Faut-il exceller pour être heureux ?

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Nathalie Le Blanc Journaliste

Ce qui vaut la peine d’être fait vaut la peine d’être bien fait, dit le proverbe. Mais à partir de quand est-ce suffisamment bon ? Bonne nouvelle, pas besoin de se mettre la pression, car beaucoup de nos activités sont bonnes pour le corps et l’esprit, simplement parce que nous aimons les pratiquer et qu’elles nous mettent au défi. Nul besoin donc d’être un champion pour en tirer profit.

L’un des hommages les plus incongrus qu’a reçu Angela Merkel lors de son départ est le portrait que le ministre de la santé flamand, Wouter Beke a peint d’elle. Ce n’était pas génial, mais Beke ne semblait pas s’en soucier. Il a raconté qu’il avait emporté du matériel de peinture chez sa mère et son beau-père lors de déménagements, et qu’il avait commencé à peindre pendant la pandémie pour se détendre. Il est clair qu’il n’est pas un maître dans le domaine, et le ministre flamand a fait l’objet de quelques moqueries. Lui-même ne semble pas en perdre le sommeil ; il a même proposé de vendre l’oeuvre pour les bonnes oeuvres. « La peinture est relaxante », dit-il, « et c’est tout ce qu’elle devrait être. Exceller, qui s’en soucie » ?

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« Nous sommes des homo ludens, des gens qui jouent », déclare le professeur de psychologie Wim Van den Broeck de la VUB. Nous sommes curieux, nous voulons savoir comment les choses fonctionnent et nous explorons spontanément. Nous le faisons aussi parce que nous voulons contrôler notre environnement et cela est, dans une certaine mesure, rendu possible grâce à nos connaissances et à nos compétences. C’est inné, on le voit déjà chez les bébés. Cette curiosité est l’un de nos besoins primaires, et tout être humain peut s’intéresser à presque tout. Ce qui vous intéresse dépend généralement de vos talents, mais aussi de votre environnement et de ce que vous rencontrez au cours de votre développement. Mais finalement, le mécanisme derrière est assez simple : nous faisons quelque chose, cela a un effet d’une manière ou d’une autre, et nous en sommes satisfaits. Ce qui est le résultat de notre jeu ou de notre activité n’est généralement pas ce qui compte, c’est le jeu ou l’activité elle-même qui importe.

Faut-il exceller pour être heureux ?
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Si vous êtes à la plage, vous pouvez déjà être heureux simplement en faisant glisser le sable à travers vos doigts. Nul besoin de construire nécessairement un immense château de sable. Bien sûr, d’autres aspects jouent également un rôle lorsque nous commençons à faire quelque chose. Prenez la musique, par exemple. Le simple fait de l’écouter est déjà agréable. Cependant le fait de la jouer procure un autre type de satisfaction, surtout si des gens l’écoutent et que votre musique vous apporte applaudissements, reconnaissance ou même de l’argent. Mais à la base de tant de choses que nous faisons, ce n’est pas tant le désir de réussir, d’être le premier ou le meilleur, qui nous pousse, mais l’activité elle-même. Une telle motivation intrinsèque procure une satisfaction plus grande et durable. Si celle-ci disparaît, on peut ressentir un véritable manque ».

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Van den Broeck sait de quoi il parle. Il est ainsi un joueur d’échecs enthousiastes, mais il sait qu’il n’a pas un niveau de dingue. « J’aime vraiment ça, ça me fascine et bien sûr, je commence chaque match avec l’idée que je veux gagner. Bien sûr, il m’arrive d’être frustré, surtout si je m’aperçois que j’ai fait une erreur stupide, mais je peux tirer un réel bonheur d’un match passionnant. C’est cela mon véritable objectif : jouer un bon match et pas forcément de gagner ».

Des vacances du quotidien

Il y a des centaines de raisons pour lesquelles nous faisons les choses que nous faisons. Un bref tour de table non scientifique permet de répondre par un « bien sûr que non » à la question de savoir si l’on doit exceller dans ce que l’on fait pour être heureux. La plupart des personnes interrogées se décrivent volontiers comme « correctes » sur le plan professionnel, et encore sont encore plus modérées en ce qui concerne leurs loisirs. Pas une seule fois l’excellence n’est apparue comme la première réponse. Karl (54 ans) admet qu’il est l’un des pires joueurs de tennis de son club, mais que lui et trois autres mauvais membres du club s’amusent beaucoup lors de leur match hebdomadaire. Kaatje (38 ans) ne joue pas très bien du piano, mais la concentration qu’il demande est la meilleure relaxation qu’elle connaisse, alors elle s’y adonne quelques fois par semaine. Mais elle le fait sur un clavier électronique avec des écouteurs pour que personne ne soit dérangé. « Ce qui me plait aussi beaucoup, c’est que je continue à apprendre des choses après toutes ces années. Une nouvelle partition, c’est comme si on repartait à zéro à chaque fois, ce qui rend les choses passionnantes.

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Selon son professeur, Marie (24 ans) est la meilleure de son cours de photographie et elle en est fière. Je suis très heureuse lorsque je reçois les meilleures notes ou des compliments, mais je suis bien loin de quelqu’un comme Vanfleteren. Hein (42 ans) court lui régulièrement des semi-marathons et même des marathons complets et le fait dans des temps très acceptables. Mais je ne cours pas pour être plus rapide que les autres. Je veux faire des progrès et être plus rapide que la dernière fois. Steven (53 ans) court lui aussi, mais ne fait jamais de courses. Il préfère courir dans la nature parce qu’elle est simplement belle. « Je cours souvent le matin, parfois dans l’obscurité, et pour quelqu’un de mon âge, c’est en fait assez lent. Mais ce qui compte pour moi, c’est d’en profiter. J’aime la belle lumière sur l’Escaut, les oiseaux dans les arbres, le craquement des arbres et les grenouilles sur le chemin. Sa femme Kathleen (50 ans) lit tout ce qu’il y a à lire sur Jane Austen. Nous avons même voyagé dans les endroits où elle a vécu. Ces connaissances sont inutiles dans mon travail de comptable, mais j’aime l’idée qu’il existe un sujet sur lequel j’ai une connaissance incroyable. Et Jane est aussi juste très drôle. Nathalie (52 ans) fait de la couture. Non pas parce qu’elle aspire à une carrière de couturier, mais parce que la complexité de l’assemblage d’un manteau d’hiver, par exemple, exige une telle concentration qu’elle en devient relaxante. Ces quelques heures devant ma machine à coudre sont comme des vacances, on s’évade du quotidien. Le fait qu’à la fin de la journée, un manteau soit accroché au portemanteau est un plus agréable.

Il s’avère que deux personnes qui pratiquent le même sport le font souvent avec des motivations différentes. « J’aime l’excitation et la vitesse », dit Eline (41 ans), « alors quand nous allons skier, je suis toujours la plus rapide à redescendre. Ça n’en a pas l’air, mais je vais vite et j’aime ça. Mon mari prend beaucoup plus de temps, il aime pratiquer sa technique et faire des virages parfaits. Le plus drôle, c’est que deux de nos enfants lui ressemblent, mais ma fille aînée tient plus de moi. C’est pratique, comme ça j’ai aussi quelqu’un avec qui skier.

Que ce soit la poterie, le ski, la lecture, l’apprentissage d’une langue, la cuisine ou le vélo, nous aimons faire des choses un peu complexes ou imprévisibles, des choses qui nous intéressent même si nous les avons faites des centaines de fois. Et même si une chose est fatigante, ou demande beaucoup de concentration et donc beaucoup d’efforts, elle reste relaxante, car ce sont des choses que vous ne faites pas dans votre vie « normale » ou professionnelle.

Compétitif ou perfectionniste ?

« Notre motivation diffère grandement en fonction de notre personnalité », explique encore Van den Broeck. Les personnes qui sont compétitives aiment naturellement se surpasser. Nous aimons tous nous mesurer aux autres de temps en temps, et cela est également ancré dans de nombreuses activités. Dans de nombreux sports, par exemple, on observe une division en différentes catégories, de sorte que chacun joue contre des personnes de même niveau. Cela rend les choses un peu plus justes. Certaines personnes ont un objectif clair en tête et sont motivées par cet objectif. Dans le perfectionnisme, vous n’êtes pas en compétition avec les autres, mais avec vous-même. Les enfants trouvent parfois difficile de ne pas pouvoir faire quelque chose correctement dès le départ, mais ils apprennent à gérer cette frustration en grandissant. Cependant, votre personnalité joue également un rôle à cet égard, et certaines personnes continuent d’avoir des difficultés avec les choses pour lesquelles elles ne sont pas douées.

Le perfectionnisme peut avoir deux effets. Soit vous voulez tout faire si bien que vous essayez très fort, que vous travaillez dur et que vous allez donc loin. Ou bien vous trouvez le fait que quelque chose ne fonctionne pas aussi bien que vous le souhaiteriez tellement désagréable que vous abandonnez. Ceux qui sont poussés par une motivation intrinsèque sont souvent moins gênés par ces choses. Ceux qui aiment faire quelque chose, juste pour le plaisir de le faire, et non pour le succès ou l’objectif final, sont généralement simplement heureux qu’il y arrive aussi bien ou un peu mieux que la dernière fois, ou encore qu’ils aient tout simplement appris quelque chose. Il s’agit également d’un principe pédagogique important : chaque petit gain est un succès. C’est pourquoi la motivation intrinsèque fonctionne le mieux. Ainsi, vous faites quelque chose pour le plaisir de le faire, et non pour celui des autres, ou pour être productif ou pour atteindre un objectif.

Un bel exemple est le monde universitaire, dit M. Van den Broeck, où, pour lui, la motivation n’est plus ce qu’elle était. « Le succès y est aujourd’hui défini comme le fait de publier beaucoup, de rapporter beaucoup d’argent, de concourir et d’acquérir beaucoup de prestige, alors qu’il devrait plutôt s’agir du plaisir de démêler du vrai du faux et de transmettre le savoir. Avec, souvent, de plus mauvais travaux scientifiques à la clé. Tout ça pour dire que la définition de l’excellence est cruciale non seulement dans les loisirs, mais aussi dans les affaires, dans la pédagogie et dans l’éducation ».

À l’autre bout du spectre, on trouve par exemple les skateurs. Le professeur de psychologie Andrie Buckareff, dans un article pour Psyche, les compare au mythe Sysiphus, qui devait sans cesse pousser une pierre pour recommencer chaque jour. Les skateurs font certaines figures cent, deux cents, trois cents fois, et seules quelques-unes d’entre elles sont réussies. Pourtant, ils persévèrent, s’exerçant sans cesse. « Vous pourriez vous demander si l’exercice est inutile », écrit Buckareff, « mais il ne l’est pas. Par la pratique, un patineur apprend la persévérance et la façon de gérer la frustration, le fonctionnement d’un espace et même la créativité’. Il s’agit également d’une activité sociale, pratiquée au sein d’une communauté, affirme le psychologue, ce qui peut aussi être une motivation pour pratiquer sans cesse les mêmes tours. Vous le faites ensemble. »

« Doit-on nécessairement exceller pour être heureux ? Tout dépend de la façon dont on définit l’excellence ou le succès », dit M. Van den Broeck. La satisfaction que nous tirons de ce que nous faisons est importante pour notre bien-être mental, tout comme la satisfaction de notre curiosité. Et dans cette optique la motivation intrinsèque qui a poussé Wouter Beke à réaliser son tableau de Merkel est parfaite. Bien joué, Monsieur le Ministre, je vous félicite ! « 

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