Avec « Ultra Violet », une philosophe interroge notre dangereuse obsession pour le bronzage

Dans Ultra Violet, la philosophe Margaux Cassan questionne notre obsession pour le bronzage - Getty Images
Dans Ultra Violet, la philosophe Margaux Cassan questionne notre obsession pour le bronzage - Getty Images
Kathleen Wuyard-Jadot
Kathleen Wuyard-Jadot Journaliste

Si le lien entre exposition au soleil et risque de développer un cancer de la peau n’est plus à prouver, cela n’empêche pas nombre de personnes de faire la crêpe, avec pour seul objectif d’obtenir un teint (plus) hâlé. Mais pourquoi donc aime-t-on tant bronzer alors même qu’on sait que c’est (très) mauvais pour notre santé? C’est la question que pose la philosophe Margaux Cassan dans son dernier ouvrage, « Ultra Violet ».

Dès la couverture de ce dernier, le ton, ou plutôt, la teinte est donnée. Superposée au jaune tendre immédiatement reconnaissable des éditions Grasset, une peau caramel, de cet acajou profond qu’on n’obtient qu’après une exposition (extrêmement) prolongée au soleil, contraste avec le blanc immaculé d’un costume de bain. Pour peu, on pourrait presque le toucher, cet épiderme marbré de taches de rousseur et prématurément fripé par l’impitoyable rayonnement de l’étoile la plus brillante.

C’est que cette image en couverture d' »Ultra Violet », cette femme dont l’addiction au bronzage se paie à coup de vieillissement prématuré et peut-être pire, qui sait, c’est notre (grand-)mère, notre cousine, notre tante, notre voisine… Nous, peut-être, aussi?

En tous les cas, pour Margaux Cassan, cette accro au bronzage, c’est sa mère.

Laquelle, après « une vie entière passée à chasser les rayons », se retrouve, à la cinquantaine, avec un mélanome qui lui mange littéralement le visage. Sans que cela ne l’empêche, une fois la tumeur ôtée chirurgicalement, de reprendre aussitôt ses séances de bronzette.

Un acharnement que la philosophe française a tenté de comprendre avec son dernier ouvrage, hybride de récit personnel et d’enquête philosophique qui démontre pourquoi bronzer est un acte a priori anodin (d’aucuns diraient futile) qui embrasse pourtant l’histoire, la sociologie, le religieux, la mythologie tout en « engageant notre intimité la plus sensible ».

Par une de ces journées grises où l’automne a déjà de faux airs d’hiver, et où on serait bien incapable de « prendre des couleurs » même si on le voulait, Margaux Cassan nous a accordé un entretien entrecoupé d’éclats de rire.

C’est là toute l’élégance de cette intellectuelle aussi curieuse qu’érudite, chercheuse en philosophie de la géopolitique pour un think thank sur la souveraineté européenne quand elle n’écrit pas des livres, et aussi apte à se dévouer toute entière à un sujet de recherche qu’à ne surtout pas se prendre trop au sérieux. Rencontre avec une femme brillante.

Pourquoi avoir décidé de consacrer un ouvrage au bronzage?

« Pour deux raisons. La première est personnelle: j’ai été très frappée par l’image de ma mère avec une tache au-dessus du front, qui s’est avérée être un mélanome malin. Quand elle est tombée malade, on l’a opérée, et la première chose qu’elle a faite le lendemain de l’opération, alors qu’elle avait littéralement un trou dans la tête, a été de prendre un avion pour retourner au Maghreb, où elle habitait, et de s’installer sur un transat en appliquant de l’huile bronzante.

Jusque là, je percevais le rapport au soleil et au bronzage comme un motif esthétique un peu névrotique dans ma famille, mais c’est suite à ça que j’ai réalisé qu’il devait y avoir autre chose, et que j’ai décidé de mener une enquête sur les liens entre la peau et les trajectoires individuelles et sociales.

La deuxième raison est plus sociologique: j’ai formulé l’hypothèse que ce changement de couleur de peau était une forme de mue, caractéristique du changement de classe sociale de ma mère. En m’y intéressant, j’ai pris conscience de l’existence de « Rastignac du soleil », comme dans les écrits de Balzac, sauf que le truchement est différent: c’est grâce à leur peau, et non à l’usage du langage, qu’ils passent d’une classe à l’autre.

La peau est ce qui fait le contact avec le monde, et quand elle est bronzée, elle envoie un signal de bonne santé, de bonne mine, mais aussi, de réussite. La peau est vraiment un motif sociologique fort ».

Petite, quel rapport entreteniez-vous avec l’obsession maternelle pour la peau hâlée?

« Dans ma famille, on était persuadés que la crème solaire, c’était « pour les faibles », et que nous, on n’avait pas besoin de se protéger. Il y avait vraiment cette conviction d’être différents, et que la maladie ne nous concernait pas.

Enfant, on a tendance à baigner dans l’univers des super-héros, et dans ma tête, j’associais ma mère à Hulk. Au départ, c’est Bruce Banner, un physicien qui ressemble à Monsieur Tout-le-monde, et puis un jour, des rayons lui tombent dessus comme la foudre et ça le transforme d’un coup en personnage surhumain.

Petite, j’avais vraiment l’impression que ma mère utilisait les rayons du soleil comme un super pouvoir, parce que comme ils étaient associés aux périodes où on était en vacances, elle pouvait enfin se reposer et il y avait une forme de relâche qui s’accompagnait d’une transformation physique.

Son visage se détendait tandis qu’elle gagnait en énergie, et j’associais son bronzage à quelque chose d’héroïque et de quasi mythologique. Moi aussi, j’adorais être hâlée: quand on est enfant, on aime bien sortir du lot, et ma peau bronzée était une forme de distinction par rapport aux autres élèves de ma classe ».

Cette distinction persiste aujourd’hui, mais n’aurait-elle pas désormais l’effet inverse? Il suffit de voir Victoria Beckham, cuivrée lors de sa période WAG, et maintenant qu’elle est une créatrice de mode renommée, plutôt adepte du teint pâle…

« Les femmes sont représentées en tant qu’objets de désir dans la société, or celle-ci considère encore que les marques de bronzage sont sexy.

Le corps hâlé ne va pas forcément évoquer l’élégance, par contre, il est toujours associé à une forme de sensualité très présente.

Ce qui veut dire que les femmes qui veulent être perçues comme étant séduisantes sont face à un dilemme: ont-elles envie d’avoir l’air aristocratique ou bien sexy? Est-ce que ce qui compte, c’est le regard des hommes ou bien le regard social?

Les réponses à ces questions influencent les choix physiques qu’on fait, dans un contexte où toutes les injonctions liées au corps des femmes restent encore liées au patriarcat.

C’est comme cette notion un peu étrange du soin: on part du principe qu’une femme va dans un institut de beauté pour « prendre soin d’elle », alors que du solarium à l’épilation, il s’agit d’activités qui sont à la fois désagréables, dangereuses et chères.

Prend-on vraiment soin de nous, ou bien s’impose-t-on des choses parce qu’on considère que notre valeur est définie par celle que nous accordent les hommes qui nous regardent? »

Comment expliquer, alors même que l’on est bien au fait de ses dangers, que l’on persiste ainsi à s’exposer au soleil?

« Il y a deux raisons à cela. La première est très prosaïque: tout le monde sait que l’alcool est mauvais, et pourtant, on boit, tout comme on sait tous que la cigarette tue, et pourtant, on fume.

Le fait de passer ou non à l’action est lié au fait d’être concerné intimement par la question. On a beau savoir que fumer tue, si fumer a tué un membre de notre famille, on va être beaucoup moins susceptible de s’en griller une.

Savoir quelque chose intimement pousse beaucoup plus à l’action que d’avoir un savoir générique, dont on a toujours l’impression qu’il ne nous concerne pas vraiment.

La deuxième raison pour laquelle on continue à bronzer est beaucoup plus philosophique et historique. En Occident, le bronzage est en effet associé à une révolution sociale très forte, celle des congés payés.

En Europe, jusqu’au 19e siècle, avoir le teint hâlé est réservé à ceux qui travaillent dans les champs, et cette peau cuivrée ne devient importante et désirable qu’à partir du moment où elle est associée à la conquête sociale des vacances.

En ça, le bronzage est une forme de conquête politique importante, qu’on revendique encore d’une certaine manière comme une sorte de droit social ».

Comment expliquer que près de 100 ans après les premiers congés payés, on n’en soit toujours pas revenus au culte de la pâleur?

« Probablement parce qu’il est très lié aux sociétés chrétiennes, qui associent la pâleur à la vertu, à la virginité, à la morale et à la bienséance. Aujourd’hui, on vit dans des sociétés sécularisées, où le culte de la pâleur perd de sa sacralité, et donc aussi, de sa popularité.

On est motivés par des structures moins profondes que les structures religieuses. Ce qui explique la distinction qui peut se produire entre les membres des classes populaires ou moyennes, qui vont considérer le bronzage comme une marque de beauté, et une nouvelle forme d’aristocratie, bien consciente que le bronzage est lié au vieillissement cutané, et pour laquelle la prospérité est associée à une forme de longévité plutôt qu’à l’opulence ».

Vous-même, quand avez-vous pris conscience des dangers du bronzage?

« À l’adolescence, en réaction à ma surexposition quand j’étais enfant, j’ai commencé à voir apparaître des taches sur ma peau, et notamment, sur mon épaule. Mes parents avaient beau m’assurer que c’était comme les taches de rousseur, « ça va ça vient » et ce n’est pas grave, cette tache ne partait pas, même quand je ne m’exposais pas au soleil, et ça m’inquiétait.

Mes années collège ont coïncidé avec les débuts de la folie Internet et des autodiagnostics en ligne, et c’est en me renseignant sur ces sites où on a toujours l’impression de frôler une maladie fatale voire même la mort que j’ai vraiment pris conscience des dangers du soleil pour la santé ».

Est-ce le message que vous espérez faire passer avec « Ultra Violet »? Fini de bronzer?

« Je n’ai pas vraiment de message au sens moral à faire passer.

J’essaie vraiment d’éviter ça, mais j’espère que les gens qui liront « Ultra Violet » retiendront qu’il est important de prendre leur peau au sérieux. Beaucoup ne le font pas, parce qu’ils y voient une question morale ou déontologique, alors même qu’il en va de la santé de chacun ».

Avant de la quitter, impossible de résister à la tentation de demander à Margaux Cassan si malgré tout, il lui arrive encore de se surprendre à penser qu’elle a une petite mine, et qu’elle prendrait bien « un peu de couleurs ».

« Oui, complètement » avoue-t-elle dans un éclat de rire. Et d’ajouter se teindre les cheveux en blond, et voir là aussi une forme de lutte entre santé et vanité, « parce que j’ai l’impression d’avoir le visage moins terne quand j’ai les cheveux colorés, et j’applique à peu près la même logique au bronzage ».

Même si, jure-t-elle du haut de ses 27 ans, passé le cap de la trentaine, elle aura définitivement dit adieu à ces artifices. « Symbole des années 1980, le bronzage était la signature d’une génération obsédée par la brûlure et les paillettes, où l’on voulait vivre vite, s’étourdir quitte à griller sa peau et assécher la terre » souligne-t-elle dans « Ultra Violet ». Des obsessions qui ne sont en accord ni avec le zeitgeist, ni avec les valeurs de Margaux Cassan – et c’est très sain ainsi.

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