Rencontre avec Bjarke Ingels, BIG architecte
Tout ce que ce rêveur touche se transforme en or. Avec la Maison de l’économie créative en Nouvelle-Aquitaine (MECA), à Bordeaux, l’architecte vient d’inaugurer son deuxième grand projet de l’année. Reste dans ses cartons une ville flottante, où pourront vivre dix mille habitants… et même une cité sur Mars!
Des projets acclamés d’Oslo à New York, en passant par Bordeaux ou le Danemark. Plus de cinq cents collaborateurs en Europe et aux Etats-Unis… Bjarke Ingels fait figure de rock star dans le monde du design et de l’art de bâtir. Un « starchitecte », comme on dit dans les médias, même s’il ne raffole pas de ce mot…. « L’architecture n’a rien d’une profession glamour, assure-t-il. C’est un métier de services. On nous confie une mission et de l’argent pour créer quelque chose. Il n’est pas question de se lancer tête baissée dans une idée personnelle. Un peintre, un dessinateur ou un écrivain peut le faire, moi pas. » D’ailleurs, le Danois ne souhaite pas que les projets de son collectif BIG (Bjarke Ingels Group) soient d’emblée reconnaissables ou qu’ils portent sa marque. « Je ne revendique pas un style propre, insiste-t-il. Par contre, j’ai une méthodologie. Pour tout nouveau chantier, avec mon équipe, nous nous posons les mêmes questions. Et ce que j’aime, c’est trouver à chaque fois des réponses inédites. »
Le projet français de la MECA, (en images) sur les berges de la Garonne, arbore par exemple une signature radicalement différente des réalisations scandinaves ou américaines de la team. « Nous avons bénéficié là d’une série de contraintes absolument incroyables, autant de cadeaux dont nous nous sommes servis: la rivière, la passerelle Gustave Eiffel, dont on aimerait en quelque sorte faire une version méridionale de la high-line new-yorkaise, etc., énumère le concepteur. Je ne prétends toutefois avoir la solution à tout. Et ce n’est pas nécessaire, d’ailleurs. Le Corbusier était un professeur inspirant, mais il cherchait sans doute trop à apporter lesbonnes réponses, plutôt que d’inciter les gens à réfléchir par eux-mêmes. »
Durabilité et hédonisme
Bien qu’il assure ne pas être attaché à une « patte » identifiable parmi ses pairs, Bjarke Ingels a progressivement développé une sémantique et un discours uniques en leur genre. Selon lui, la tâche de l’architecte ne consiste pas seulement à donner forme mais aussi à apporter du contenu. Dans ce contexte, on attend de lui et ses confrères qu’ils imaginent de véritables designs holistiques et complets. « L’architecte est une sage-femme qui aide le monde à naître et renaître encore, estime-t-il. En tant que créateurs, nous avons une responsabilité: celle d’imaginer bien plus que des façades et des objets. »
Les conflits mondiaux provoquent des migrations de masse, et de la croissance autant que de la stagnation. Des phénomènes face auxquels ce quadra visionnaire n’a pas l’intention de rester les bras croisés. « Il est de notre responsabilité de chercher de nouveaux écosystèmes, pour qu’économie et écologie avancent main dans la main. Et pour qu’on puisse canaliser non seulement l’afflux de personnes déplacées, mais aussi l’augmentation des déchets, la pénurie en eau ou les dépenses énormes en énergie. On doit se défaire de l’attitude passive et du laxisme qui nous poussent à accepter que l’être humain soit forcément un facteur de destruction pour l’environnement. Il me semble qu’on devrait plutôt trouver le moyen d’intégrer à la donnée environnementale nos modes de consommation, nos besoins et nos détritus. »
Pour celui qui a aussi imaginé une ville flottante autonome dans le cadre d’une réflexion menée par l’ONU, le dérèglement climatique est une donnée incontournable pour les Terriens. Et le réchauffement global auquel on assiste s’explique aussi en partie par notre manière de construire. « Si nous voulons espérer réduire l’impact – voire améliorer la situation -, nous devons d’urgence revoir notre façon de procéder, martèle-t-il. Comment mettre à profit les technologies pour limiter la machinerie et la consommation d’énergie, tout en érigeant des bâtiments efficaces et bien faits? » Et d’insister sur le fait que le développement durable n’est pas un « frein à la croissance » et ne nécessite pas de rogner sur notre qualité de vie au profit d’un monde plus propre. C’est cette possibilité d’allier préservation de la planète à une existence confortable qu’illustre d’ailleurs le Copenhagen Harbour Bath: « Nous avons réussi à y purifier les eaux du port de Copenhague et les poissons ne sont pas les seuls à en profiter: les locaux n’ont plus besoin de faire des heures de route pour aller à la plage et piquer une tête. Ils peuvent nager au coeur de la ville. »
Un autre exemple de ce « développement durable hédoniste » prôné par Bjarke Ingels est la centrale électrique de traitement des déchets inaugurée à Copenhague en 2018. La plus grande piste artificielle de ski d’Europe s’étire en effet sur le toit du bâtiment. En hiver, on y fait de la glisse gratuitement; en été, l’endroit devient un parc pour la marche et l’escalade. La centrale n’émettant pas le moindre rejet toxique – elle se contente d’évacuer une fois par semaine quelques kilos d’eau et de CO2 – l’architecte y a également vu l’occasion de célébrer visuellement un moment « d’émissions joyeuses ». L’équipe de BIG a dès lors conçu une cheminée capable de cracher un nuage gazeux sous forme de ronds de fumée géants, version propre de ceux que soufflent les fumeurs de cigare les plus aguerris.
La vision sociale de Bjarke Ingels, son optimisme et son humanisme, sa fougue, mais surtout son humour et son refus pertinent d’envisager la face sombre des choses, font de chaque rencontre avec l’homme un véritable plaisir. Généreux, rayonnant, éloquent, l’architecte convie le monde entier dans son univers. « Cette ouverture d’esprit est, en principe, propre à tous les designers et architectes, estime-t-il. En danois, design se dit « formgivning ». Le fait de donner forme, comme si on faisait un présent. On met au monde un objet qui n’y était pas. »
La voix du peuple
Un autre principe de base typique de la méthode de cet épicurien est ce qu’il appelle la « participation publique ». Les gens, les habitants comme les passants, font partie des réalisations du fondateur de BIG qui entend favoriser un échange permanent entre le bâti et son environnement. Cette volonté transparaît clairement dans le nouvel hôtel de ville de Tallinn, en Estonie. Le rez-de-chaussée est devenu une « place du marché pour services publics », où la population va et vient librement, et peut littéralement « tomber » sur les élus communaux. La tour centrale de ce complexe aux allures de mini-village abrite, elle, un immense périscope bidirectionnel qui permet à la police et aux conseillers municipaux de scruter à tout moment la ville et ceux qui l’occupent: « Pendant les débats, il leur suffit de grimper là-haut pour voir pour qui et avec qui ils sont en train de penser l’avenir. » A l’inverse, ce même périscope offre au grand public une vue imprenable sur les réalisations effectives et l’éthique professionnelle des instances.
De même, dans les rues de Superkilen, un quartier de Copenhague basé sur le modèle collaboratif, le bâtisseur a réussi à mettre en relation plus de soixante nationalités, une gageure dans l’un des districts les plus multiculturels du Danemark. En amont des travaux, chaque habitant a dû s’impliquer lors de réunions et de débats organisés par l’architecte lui-même. A la demande des riverains, BIG a finalement inclus dans ses plans une fontaine marocaine, des grilles d’égouts new-yorkaises, des plaques de rues venues de Russie, des lampadaires d’Afghanistan et même des bancs circulaires… belges. « Sur lesquels chacun prend soin de ne pas regarder l’autre en face », constate Ingels.
Il faut dire que l’homme connaît bien notre petit pays. Il a débuté sa carrière à Amsterdam, chez Rem Koolhaas (bureau OMA), comme notre compatriote Julien De Smedt. En 2001, ils ont fondé à deux PLOT et en l’espace de cinq années, le tandem a achevé de grands chantiers, à l’image du Stavanger Concert Hall ou de l’hôpital psychiatrique d’Ellsinore. En 2006, le duo a cependant décidé de se séparer, Ingels lançant BIG, tandis que De Smedt poursuivait sous le nom de JDS Architects, le bureau à qui l’on doit entre autres les Iceberg Apartments d’Aarhus et le tremplin de saut à ski Holmenkollen d’Oslo. Aujourd’hui encore, visuellement et conceptuellement, nul doute que les deux ex-partenaires s’influencent mutuellement. On trouve même sur le Web des quiz architecturaux pour tenter d’identifier la signature de l’un et l’autre…
Life on Mars
Reste que les idées du nordique se veulent à chaque fois complètement innovantes. A l’instar de ce qui arriva en 2010, lorsqu’il travailla pour l’Expo internationale de Shanghai et y proposa « l’expérience de la vie à Copenhague ». De la bicyclette omniprésente – c’est la ville la plus vélo friendly au monde – aux plongeons dans les eaux du port, tout cela transparaissait dans le pavillon danois. Le créateur avait réussi, alors qu’il n’avait qu’une trentaine d’années, à faire de ce lieu de présentation l’épicentre d’une série de questions tant politiques que sociétales. A cette occasion, le temps de l’Expo, il avait même déplacé la Petite Sirène jusqu’en Chine, suscitant un flot de protestations et plusieurs interventions parlementaires de la part des nationalistes et de l’extrême droite. « Pour les calmer », comme il le dit lui-même, Bjarke Ingels eut la belle idée de collaborer avec l’artiste et activiste Ai Weiwei et d’installer sur le fameux rocher danois un écran vidéo montrant l’emblème de la ville, en live depuis Shanghai!
Plus démesuré encore: l’année prochaine, BIG posera à Doha la première pierre d’une « ville martienne ». Pendant trois à quatre ans, le studio travaillera aux Emirats arabes unis sur un prototype de colonie martienne, soit une série de constructions viables, dans la perspective d’une future installation sur la planète rouge. Cette Mars Science City s’inspirera de la volumétrie typique du désert tunisien et des habitations troglodytes de Mesa Verde. Dans un premier temps, seule une partie des bâtiments sera réellement imprimée en 3D avec du sable du désert. Par la suite, lors des expéditions effectives vers ces terres inconnues, les impressions se feront avec du sable martien, connu également sous le nom de régolite. « C’est fou, non?, lance Ingels. Plusieurs civilisations humaines se sont adaptées en vivant dans des éco-niches, comme les grottes, puis les huttes… Aujourd’hui, nous avons l’opportunité de construire à nouveau des habitats troglodytes… sur Mars! »
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