Simone Guillissen-Hoa, la grande dame de l’architecture belge mise enfin à l’honneur
Sa vie est un roman. Et son architecture, d’une modernité confondante. Simone Guillissen-Hoa a traversé le XXème siècle avec une volonté et un talent hors normes. Plus d’un quart de siècle après sa mort, une exposition au Civa à Bruxelles et une biographie passionnante parue chez Prisme Editions la mettent enfin à l’honneur.
On a souvent la mémoire courte, hélas. Et pour faire resurgir les talents d’hier, il faut que quelqu’un, quelqu’une en l’occurrence, prenne le temps d’écrire une biographie et de dresser l’inventaire d’une œuvre. C’est exactement ce qu’a fait Caroline Mierop, architecte et urbaniste de formation avec l’ouvrage extrêmement bien documenté Simone Guillissen-Hoa, Architecte 1916 1996. « En travaillant avec l’architecte Jean-Pierre Hoa, le fils de Simone Guillissen-Hoa sur ce livre, confie-t-elle, nous avions un parti pris. Nous voulions écrire un double portrait, celui d’une architecte, d’une excellente architecte et celui d’une femme. » Elle ne connaissait « pas le quart du cinquième de sa vie », elle savait juste qu’elle était née en Chine, qu’elle avait été résistante, qu’elle avait été dans les camps et qu’elle était mère célibataire. Et elle connaissait par contre l’appartement de Simone Guillissen-Hoa et la maison de la culture de Tournai qu’elle avait dessinée. Elle connaissait aussi la bijouterie De Greef à Bruxelles, mais elle ne savait même pas que c’était elle qui l’avait pensée. « Je savais que c’était une bonne architecte, elle était reconnue, mais j’ai découvert plus de choses, plus en profondeur, la qualité de son architecture surtout. C’était une grande dame de l’architecture, elle était toute petite mais impressionnante.» Interview.
En quoi Simone Guillissen-Hoa est une «grande dame»?
Elle est hors normes et hors du commun par le chemin qu’elle a parcouru et par la manière dont elle l’a parcouru. Elle naît en 1016 à Pékin, elle est eurasienne, sa maman est juive polonaise, son père chinois. Elle vit son enfance et le début de son adolescence en Chine puis elle est projetée de manière presque violente « à vingt mille lieues » de chez elle, en France, à 12 ans pour étudier au lycée. Après un petit passage en Angleterre, elle se décide à entreprendre des études d’architecture, ce qui pour les femmes à l’époque était extrêmement rare, on est en 1935. Elle s’inscrit à la Cambre, à Bruxelles, choix particulier et hors normes, car les écoles d’architecture d’alors, c’était l’Académie des beaux-arts où on apprenait les styles anciens pour faire court et puis les écoles comme Saint-Luc plutôt orientées vers l’architecture religieuse. La Cambre, ouverte en 1927, est une école atypique, totalement nouvelle, tournée vers la modernité et plus du tout vers les styles du passé. Rien que ce choix d’école représentait une volonté assez particulière. Et puis après avoir traversé la guerre, avoir été résistante, déportée dans les camps allemands, elle revient en Belgique en 1945 en très mauvaise santé. Et sa carrière démarre en 1946, plusieurs années donc après qu’elle ait obtenu son diplôme.
Vous soulignez sa puissante volonté…
Dès l’enfance, c’est une vie de volonté, de confiance en soi, une vie qui n’est entravée ni par le fait qu’elle soit d’origine étrangère ni par le fait qu’elle soit une femme, bien qu’elle ait choisi un métier qui, à l’époque, était un métier d’homme. Ce que montrent le livre et l’expo au CIVA, c’est vraiment cette vie de volonté et de liberté. Simone Guillissen-Hoa s’est construite à partir d’une éducation extrêmement moderne puisqu’elle a été éduquée par ses parents exactement comme son frère qui avait 3 ans et demi de plus qu’elle. Cette éducation a contribué à lui donner confiance en elle non pas comme femme mais comme personne. Et les épreuves l’ont endurcie, elle le disait elle-même. Tous ceux qui l’ont connue disent qu’elle avait une grande volonté, un grand enthousiasme dans ce qu’elle faisait et qu’elle avait en plus cette faculté de saisir la chance quand elle se présentait à elle, ce qui est une force de caractère évidente. Tout cela fait que dans son métier d’architecte, et bien qu’à son époque les femmes aient été peu nombreuses, elle a été respectée et reconnue dès le début par ses pairs. Elle a été beaucoup publiée dans la presse architecturale, dès son premier projet, elle a été plusieurs fois mentionnée dans des prix et ses travaux ont été exposés à diverses reprises. Elle a eu des chantiers importants, je pense à la maison de la culture de Tournai. Les quelques femmes architectes étaient alors souvent confinées dans ce qu’on pourrait appeler l’architecture domestique, soit les maisons, les appartements voire les intérieurs. Mais elle, dès son premier projet, c’est hallucinant, elle s’attèle à un centre sportif, à Jambes.
Pourquoi son geste architectural est-il remarquable ?
Parce que, justement, ce n’était pas une femme du geste. Son architecture n’est pas démonstrative, elle est le plus souvent rationnelle, d’une grande sobriété, pensée jusque dans le détail. On reconnait dans son architecture une grande attention à la lumière et l’éclairage naturel qui traverse presque tous les bâtiments qu’elle a construits, qu’ils soient privés ou publics. Il y a également chez elle une grande attention au paysage qui entoure ses bâtiments, à Jambes par exemple, dans le centre sportif, elle a positionné la grande tribune de la meilleure manière possible pour donner vue sur la campagne environnante -à l’époque c’était la pleine campagne, il y avait des collines avec des arbres…Elle était attentive à positionner ses maisons de manière à valoriser la vue sur le paysage, à préserver les arbres, elle reculait une maison pour les conserver.
« Simone Guillissen-Hoa est à mille lieues du grand geste architectural »
Sa sobriété est également remarquable, la rationalité, le soin apporté aux détails, à l’espace. Elle a dessiné une toute petite maison pour un petit budget, que j’ai visitée et qui parait grande tellement l’espace est bien pensé, ce qui veut dire qu’il y a un travail sur le plan, la coupe, un vrai travail d’architecte. Elle est donc à mille lieues du grand geste. Elle est dans une écriture, sobre, discrète rationnelle et aussi incroyablement efficace au sens où elle maitrise totalement les outils de l’architecture, l’espace, la lumière et cela lui permet de produire des choses absolument étonnantes que ce soit de toutes petites maisons ou un très grand centre culturel où on ne se sent jamais écrasé par la dimension du bâtiment. Dans le petit comme dans le grand, elle ne fait pas, ne construit pas, ne dessine pas des architectures qui en imposent. Elle n’était pas la seule mais elle le faisait particulièrement bien.
Et son œuvre n’a pas pris une ride…
Pas une ! Parce que son travail est moderne et sans excès, c’est le cas d’ailleurs de cette génération de bons architectes sortis de La Cambre. Avant-guerre à la Cambre, c’était l’avant-garde, il y avait une vraie radicalité qui n’était parfois pas tout à fait synonyme de bonne construction parce que le béton ou le toit plat n’était pas encore au point par exemple… Après la guerre, à la Cambre toujours, la modernité est moins radicale et plus attentive à la fois à la construction et aux matériaux. Et c’est le cas de Simone Guillissen-Hoa. Sa maison de la culture de Tournai, c’est de la brique, ses maisons, c’est de la brique, de l’enduit, du bois, énormément de bois, des ardoises si le toit est en pente. Elle n’utilisait pas non plus de couleurs, comme on le faisait dans les années 20 et 30, son architecture est colorée mais dans des couleurs naturelles, celle de la pierre, du bois et pour le reste, ce sont des blancs cassés… Evidemment, quand elle fait une cuisine orange, elle fait une cuisine orange, qui n’existe hélas plus. Sa pensée était une pensée moderne qui était non radicale. Et elle avait trouvé à composer de manière très heureuse avec les matériaux locaux et les détails, la qualité de la construction, les besoins des gens car elle était très à l’écoute de ses clients. Et si cela n’a pas pris une ride ou très peu, c’est que très précisément, ce n’est pas une architecture avec des grands gestes qui sont tout de suite démodés. C’est une architecture rationnelle, sobre, moderne mais sans excès et pourtant elle n’est pas passe-partout, on la reconnaît – c’est ce qu’on appelle de la bonne architecture.
Peu de gens pourtant se souviennent d’elle, pourquoi?
Parce que tous ses amis sont morts. Et puis pourquoi les jeunes la connaitraient-ils? Il n’y avait jamais eu de livre sur elle ni d’exposition…Cela dit, à l’école d’architecture de Saint-Luc à Tournai, il y a un auditoire Simone Guillissen-Hoa et à l’ULB aussi. Je ne donne pas longtemps avant que son nom commence à être bien connu à Bruxelles et dans le milieu de l’architecture…En réalité, on n’est pas connu si personne n’écrit d’article sur vous, ne monte une expo ou n’écrit un livre à votre sujet. On est connu de ses contemporains, de ses amis mais une fois qu’on meurt, on est oublié, à part quelques stars – et en Belgique il n’y a pas tellement de stars. Il y a encore aujourd’hui pas mal d’architectes, femmes et hommes contemporains de Simone Guillissen-Hoa que plus personne ne connait. Et j’ajouterais, sans vouloir insister trop sur le fait qu’elle était femme, dans le cas des femmes architectes, il est rare qu’elles aient travaillé seules, leur nom est donc déjà moins visible de leur vivant et encore plus invisible à leur mort.
« C’est une architecture rationnelle, sobre, moderne mais sans excès et pourtant elle n’est pas passe-partout »
Et comment se fait-il qu’on la redécouvre aujourd’hui?
On redécouvre son travail et l’époque également, parce que c’est dernières années, de plus en plus de livres sortent sur ces architectes de cette génération…En réalité, elle était un peu plus âgée que ses pairs parce qu’elle avait été diplômée avant la guerre mais elle n’avait débuté qu’après…
La guerre, justement, elle en parlait très peu, elle qui avait été résistante puis internée dans les camps de concentration nazi, à Vught, à Ravensbrück et à Dachau… Pourquoi ce silence?
Même si à son retour, elle entretient pendant quelques mois une correspondance avec d’anciens résistants et prisonniers, elle décide très vite de tourner la page. L’avenir l’intéresse plus que le passé, elle fait un enfant, seule, et je pense que cela participe de cela : aller vers le futur. Et puis il faut dire que les gens qui revenaient des camps n’en parlaient pas parce que de toutes façons on ne les écoutait pas vraiment non plus… Et puis il y avait eu tellement de morts, c’était sans doute des souvenirs trop douloureux… Elle en a très peu parlé à son fils, ce n’est qu’après sa mort qu’il a trouvé son courrier et les objets ramenés des camps. En plus, Simone Guillissen-Hoa ne parlait pas beaucoup et pas beaucoup d’elle. Ce que je savais d’elle quand j’étais jeune, c’est ce qu’on m’avait dit, et je n’aurais jamais osé lui poser des questions.
Pour découvrir son œuvre, il y a votre biographie et l’exposition au CIVA. On peut aussi la voir grandeur nature… Quelle balade architecturale conseillez-vous?
Une promenade à Uccle, c’est une très bonne idée, parce qu’il y a des maisons et des immeubles à appartements, on ne peut pas y entrer mais quand même, on les voit de l’extérieur, c’est intéressant, il y a en a plus d’une dizaine sur la commune. Il faut aller aussi aller voir un spectacle ou une exposition à la maison de la culture de Tournai et en profiter pour la visiter. Et puis il faut passer par la bijouterie De Greef entièrement classée, c’est un exemple excellent de son travail et aussi de son invisibilisation! Quand j’étais étudiante en architecture, on l’a visitée, on disait alors que c’était un bâtiment de Jacques Dupuis, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle il a été classé… Quand nous avons commencé le livre il y a un peu plus de quatre ans, rien n’était classé et rien n’était à l’inventaire, sauf ce qui avait été fait avec Jacques Dupuis. Aujourd’hui beaucoup de bâtiments sont listés à l’inventaire à Bruxelles et il y a plusieurs procédures de classement en cours – ça sert, de faire des livres et des expositions!
Simone Guillissen-Hoa en bref
Simone Hoa naît à Pékin en 1916 d’un père chinois et d’une mère juive polonaise.
A 12 ans, elle débarque en Europe et étudie en France.
Elle s’inscrit en architecture à La Cambre dès 1935.
En 1937, elle épouse Jean Guillissen qui sera fusillé par la police allemande en 1942.
En 1943, elle est arrêtée et torturée par la Gestapo. Elle sera internée dans les camps nazis de Vught, Ravensbrück et Dachau.
En 1946, elle signe son premier projet public, un centre sportif à Jambes.
En 1950, elle donne naissance à son fils Jean-Philippe.
Dès 1966, elle travaille sur le projet de la maison de la culture de Tournai, inaugurée en 1982.
Elle meurt en 1996, à 80 ans.
Simone Guillissen-Hoa, Architecte, 1916 1996, par Caroline Mierop, avec la participation de Jean-Pierre Hoa, Prismes Editions.
Simone Guillissen-Hoa, au CIVA, 55, rue de l’Ermitage, 1050 Bruxelles. Jusqu’au 22 septembre 2024.
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