L’itinéraire olfactif du « nez » de Dior

"Je suis devenu parfumeur presque naturellement" © Oskar pour parfums christian dior
Isabelle Willot

Pendant les vacances, Le Vif Weekend revient sur un été marquant de la vie d’une personnalité. Cette semaine, François Demachy, parfumeur-créateur Dior passé par d’autres maisons prestigieuses, se souvient du sillage entêtant du ciste brûlé par un violent feu de forêt.

Dans son bureau parisien de la rue de Téhéran, François Demachy avait accroché une image de la Méditerranée. Une manière comme une autre de ne jamais perdre de vue l’objectif. D’ailleurs, il l’a annoncé d’emblée lorsque Bernard Arnault, l’homme à la tête du groupe LVMH, aujourd’hui première fortune de France, lui a proposé en 2006 de prendre la direction créative des parfums Christian Dior.  » J’ai toujours su qu’un jour, je reviendrais à Grasse « , lâche-t-il, avec au coin des yeux le sourire malicieux de celui qui a réussi son coup. C’est, de fait, en plein coeur de la sous-préfecture du département des Alpes maritimes, dans une vieille bastide connue sous le nom des Fontaines Parfumées, qu’il a aujourd’hui installé son laboratoire. Un terrain de jeu qu’il partage avec son frère d’armes, Jacques Cavallier-Belletrud, un autre enfant du pays devenu maître parfumeur de la maison Louis Vuitton. Faudrait-il être né Grassois pour devenir  » nez  » ? Avoir baigné presque inconsciemment dans les effluves de distillats pour parvenir à composer, notes après notes, le plus immatériel des produits de luxe ? Il n’est pas le seul à entretenir la légende. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que la mémoire de François Demachy est pétrie d’odeurs en tous genres, ces marqueurs de souvenirs impalpables qui nourrissent sa création. Démonstration.

Si vous deviez pointer un été qui vous a marqué, ce serait…

L'odeur inspiratrice du ciste brûlé.
L’odeur inspiratrice du ciste brûlé.© istock

Celui de mes 30 ans. J’étais en vacances en Sardaigne et comme souvent l’été, il y a eu un violent incendie dans le maquis, près de l’endroit où nous logions. C’était rempli de ciste et ce bois brûle extrêmement bien parce qu’il est chargé en gomme. Le feu a pris de l’ampleur, nous avons bien sûr été évacués mais l’odeur du ciste en flammes m’avait intrigué. J’ai eu l’idée de l’utiliser dans la composition du parfum Antaeus sur lequel je travaillais alors pour la maison Chanel avec Jacques Polge. Cette note brûlée – en parfumerie, on préfère d’ailleurs dire  » pyrogénée  » -, j’ai réussi à la reconstituer en distillant du ciste à très haute température.

D’un point de vue olfactif, qu’est-ce qui évoque pour vous la saison estivale ?

L’odeur des pins sylvestres que l’on rencontre sur le bord de mer. Elle est à la fois chaude à cause du soleil qui tape dessus, légèrement verte et en même temps assez  » collante « . Pour se souvenir d’un parfum, il faut le mettre en relation avec son environnement, le cerveau le fait automatiquement. L’été, nos sens sont aussi plus en alerte, même en vacances : les journées sont plus longues, la lumière plus vive, nous fonctionnons encore et toujours avec de vieux réflexes animaux. Tous ces stimuli sont très inspirants.

Pourriez-vous décrire une soirée d’été parfaite ?

Il y aurait un peu de monde, mais pas trop. Nous serions à proximité de la mer, et j’insiste pas de l’eau, de la mer, parce que ce n’est pas la même chose. Il n’y aurait pas nécessairement de musique, d’ailleurs. J’aime la sérénité qui accompagne la fin de la journée, ce moment où après avoir eu très chaud, on se laisse emporter par la quiétude. L’instant où les grands fauves vont s’abreuver, comme on dit…

Pour se souvenir d’un parfum, il faut le mettre en relation avec son environnement.

Quel est votre premier souvenir parfumé ?

Les parfums de ma mère. Elle en avait deux, ça fait rire aujourd’hui quand je raconte cette histoire mais c’est tout à fait vrai : elle portait N°5 de Chanel pour sortir le soir et Miss Dior pendant la journée. Peut-être qu’inconsciemment, c’est ce qui m’a amené dans ces deux grandes maisons.

Devenir nez, c’est un destin tout tracé lorsque l’on a grandi à Grasse ?

Pour certains peut-être, mais pour moi, pas du tout ! Mon père, qui était pharmacien, me destinait – parce que c’était ainsi que cela se passait alors – au mieux à une carrière médicale, au pire paramédicale, si j’échouais en médecine… ce que j’ai fait dans les grandes largeurs ! Comme j’étais plutôt habile de mes mains, je voulais me lancer dans la dentisterie. Nous étions au début des années 70, l’époque où la jeunesse française contestait toute forme d’autorité, surtout parentale mais pas que, et j’avais décidé de me débrouiller seul. Pour financer mes études, je suis entré chez Charabot, une usine de distillation qui existe d’ailleurs toujours aujourd’hui.

Du job d’étudiant au métier de parfumeur-créateur, il y a quand même de la marge. Comment avez-vous franchi les étapes ?

Dans l’usine, on me laissait toucher aux outils et aux appareils, j’avais l’impression de mettre en pratique, grandeur nature, les cours théoriques de chimie que je suivais à l’école de dentisterie. Et là, ça se passait plutôt bien, alors que dans mes études, pas du tout ! Lorsque l’on m’a proposé de suivre un apprentissage de deux ans pour faire face à la demande dans un secteur en pleine expansion, je n’ai pas hésité. C’était une formation très pratique : en clair, on devenait le grouillot du parfumeur auquel on était affecté, on faisait toutes les petites tâches dont il n’avait pas envie de se charger. A Grasse, nous étions confrontés presque sans le vouloir à cette industrie : les champs de fleurs étaient partout et beaucoup plus nombreux qu’aujourd’hui. Les usines de parfums se trouvaient au coeur de la ville, les odeurs de distillats imprégnaient l’air, je me souviens de celle de la mousse de chêne. Je suis devenu parfumeur presque naturellement, finalement… mais parce que j’avais raté le reste !

« Même si la rose de Grasse n’est pas dominante dans un parfum, sa seule présence fait la différence. »© Parfums christian dior

Quel a été le premier boulot que l’on vous ait confié dans ce secteur ?

Concevoir un arôme destiné au fourrage des bovins, pour augmenter leur appétence. Je n’y connaissais rien, bien sûr, j’ai fait des recherches et j’ai appris que les vaches étaient friandes de réglisse. J’ai donc travaillé ces notes-là. Ensuite, le premier  » vrai  » parfum que j’ai signé, c’était Diva, pour Emanuel Ungaro.

Comment décririez-vous votre job ?

Ce qui compte avant tout, c’est la curiosité. Les parfumeurs sont des interprètes. Le langage olfactif, tout le monde le comprend mais peu de gens savent le parler. Notre métier, c’est de transcrire en sensations tous les stimuli que nous pouvons ressentir – pas rien qu’en respirant d’ailleurs, l’inspiration peut venir d’une rencontre, d’une oeuvre d’art, d’un paysage, d’un morceau de musique…

Chaque année, de plus en plus de nouveautés sont mises sur le marché. En quoi cette concurrence effrénée a-t-elle modifié votre manière de travailler ?

Il faut en effet réussir à se distinguer mais la difficulté provient surtout du fait qu’aujourd’hui, tout est parfumé, même ce qui ne devrait pas l’être. Nous nous exposons constamment à des molécules extrêmement puissantes, surtout lorsqu’elles baignent dans des milieux aussi hostiles que les détergents. Ces contacts permanents avec des substances actives sont responsables des allergies qui ont amené à l’instauration de réglementations de plus en plus sévères, quant à l’usage de certaines matières premières notamment. Cela touche également l’industrie alimentaire où les arômes sont surparfumés. Parce que l’on s’habitue à ce surdosage, il faut toujours en mettre plus. Cette surenchère risque de tuer le parfum petit à petit…

Le langage olfactif, tout le monde le comprend mais peu de gens savent le parler.

En quoi est-ce important pour une maison comme Dior de sourcer ses matières premières ?

Tout simplement parce que mon métier sera plus facile si j’ai à ma disposition de bons ingrédients. Je dédiais déjà une part conséquente de mon temps à ce sourçage chez Chanel, où je suis resté trente ans. Il en est de même pour Dior. Au-delà de la qualité des matières premières, c’est leur pérennité qu’il faut garantir. Je connais certains de nos fournisseurs depuis plus de quatre décennies. Comme nos parfums ne marchent pas trop mal, nous avons pu tisser de nouveaux liens avec de jeunes productrices de fleurs, Carole Biancalana et Armelle Janoby. Ce sont des passionnées, elles sont engagées corps et âme dans cette aventure et font preuve d’un courage incroyable. Car cultiver des fleurs d’exception relève du sacerdoce.

Il existerait donc une vraie spécificité du terroir grassois ?

Tout à fait ! Aucune ville au monde n’est dédiée comme Grasse aux fleurs et aux parfums. Pourtant, malgré les contrats d’exclusivité qui nous lient à des producteurs, nous ne pouvons pas nous fournir uniquement ici car les quantités disponibles ne seront jamais suffisantes pour couvrir les besoins d’une marque comme Dior. Même si la rose ou le jasmin de Grasse ne sont pas dominants dans un parfum, leur seule présence fait la différence et donne à nos fragrances une signature unique.

Lorsque vous avez accepté, il y a onze ans, de rejoindre le groupe LVMH et de devenir parfumeur-créateur de la maison Dior, quelle vision aviez-vous de son patrimoine parfum ?

Ce qui m’a décidé, outre le fait que cela fait toujours plaisir d’être sollicité, c’est que Christian Dior a lancé sa première fragrance Miss Dior en même temps que sa première collection. Il accordait autant d’importance au parfum qu’à ses robes. Cette philosophie s’était peut-être un peu diluée au fil du temps mais la volonté de Bernard Arnault, lorsqu’il m’a fait venir en 2006, était de remettre les choses en place. Tout cela prend du temps. J’ai pu m’appuyer sur un catalogue qui renfermait des pépites auxquelles il ne fallait surtout pas toucher, hormis dans le cas précis du remplacement d’une matière première, la mousse de chêne par exemple, pour des raisons de réglementation. Il est inutile de chercher à dépoussiérer un jus si vous ne faites pas mieux. Inutile par exemple de toucher à L’Eau Sauvage : c’est du Mozart ! Chaque note est à sa place. Même chose pour Diorissimo, que l’on doit d’ailleurs au même parfumeur, Edmond Roudnitska.

Comment se passe une journée au labo?

Les matières premières de François Demachy.
Les matières premières de François Demachy.© Parfums Christian Dior

Je suis un homme de rituels. Le matin, je sens toujours les essais de la veille en les comparant aux précédents, afin de vérifier que nous allons bien dans la bonne direction, ce qui n’est pas systématique. Entre l’idée que l’on a dans la tête et sa concrétisation, il peut y avoir un écart et c’est cet écart, justement, que nous tentons de réduire à chaque étape de la création. Je réserve mes choix les plus pointus à la fin de matinée car lorsque l’on a faim, l’acuité olfactive est plus aiguisée. C’est un bon truc à retenir : évitez de choisir votre parfum après le déjeuner lorsque vous êtes repu !

Quel serait le pire des écueils pour un parfumeur ?

Croire qu’il sait. Sans vérifier. Avec le temps, certaines notes deviennent réflexes, vous les sentez et vous les reconnaissez sans hésiter. Pourtant, les perceptions changent parce que vous évoluez, votre environnement aussi. C’est pour cette raison que, régulièrement, je demande à mon assistante de me tester à l’aveugle. C’est comme faire ses gammes : il m’arrive de me laisser surprendre par des odeurs que je pense connaître. J’appelle cela un  » reset « , il est important de prendre le temps de régulièrement s’octroyer une mise à niveau.

5 jus-cultes d’un parfumeur star

Diva d’Emanuel Ungaro (1983 – avec Jacques Polge).

Le bouquet floral épicé de ce chypré, un brin vintage, traite la rose en majesté.

Egoïste de Chanel (1987 – avec Jacques Polge).

La cannelle crée la surprise en conférant un accent oriental à ce parfum boisé qui reste l’un des incontournables parmi les masculins.

Colonia Leather d’Acqua di Parma (2014).

A la fraîcheur hespéridée de la Cologne, répondent les accents sensuels du cuir, cet autre ingrédient phare de la parfumerie.

Sauvage de Dior (2015).

Pour accompagner le pétillant de la bergamote de Calabre, des notes à la fois marines et ambrées rappelant l’odeur du bois flotté blanchi au soleil.

La Colle Noire (2016).

Dernier-né de la Collection Privée lancée par François Demachy, une variation solaire autour du thème de la rose de mai.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content