Rencontre avec Dorte Mandrup, l’architecte du bien-être

Dorte Mandrup © SDP

L’architecte Dorte Mandrup vient d’être choisie pour construire le Musée de l’exil, à Berlin. Ses réalisations se veulent durables, esthétiques et en osmose avec leur environnement. A près de 60 ans, la Danoise poursuit sa carrière avec toujours, en trame de fond, la recherche ultime du bien-être.

La ponctualité scandinave n’est pas une légende. 14h59, l’écran s’allume, dévoilant un bureau lumineux cerclé de grands vitrages, un chien noir familiarisé aux lieux et Dorte Mandrup, dont la main, hésitante, flirte avec un café latte et un soda. Il y a quelques jours, la Danoise a damé le pion à quelques illustres studios d’architecture comme Nieto Sobejano (Madrid) et SANAA (Tokyo) en étant choisie pour ériger le futur Musée de l’exil à Berlin. Un coup de maître supplémentaire pour l’architecte quinqua, après celui de The Whale, un centre d’observation de baleines qui prendra la forme d’une queue de cétacé, en Norvège, et la Bestseller Tower, la tour controversée que la marque de vêtements du même nom va installer au sein du petit village danois de Brande. Son credo se résume en quelques mots: créer des bâtiments qui favorisent le bien-être de l’Homme et dont la forme et le fonctionnement se marient avec le contexte. « C’est une négociation entre le lieu, l’histoire, la culture et l’architecte, afin de créer un nouveau sens », précise celle qui n’a pas peur de sortir des sentiers battus. En 2018, lorsque le magazine spécialisé Dezeen la place parmi les 50 femmes architectes les plus inspirantes, elle réagit immédiatement dans une lettre ouverte: « Je ne suis pas une femme architecte. Je suis architecte. » Il est 15 heures, l’interview commence.

La durabilité est un concept compliqué, il n’y a pas un seul mot de passe à utiliser en toute circonstance.

Outre l’architecture, vous avez étudié la médecine et l’art. Quelles sont leurs influences sur votre travail actuel?

La médecine m’a permis d’entretenir ma curiosité: je suis toujours fort intéressée par l’être humain, la physique et la chimie, par exemple. Au bureau, nous creusons au plus profond les analyses de terrain ou les différentes méthodes possibles. De son côté, l’art m’a permis d’avoir une approche pratique de l’architecture. Au dernier étage de nos bureaux, nous avons ce que nous appelons un moulin où se trouvent différents matériaux que nous pouvons travailler à la main. C’est important de manipuler un objet, de le tenir, de le tourner.

C’est la raison pour laquelle vous travaillez encore avec des maquettes 3D?

Cela permet de travailler en plus grands groupes et c’est très important pour comprendre les relations et résoudre des problèmes. Dès que l’on a besoin d’inspiration, on a d’ailleurs recours aux archives de nos maquettes 3D. On combine toujours cette méthode avec le modèle analogique, qui permet d’évaluer les échelles et les possibilités d’un bâtiment en fonction du contexte dans lequel il s’inscrit.

Le centre norvégien The Whale, dédié aux baleines, s'installe parfaitement dans le paysage, grâce à sa toiture en pierre naturelle émergeant du sol.
Le centre norvégien The Whale, dédié aux baleines, s’installe parfaitement dans le paysage, grâce à sa toiture en pierre naturelle émergeant du sol.© IMAGE DE SYNTHÈSE SDP/MIR/DORTE MANDRUP

En présentant le projet « The Whale », vous avez dit vouloir contribuer à une meilleure compréhension des baleines et à la préservation de la vie marine. Comment cela se matérialise-t-il?

L’île d’Andøya est assez unique parce qu’elle se situe à la fois au-dessus et en dessous de la surface de l’océan: la terre et l’eau se marient parfaitement. Ce site est très important pour les baleines de par ses vallées creusées en eaux profondes dans lesquelles elles peuvent plonger à 1 500 mètres pour trouver de la nourriture. Les baleines sont alors très proches de la côte, ce qui est idéal pour les observer. Nous voulions créer un bâtiment qui ferait partie de ce paysage rocheux. C’est une sorte de coquille constituée de pierres naturelles qui sort délicatement de l’eau pour prendre une forme parabolique sur terre et s’intégrer dans l’univers des baleines. Sous sa « peau », il y a une exposition. Tout le bâtiment est dédié à la science et à la culture pour comprendre la manière dont les baleines vivent et leur importance globale pour l’écologie. C’est une créature intelligente mais mystérieuse: il y a encore beaucoup de choses que nous ignorons à son propos.

Vous vous considérez comme une activiste?

Non. Les gens qui se mobilisent depuis des années en collectant de l’argent, en rencontrant des politiciens, etc., pour créer ce genre d’endroits, sont les vrais activistes. Moi, je suis juste l’architecte qui a remporté la compétition pour construire le bâtiment. Mais c’est vrai que j’attache de l’importance à faire partie de cette bataille.

Comme pour celle de l’Icefjord Center, le centre de recherches sur le climat qui verra prochainement le jour au Groenland?

On a l’ambition de conscientiser les gens sur l’importance de la glace et surtout sur la fonte de la calotte glaciaire du Groenland. Quand on construit à un endroit qui contient quelques-unes des roches les plus anciennes du monde, il faut être très prudent pour réduire au maximum son empreinte sur le climat tout en assurant au bâtiment une vie durable. En Arctique, on doit transporter tout le matériel en bateau, il a donc fallu réfléchir à une construction minimale. Au départ, on pensait créer la totalité du bâtiment en bois, mais il aurait pris trop de place dans le transport, nous avons donc décidé d’allier le bois à l’acier et au fer.

L'Icefjord Center, au Groenland, est construit sur un territoire qui contient quelques-unes des plus vieilles roches au monde. Une situation qui impose une parcimonie de moyens pour ne pas dénaturer le site.
L’Icefjord Center, au Groenland, est construit sur un territoire qui contient quelques-unes des plus vieilles roches au monde. Une situation qui impose une parcimonie de moyens pour ne pas dénaturer le site.© IMAGE DE SYNTHÈSE SDP/MIR/DORTE MANDRUP

Comment gère-t-on une construction dans un lieu aussi exotique?

La biodiversité sur place est assez fragile, nous ne voulions pas trop avoir recours à l’explosion ou au béton que l’on doit faire venir de loin. Tout est donc monté sur de petites colonnes pour ne pas détruire la roche comme on le fait lors de la construction d’un bâtiment « classique ». Là-bas, interpréter l’espace, le temps et les échelles est un sujet sensible. Nous devions créer quelque chose de léger et nous montrer humbles devant ce très vieux paysage au sein duquel nous ne jouons un rôle que pour un bref délai. Le bâtiment est conçu pour exprimer cette humilité, en étant au maximum près du sol. C’est la manière poétique de voir les choses. En termes pratiques, nous avons voulu imaginer un bâtiment minimaliste, fermé d’un côté et prenant la forme d’un abri de l’autre, qui s’insère dans une vaste étendue où l’on ne trouve pas d’abris.

Pensez-vous à la seconde vie de ce genre de bâtiment?

La question de la réutilisation des matériaux est intéressante, mais ce n’est pas l’atout principal de l’Icefjord Center d’être démontable. Nous avons néanmoins été particulièrement attentifs à faire un bâtiment « climate friendly » et durable: si nous devons changer un matériau, ça sera uniquement le bois et il pourra être réutilisé ou composté parce que nous avons choisi du bois non traité par des produits chimiques.

Les bâtiments modernes sont de plus en plus « vivants ». Imaginer une maison qui puisse pousser comme un arbre relève-t-il de la science-fiction?

Il y a une part de science-fiction, mais il faut surtout qu’il y ait un intérêt de faire une maison de ce type. Je trouve plus important de réfléchir à la transformation des constructions qui existent déjà et à l’utilisation sensée des ressources. Chaque matériau a son utilité: le béton a ses atouts, mais comme il consomme également beaucoup d’énergie, nous devons l’utiliser avec économie. Lorsque nous avons bâti le Wadden Sea Center (NDLR: un centre dédié à l’écosystème de la mer des Wadden), nous avons utilisé le chaume récolté dans les champs de blés locaux. C’était totalement durable, mais si nous avions fait venir ce chaume d’ailleurs, ça aurait été stupide. La durabilité est un concept compliqué, il faut être prudent, faire des analyses et ne pas se dire qu’il n’y a qu’un seul mot de passe utilisable en toute circonstance.

Le rôle de l’architecture est de pouvoir faire un bâtiment centré sur la vie humaine.

Le bien-être fait partie de vos priorités. Y a-t-il un lien avec le hygge, cet art de vivre danois qui fait de l’ordinaire un enchantement?

Je ne pense pas à faire tous mes bâtiments « hyggely », mais j’estime que pour créer une belle atmosphère, il faut soigner sa manière d’imaginer l’espace, d’utiliser le matériel, de jouer avec la lumière du jour et artificielle, etc. Le rôle de l’architecte est de pouvoir faire un bâtiment centré sur la vie humaine et qui suscite des émotions, ou du moins permet à son occupant de s’y sentir confortablement. Quand on réalise le design d’un building, il ne faut pas déterminer une utilisation unique du lieu, l’occupant doit pouvoir transformer son espace de vie autant qu’il le veut.

Un de vos grands projets actuels est la Bestseller Tower, qui sera la plus haute tour d’Europe occidentale avec 320 mètres. Ce choix peut surprendre, puisque c’est une initiative privée d’une grande marque prévue pour pousser dans le village de Brande, 6.000 habitants.

Je sais que c’est un projet très controversé dans le monde: beaucoup se demandent ce que je fais. Pour moi, c’est un projet extrêmement important. Partout en Europe, les gens délaissent la campagne pour la ville et des dizaines de villages se retrouvent totalement vides, sans magasins ni habitants. Le projet autour de la Bestseller Tower a pour objectif de rendre possibles les avantages de la vie en ville à la campagne. Puis l’empreinte écologique est très faible – chaque étage aura son jardin – et le projet est mixte: il y aura un hall de musique, un cinéma, des commerces… ce n’est pas qu’une initiative commerciale avec une tour au milieu d’un village, c’est un projet ambitieux qui fait sens.

Pour vous, c’est aussi l’occasion d’écrire l’histoire…

C’est une vraie expérience pour moi! Faire sortir ce bâtiment de terre va m’apporter beaucoup de connaissances, surtout que, dans le futur, créer des points forts de ce genre va devenir la norme puisque la tendance est à la compression des villes.

Après l’aménagement d’un bunker naval de la Seconde Guerre mondiale en Basse-Saxe, vous vous lancez maintenant dans la construction d’un Musée de l’exil à Berlin. Vous avez un lien fort avec l’histoire?

L’histoire est très importante pour susciter une émotion et surtout saisir notre identité: ça a du sens de visiter un lieu fréquenté par des gens depuis 100 ou 200 ans pour comprendre les étapes par lesquelles l’Homme est passé. Je suis toujours curieuse de connaître l’histoire d’un lieu: que lui est-il arrivé? Comment les gens vivaient ici? Pourquoi ressemble-t-il à cela? Ce sont des récits incroyables de la vie dont on saisit l’importance en grandissant: quand j’étais enfant, je considérais que visiter des musées et des églises était la chose la plus ennuyeuse au monde.

Le Musée de l'exil, à Berlin, intégrera le portique de la gare ferroviaire de Bahnhof dans un volume contemporain évoquant l'ancienne fonction de transit des lieux.
Le Musée de l’exil, à Berlin, intégrera le portique de la gare ferroviaire de Bahnhof dans un volume contemporain évoquant l’ancienne fonction de transit des lieux.© IMAGE DE SYNTHÈSE SDP/MIR/DORTE MANDRUP

Quel rôle l’architecture peut-elle jouer dans un espace comme le Musée de l’exil?

En tant qu’ancienne plus grande gare ferroviaire du nord de l’Europe, Bahnhof est un endroit très émouvant. C’était un lieu de transit qui est devenu le point de départ de millions de personnes forcées à l’exil à cause du régime nazi. La gare a été bombardée pendant la guerre et fermée en 1952, il n’en reste plus qu’un portique en partie détruit. Le musée prendra donc la forme d’un grand bâtiment qui évoque un bateau, un aéroport, etc. tout ce qui peut symboliquement rappeler la fonction de transit des lieux. Entre lui et le portique, un grand espace public permettra de faire le lien entre le passé et le présent, où plus de 65 millions de personnes sont poussées à l’exil.

Vous avez un jour expliqué pouvoir tirer une grande satisfaction de projets pas forcément très prospères financièrement. Que voulez-vous dire par là?

C’est vital pour moi d’être challengée et de travailler avec des clients ambitieux. Le budget n’est pas si important, ce sont les préoccupations du commissionnaire et la possibilité de créer une architecture de qualité qui comptent. Plus les projets sont grands, plus on gagne de l’argent, mais avec le risque d’être désincarné de son bâtiment. Faire « plus petit » ne signifie pas travailler moins: s’il y a du sens, on a beau perdre de l’argent, il y a aussi beaucoup de fun.

En bref

Dorte Mandrup naît à Aarhus (Danemark) en 1961.

En 1991, elle est diplômée en architecture et part étudier la sculpture et la céramique aux Etats-Unis.

Elle fonde un bureau, en 1999. Deux ans plus tard, elle signe la rénovation d’un hangar à hydravions.

La rénovation du château d’eau de Jægersborg en logements, en 2005, peut être considérée comme sa première oeuvre artistico-architecturale. Depuis 2019, elle enchaîne les projets d’envergure.

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