« Avec le coronavirus tout change et désormais les non-autistes doivent adopter des codes quasi autistiques »

L'auteur Josef Schovanec

Dans le cadre de la rubrique Sur parole (à paraître le 2 avril prochain), nous avons rencontré Josef Schovanec, philosophe, auteur, globe-trotter et militant pour la dignité des personnes autistes. Nous n’avons pas résisté à lui poser quelques questions liées au contexte actuel. Entretien par l’autre bout de la lorgnette.

Vous êtes encore au boulot malgré les appels au confinement ?

La plus grande partie de l’université est presque à l’arrêt, mais le service où je suis, donc le service d’aide aux étudiants, reste actif. Précisément parce que nous avons certains étudiants qui sont très exclus. Je ne devrais peut-être pas parler comme aussi brutalement, mais pour certains, le risque de suicide est beaucoup plus fort que le risque de mort par virus.

Vous êtes donc content de pouvoir assurer ce service ?

C’est aux étudiants qu’il faut le demander, je suis mauvais juge. On verra la suite.

Ce qui est perturbant, c’est que tout ça nous l’on plonge dans l’inconnu…

Oui et non.Hier soir, j’ai longuement discuté avec une dame que je connais, une Libanaise : elle m’a raconté que pendant la guerre civile, à Beyrouth, pendant que les bombes pleuvaient et que les gens étaient au sous-sol, sans savoir s’ils seraient encore en vie dans 5 minutes ou dans une heure, ils étaient moins inquiets qu’aujourd’hui en Europe avec le virus.

Qu’en déduire ?

Qu’un être humain est en partie, en grande partie même, irrationnel. Mais aussi que l’être humain occidental a un peu perdu les repères fondamentaux de l’existence. Le meilleur exemple, c’est l’achat compulsif de papier toilette – des pâtes, on pourrait vaguement comprendre. On pourrait en faire un scénario de film, une guerre mondiale déclenché par une pénurie de papier toilette.

Ca doit vous sembler particulier de voir les gens adopter du jour au lendemain de nouvelle normes sociales…

L’autistisation des comportements : on demande aux gens non-autistes d’adopter des codes presque autistiques : non contact, distance sociale, faible socialisation, pas de boîtes de nuit, manger des pâtes (rires)… Tout change et ce sont désormais les non-autistes qui doivent s’adapter. Si vous prenez des pays à  » culture autistique « , comme le Japon ou Taiwan, ils ont beaucoup moins de mal à gérer le virus. Taiwan était parmi les tout premiers touchés, dès le mois de janvier, et la discipline appliquée a suffi à résoudre le problème, et aujourd’hui l’épidémie est un lointain souvenir. Au Japon, il y a davantage de cas, mais l’évolution n’est pas du tout exponentielle, il s’agit surtout de cas importés.

 » Dans beaucoup de pays sujets au confinement, les personnes handicapées, par exemple en chaise, ont eu à peu près le même type de réaction : « Vous dites que vous souffrez parce que votre boîte de nuit est fermée, mais pour nous, elle l’a toujours été ». « 

Qu’est-ce qui nous permet d’adopter ces comportements ?

Il y a les règles, les principes, et puis il y a les faiblesses humaines, comme le besoin de socialiser – pour ne pas être moralisateur, je devrais dire  » tendances humaines non-autistiques « . La question dépasse largement le cas de l’autisme. Dans beaucoup de pays sujets au confinement, les personnes handicapées, par exemple en chaise, ont eu à peu près le même type de réaction :  » Vous voyez, vous dites que vous souffrez parce que votre boîte de nuit est fermée, mais pour nous, elle l’a toujours été « . C’est intéressant d’observer ce partiel basculement de perspective. Mais encore une fois, il est encore très tôt pour juger, dans deux ou trois mois on aura l’esprit plus clair.

Chaque crise ne constitue-t-elle pas une chance de changement ?

Sans doute, mais j’avoue être plutôt pessimiste et je pense qu’il y aura des dégâts à moyen voire long terme. Ce qui m’inquiète le plus, c’est de voir ce qui se passe en Europe orientale : des pays qui se barricadent totalement. Et ce que je sens venir, c’est qu’après la fin de l’épidémie, ils vont vouloir rester barricadés. Avec cette idée que c’est l’étranger qui amène les problèmes, et qu’il ne faut pas s’ouvrir. Tout ça ne va que graver ce genre de réflexions dans le cerveau des gens. Un autre point que je crains, c’est la désocialisation de gens qui étaient déjà très désocialisés, notamment les seniors, comme on les appelle. Dans les civilisations occidentales, il y a une vraie mise à l’écart des personnes âgées – qui n’est pas nouvelle mais je pense qu’elle sera démultipliée. Le projet anglais, s’il est confirmé, de placer tous les seniors en quarantaine pendant 4 mois, on peut dire que c’est déjà un peu le cas en pratique, mais ça sera encore renforcé.

L’argumentation médicale est l’ennemie de la vie

C’est un vieux classique dans le monde du handicap : croire que la personne dite handicapée devrait être perçue dans une optique médicale. On décide par exemple qu’il leur faut autant de milligrammes de calcium par jour, et une fois que le dosage est médicalement établi, la personne est censée  » aller bien « . Et pendant ce temps, les gens dits valides mangent gras, salé, sucré, eux ont le droit à la liberté de choix sur l’alimentaire. On voit le désastre humain qu’impose une approche purement médicale ; l’être humain n’est pas qu’une juxtaposition de molécules, magnésium, calcium ou que sais-je. Vous pouvez avoir une alimentation médicalement équilibrée et en mourir, par suicide, déprime ou laisser-aller. Je suis convaincu que pour certaines catégories de gens, ce risque de mort humaine est beaucoup plus grand que le risque de mort par virus.

D’où votre insistance à parler de personnes  » avec handicap « ,  » avec autisme « , afin de ne pas réduire les gens à leur condition…

Je suis un peu lucide, je sais que l’usage de telle ou telle terminologie ne résoudra pas les problèmes, malheureusement. Mais c’est une tentative, certes désespérée, de ne pas médicaliser les gens. Ce qui me choque le plus, quand je suis dans des établissements divers et variés, c’est que la personne perde toute identité. Ce n’est plus Pierre, Paul ou Jacques, mais  » le schizophrène du pavillon numéro 7 « , on ne sait même pas s’il a une famille, s’il a des projets, quel est son passé… Ce qui me frappe, pas toujours heureusement, c’est quand on discute avec des professionnels qui croisent tous les jours la personne, de constater à quel point ils la connaissent peu, c’est assez frappant. Le médicalisme à outrance est une forme de mort.

 » En période d’épidémie, on peut se dire que c’est la parole de l’expert, du médecin, qui prime tout. Pourquoi pas. Mais il ne faut pas qu’elle fasse taire les autres visions de l’être humain. « 

Comment garder un fonctionnement le plus humain possible ?

C’est délicat à dire, en période d’épidémie, on peut se dire que c’est la parole de l’expert, du médecin, qui prime tout. Pourquoi pas. Mais il ne faut pas justement qu’elle fasse taire les autres visions de l’être humain.

D’où votre concept de  » biodiversité humaine  » ?

C’est une idée, quand on y réfléchit un peu, qui est assez insondable, elle vous laisse songeur de par ses ramifications. En termes de cadre de vie, ou pour être provocateur, de biotope : est-ce qu’il y a un biotope pour différents profils humains ? Est-ce que l’objectif de tout être humain est de vivre en ville, dans les quartiers dits branchés ? Est-ce que les préférences humaines peuvent-elles être de vivre dans le lieu le plus reculé possible ? Et là, comme par hasard, on retrouve la question du virus : le biotope spontané d’un certain type de gens, c’est justement celui qui vous préserve le mieux de ces problèmes.

Intellectuellement, c’est très perturbant : pourquoi est-ce que l’autisme existe, finalement ? Pourquoi cette biodiversité-là existe-t-elle ? Les autistes ne sont pas  » optimaux  » du point de vue de la sélection darwinienne. La raison est pourrait avoir rapport au fait que par le passé, il y a toujours eu des malheurs, et qu’en cas d’invasion ou de massacre, qui se faisait charcuter en premier ? Les habitants des grandes villes, c’est là que les pillards venaient en premier, en principe. L’existence de personnes humaines ayant des profils humains divergents, c’est le gage de la survie de l’espèce.

L’existence de personnes humaines ayant des profils humains divergents, c’est le gage de la survie de l’espèce

N’est-on pas en train de réaliser que la société peut continuer à tourner sans devoir pratiquer ce que vous appelez  » le cirque social  » ?

Bien sûr. C’est une redécouverte d’autres formes de bonheur. Le bonheur est-il nécessairement à trouver dans un grand magasin ? Est-ce que, dès que le travail s’arrête, on n’a comme unique horizon que le centre commercial ? Ou alors est-ce qu’on peut imaginer autre chose ? Ce sont des questions existentielles qui peuvent paraître difficiles, douloureuses, au début.

Mais après 1989, quand l’environnement est devenu plus consumériste, les bibliothèques se sont vidées et ont fermé.

Mais je pense qu’elles peuvent avoir un effet bénéfique à moyen et long terme. Une comparaison un peu bancale pourrait être la suivante : durant l’ère communiste, les bibliothèques étaient pleines, en URSS. Pleines à craquer, les gens lisaient nuit et jour. Le summum, c’était les livres venus d’Occident – certes, censurés, mais bon -, tout le monde voulait les avoir lus. Le despote albanais Enver Hoxha avait même garanti un canal d’approvisionnement de livres occidentaux. L’Albanie était coupée du monde, et lui jugeait vital non pas l’accès aux produits de luxe, mais aux produits occidentaux. Mais après 1989, quand l’environnement est devenu plus consumériste, les bibliothèques se sont vidées et ont fermé. Alors, est-ce qu’un changement de cadre peut inciter les gens à repenser leur projet de bonheur ? La question est ouverte, je ne connais pas l’avenir, je ne fais que quelques vagues hypothèses.

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