Yoga, le mantra du siècle
Dans un monde mis soudain en pause, l’attrait pour cette discipline a grimpé en flèche, grâce aux cours en ligne notamment. Au-delà de l’enchaînement de postures, c’est aussi d’un investissement mental et intellectuel qu’il s’agit. Une imprégnation totale qui pourrait bouleverser les codes de la vie de demain.
En ce dimanche soir, 18 heures, ils sont une petite cinquantaine, des femmes en grande majorité, à s’être connectés au cours de Gentle Flow donné par Julia sur la plate-forme virtuelle de la Yoga Room. Quelques-unes, les plus confiantes sans doute, ont laissé leur caméra allumée, dévoilant parfois à l’arrière-plan un sapin tout illuminé. A l’écran, la prof enchaîne les asanas à un rythme soutenu. La classe qu’elle donne fait partie de l’enseignement en ligne mis en place lors du premier lockdown par la chaîne de studios qui ne l’a jamais désactivé, même quand les séances ont pu, pour quelques mois, reprendre en présentiel. Des offres payantes comme celle-ci et d’autres gratuites, par le biais notamment de démos live sur Instagram, se sont multipliées dès la mi-mars afin de permettre aux « pratiquants » de ne pas se sentir abandonnés et à un public novice, à qui l’on ne cesse de vanter les mérites d’un certain style de vie yogique, de se laisser tenter.
Lire aussi: Yoga: 3 façons de se lancer de chez soi
250 000 participants
« C’est sûr qu’il y a eu un effet confinement dans l’intérêt que connaît aujourd’hui le yoga, pointe Marie Kock, autrice du livre Yoga, une histoire-monde, paru l’an dernier aux éditions La Découverte. Du jour au lendemain, les gens se sont retrouvés enfermés chez eux, sans matériel pour faire du sport. Il s’est vite imposé comme quelque chose d’accessible à tous. Celles et ceux qui, jusqu’ici, ne s’étaient peut-être pas sentis à l’aise à l’idée d’entrer dans un studio où il y a de l’encens partout et où l’on vous accueille en vous disant « namaste » ont pu plus facilement sauter le pas. » Depuis la dernière rentrée littéraire, la sortie du bouquin éponyme d’Emmanuel Carrère a même donné au yoga ses lettres de noblesse en faisant d’un sujet longtemps relégué au rayon « développement personnel » un objet littéraire. « Beaucoup d’intellectuels qui en avaient une image un peu concon et refusaient peut-être, en dépit d’une certaine curiosité, de s’abaisser à s’y intéresser, ont trouvé dans ce livre une bonne raison de le faire, poursuit-elle. Même s’il y est davantage question de migrants et de dépression que de yoga, il a eu le mérite d’ouvrir un dialogue entre les pratiquants et les autres, dialogue d’ordinaire assez clivant et qui a souvent eu par le passé du mal à se mettre en place. »
Aujourd’hui, personne ne semble épargné par la yoga mania, comme l’atteste l’incroyable succès rencontré cette année par la 7e édition du Brussels Yoga Day (BYD) qui s’est déroulée, le 21 juin dernier. L’événement, entièrement gratuit et soutenu par l’ambassade de l’Inde, a lieu normalement dans les parcs de Bruxelles. Cette fois, Covid oblige, la séance, filmée au pied de l’Atomium et diffusée en ligne, a rassemblé près de 250 000 participants, soit près de 50 fois plus que les autres années. « Tout auréolé de ses vertus spirituelles et thérapeutiques, le yoga peut intimider tant il semble exiger souplesse et calme intérieur, reconnaît Bernadette Erpicum, organisatrice du BYD depuis 2012. Il se veut pourtant accessible à tous et bienfaisant. L’année que nous venons de traverser constitue une étape importante pour sa reconnaissance. La pandémie, en imposant cette retransmission, a pu démontrer ses vertus au plus grand nombre. »
Réaliser que l’on n’est que souffle nous ramène à notre petite vie sur terre.
La nature même de la crise qui a forcé le monde à se mettre en mode pause explique pour beaucoup l’engouement généralisé que connaît cette discipline. « Tout à coup, nous nous sommes rendu compte que notre corps n’était pas si invincible que ça, souligne Elodie Maillot, autrice de la série de podcasts Le yoga et moi, diffusée en octobre et toujours disponible sur France Culture. Le fait de s’asseoir, de rompre avec un certain flux à un moment donné, pour se concentrer sur sa respiration, est assez radical finalement. Réaliser ainsi que l’on n’est que souffle nous ramène à notre petite vie sur terre. Ce que nous avons dû encaisser, et que nous encaissons encore pendant ce deuxième confinement, est quand même extrêmement violent. Déjà avant cela, nous pouvions nous sentir jetables dans cette société. Nous avons plus que jamais besoin de soupapes de décompression. »
Conquête de l’Ouest
La yoga hype qui semble envahir la planète ne date bien sûr pas de 2020, cela fait une dizaine d’années déjà que la pratique connaît un retour en grâce. La première vague, celle dite de la conquête de l’Ouest symbolisée par l’arrivée des Beatles, de Mia Farrow et des Beach Boys dans la petite ville himalayenne de Rishikesh et par l’installation en nombre de maîtres yogis à la même époque sur la côte ouest des Etats-Unis, remonte à la fin des années 60. A l’époque déjà, on accusait ce yoga occidentalisé de sacrifier son âme et ses traditions sur l’autel du profit et de la mondialisation. « Quand un objet culturel se démocratise, il y aura toujours des gens pour penser qu’il en sortira dénaturé, s’agace Marie Kock. Comme s’il était resté jusque-là imperméable à toute forme d’influence. C’est vrai que ce que l’on peut voir sur certains comptes Instagram ou dans certaines classes s’apparente plus à du fitness qu’à du yoga. Mais c’est loin d’être une généralité. Quant au débat qui sévit sur la pseudo nécessité de gratuité des enseignements, il est déplacé dans la société qui est la nôtre où tout travail mérite salaire. Cette marchandisation du yoga, s’il faut l’appeler ainsi, est même plutôt une garantie contre les dérives sectaires. Car tout est encadré, certifié, par des formations qui ont un coût mais offrent aussi des garanties. »
Quand un objet culturel se démocratise, il y aura toujours des gens pour penser qu’il en sortira dénaturé.
Boosté par ce qui se passe aux Etats-Unis où une personne sur dix serait pratiquante, le yoga fait indéniablement vendre bien plus que l’expertise attestée de maîtres yogis. « Comme il existe un tourisme de masse, nous sommes aussi en face d’un yoga de masse, admet Elodie Maillot. Il est entré dans le jeu d’une économie capitalistique dans laquelle nous évoluons et qui passe par toutes sortes de business plans. Au risque parfois de nous faire oublier que le yoga, c’est un choix de vie: si on se contente de prôner la bienveillance sur son tapis et qu’ensuite on continue à ne plus respecter la planète ni l’être humain, c’est qu’il y a quelque chose qui dysfonctionne. » Pourtant, à la manière du surf dans les années 80, le yoga est bel et bien devenu un style de vie au sens large, un look que l’on affiche en ville en enfilant des leggings moulants sans avoir toujours la moindre idée de ce qu’est un chien tête en bas. La prolifération des fast-foods « sains » où l’on sert des toasts à l’avocat et les bars à jus dépuratifs qui se disent inspirés par l’ayurvéda contribuent à brouiller le message.
Sur Instagram, surtout, la course au cliché de la posture la plus acrobatique prise au soleil couchant sur une plage de rêve paraît bien éloignée de la notion d’effacement de l’ego que l’on cherche à atteindre par la pratique de la méditation, notamment. « Ces images ne vous disent rien des heures qu’il a fallu pour en arriver là, regrette Alain Moreaux, docteur en éducation physique, professeur de yoga, chargé de cours invité à l’UCLouvain. Dans le yoga, je suis dans une pratique corporelle où je suis censé faire la distinction entre le corps que j’ai et avec lequel je performe et le corps que je suis. Dans le premier cas, vous cherchez la perfection, dans l’autre à faire du mieux possible, ce qui n’est pas pareil. L’acte vous appartient mais pas le résultat. Le yoga, c’est bien davantage qu’un enchaînement de postures. Bien sûr, on peut en faire pour brûler des calories mais par les temps qui courent, je me demande si l’on n’a pas davantage besoin d’intériorité. Et ce mode de travail par étirement, sur la respiration, dans la durée, cela imprègne le corps mais aussi la psyché tout à fait autrement. C’est légitime de chercher à avoir un corps qui fonctionne du mieux possible à condition de se méfier de l’utopie de la santé parfaite. Un jour ou l’autre nous finirons tous par mourir, il ne faut jamais perdre cela de vue. »
3 à 5% de pratiquants
Si les cours en ligne ont bel et bien attiré de nouveaux adeptes en 2020, il reste toujours très difficile d’estimer le nombre de pratiquants du yoga en Belgique. Il existe en effet plusieurs fédérations – sans parler des régimes linguistiques différents -, une seule d’entre elles, la FBHY – pour fédération belge d’hébertisme et de yoga – étant reconnue par l’ADEPS. De nombreux clubs aussi et des studios composent le paysage, tout ce petit monde cohabitant dans une certaine harmonie sans pour autant chercher à établir un décompte précis. Si l’on se base sur les projections françaises, on pourrait donc tabler sur un pourcentage de 3 à 5% de la population belge « convertie » aux bienfaits du yoga. Un phénomène qui n’est pas qu’urbain mais qui reste toutefois davantage visible dans les grandes villes où se concentrent les studios cherchant à toucher les néophytes et une clientèle internationale habituée à certains standards. C’est notamment le cas de l’enseigne Yoga Room qui, depuis sa création en 2016, a déjà ouvert 5 adresses en Belgique, trois en France et entend développer son modèle dans toute l’Europe.
« S’ouvrir au plus grand nombre, cela implique pour certains de céder aux sirènes de la marchandisation, admet Gregory Fossey, l’un des fondateurs de la chaîne. Nous pensons que pour que le monde aille mieux, il faut que les gens se sentent mieux et nous sommes convaincus que le yoga peut y contribuer. Dans notre structure, tout est fait pour limiter au maximum les contraintes, toutes ces petites choses qui pourraient vous servir d’excuses pour ne pas vous y mettre. Nous ne ciblons pas les yogis convaincus mais plutôt les 97% de la population qui hésitent. Un peu comme le bio l’a fait ces dernières années, pour convaincre, nous nous devons d’être un tout petit peu séduisants. » Et cela passe par des lieux « clean », lumineux, un choix large de cours pour différents niveaux, à toutes heures, facilement réservés en ligne en un clic avec une flexibilité d’annulation, sans frais. A ce jour, Yoga Room compte déjà 7 000 membres actifs que la marque entend contenter avec une offre hybride de cours physiques et virtuels, une fois que se sera opéré le déconfinement que l’on espère cette fois définitif. Tout dans ce modèle est mis en place pour encourager l’adhérent à pratiquer au moins trois fois par semaine et à s’engager dans une démarche transformative qui pourra dépasser le cadre du studio.
Une génération engagée
« Il est difficile à ce jour de mesurer l’impact qu’aura, à terme, le virtuel sur la pratique, note Philippe Geenens, membre du comité pédagogique de la FBHY, docteur en philosophie de Paris-Sorbonne, sanskritiste et professeur de yoga. Cela a certainement permis à beaucoup de gens d’essayer quelque chose de nouveau mais si l’on veut être crédible et honnête, il faut admettre que le yoga doit se passer en présentiel car c’est par essence une qualité de présence à ce qui est. Son propre corps, le fait de poser les pieds sur un tapis, d’avoir en face de soi un professeur. C’est être en présence avant tout de soi-même grâce à la médiation de l’autre. » L’enseignant, qui a lui-même découvert le yoga pendant la vague post hippies, a aussi été le témoin de l’effet de balancier qui a suivi. « C’est un peu comme si une génération s’en était détournée, détaille-t-il. Celle frappée par la crise des années 90, convaincue qu’il fallait à tout prix se battre pour réussir plutôt que continuer à croire dans les principes de non-violence qui lui semblaient naïfs. Aujourd’hui, la moyenne d’âge se rajeunit. Les 25-35 ans qui débarquent dans les studios ont les pieds sur terre – ce ne sont plus de doux rêveurs prêts à partir pour Katmandou dans le Magic Bus – mais en même temps, ils sont en quête d’élévation et d’idéal. Ce sont eux qui construiront les bases de ce fameux monde d’après. On ne pourra pas faire comme si tout ce qui s’est passé cette année n’avait jamais eu lieu. Il faudra se poser des questions sur notre relation aux autres, notre rapport à l’efficience productrice de biens économiques et autres. Certains voudront y mettre un peu d’âme, sortir de la pure rationalité. »
Les 25-35 ans ont les pieds sur terre, mais sont aussi en quête d’élévation et d’idéal.
Avec parfois le risque de voir le yoga brandi comme solution ultime à tous les problèmes de notre société. Dans les entreprises, comme dans les hôpitaux, les prisons, les écoles défavorisées, les expériences pilotes se multiplient. Avec à la clé d’indéniables bienfaits qui feraient presque oublier que ce n’est pas en offrant une séance de méditation aux infirmières, aux employés au bord du burn out ou aux détenus désocialisés que l’on s’attaquera vraiment au fond des problèmes. « C’est hélas une manière de mettre la poussière sous le tapis même si ces initiatives sont bien sûr honorables, s’inquiète Marie Kock. C’est aussi occulter, parce que ce n’est pas vendeur, que le yoga c’est le travail de toute une vie, un investissement physique, mental et intellectuel sans fin si l’on veut comprendre les textes et les mantras. » Et tenter d’approcher ce que tous semblent aujourd’hui rechercher. Une certaine forme de sérénité.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici