorsque les intérêts financiers du privé qui s’est porté acquéreur du bien se mêlent au débat. C’est alors à l’architecture de jouer son rôle, celui de ne pas nuire à l’esprit du site, tout en y développant d’autres fonctions, a priori plus éloignées de celle d’origine.

C’est ainsi que, à Mons et à Malines, le groupe hôtelier Martin’s a installé respectivement le Dream et Patershof dans d’anciennes églises, ce qui apportent clairement un argument de marketing à ces deux établissements 4-étoiles. « Chaque hôtel Martin’s raconte une histoire, explique le communiqué présentant l’adresse montoise. Nous sommes situés dans un bâtiment de style néogothique. Partout, les vestiges rappellent la fonction originelle. Les voûtes, les rosaces et les colonnes ont été minutieusement restaurées et confèrent à l’ensemble son cachet. »

La chapelle Saint-Jacques à Namur, destinée à accueillir une boutique.
La chapelle Saint-Jacques à Namur, destinée à accueillir une boutique.© ATELIER D’ARCHITECTURE THIERRY LANOTTE

A Namur, une fonction commerciale a également été choisie pour ressusciter la chapelle Saint-Jacques, rattachée autrefois à une école. « C’est une riche société anversoise, Provestel, qui l’a rachetée et transformée sur fonds propres, raconte l’architecte auteur du projet, Thierry Lanotte. Au départ, il était question d’offrir une grande liberté d’affectations, avec l’espoir qu’il y aurait une orientation culturelle. Mais il fallait également rentabiliser cet investissement. C’est toujours le débat autour des églises désaffectées: laisse-t-on le bâtiment voué à une mort certaine ou accepte-t-on ce compromis commercial pour lui redonner vie? Face à ce dilemme, nous avons opté pour une intervention qui donnait l’opportunité de revenir en arrière. La structure contemporaine intérieure est totalement indépendante de la scénographie périphérique du XVIIIe, restaurée de manière la plus patrimoniale possible. » Afin d’éviter trop de dérives, le permis d’urbanisme a même été assorti d’une charte d’occupation. « Les locataires doivent respecter des conditions d’utilisation: ne pas abîmer les vestiges du passé, ne pas modifier les autels ou les encombrer avec des publicités vulgaires, décrit le Namurois. C’est une chose nouvelle qu’on a mise au point avec l’administration du patrimoine car elle n’avait pas non plus envie que cela devienne un chancre. La charte a aidé à mettre tout le monde d’accord. » Scotch & Soda, America Today et Flamant s’y sont succédé mais ce bien atypique, sans vitrines et au loyer assez élevé, est aujourd’hui à louer…

Si le résultat est particulièrement respectueux du volume d’origine, le sujet a néanmoins crispé certains esprits dans la capitale wallonne… « Plus on va vers le sud, plus on est baigné par la culture latine et plus il y a une résistance épidermique à reconvertir ce genre de constructions, observe Thierry Lanotte. Or, il faudra y arriver car ces lieux coûtent trop cher et se détériorent. La situation va finir par imploser. Mais pour de tels chantiers, il faut des moyens et la destination permet de trouver des financements. Au départ, on a rencontré des difficultés car à Namur, il y a encore une classe sociale très conservatrice. Mais cela s’est débloqué car aujourd’hui, on sait qu’il faut réhabiliter ce patrimoine, plutôt que de garder des lieux sous-cultuelles, avec deux messes par an. »

Chemin de croix

D’autres projets ont également alimenté les discussions, avec plus ou moins de vigueur, ces dernières années, entre partisans du renouveau et nostalgiques du temps passé. C’est ainsi qu’à Tournai, la reconversion de Sainte-Marguerite en logements de haut standing a fait grincer des dents pour finalement aboutir. « Quand on annonce qu’une église tombant en ruine va être rénovée, il y a toujours des gens emballés et d’autres qui ne supportent pas qu’on y touche, observe Michel Wiseur, qui a imaginé ce projet pour un promoteur. On nous a mis des bâtons dans les roues. L’édifice n’était pas classé mais tout à coup, il a été inscrit sur la liste de sauvegarde du patrimoine, ce qui nous a valu une procédure lourde… Mais finalement ça a été un gage de qualité pour la suite. »

A Tournai, Sainte-Marguerite a été reconvertie en logements de luxe, avec vue sur la ville.
A Tournai, Sainte-Marguerite a été reconvertie en logements de luxe, avec vue sur la ville.© INFO@MARCELVANCOILE.BE

A Gand, le débat est encore plus compliqué, et se poursuit, autour de l’installation d’un supermarché Delhaize dans Sint-Anna. Tout comme à Watermael-Boitsfort, où le projet de logements entre les murs de Saint-Hubert n’a pas passé la rampe du permis d’urbanisme. « Désormais, l’idée est que le bouwmeester rédige une note d’orientation et le ministre Pascal Smet demande qu’il y ait un concours privé, alors qu’il y avait déjà une équipe en place », résume Benoît Thielemans, échevin des bâtiments publics.

Chaque réaffectation agite son lot d’avis divergents, tous tombant néanmoins d’accord sur l’indispensable nécessité de trouver une voie d’avenir pour ce patrimoine en déliquescence, sans l’embaumer dans une fonction qui n’a plus lieu d’être. « Je fais partie de la Commission royale des monuments et sites et donner une seconde vie est pour moi la seule condition durable pour réhabiliter un ouvrage, conclut Thierry Lanotte. Que ce soit des châteaux ou des églises, donner la possibilité d’une réhabilitation contemporaine et une fonction sociale est l’avenir du patrimoine. Il faut se donner les moyens de refaire vivre le passé. » La messe est dite.

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