Pourquoi les séries nous rendent intelligents

" La série est le seul objet culturel pop, c'est-à-dire partagé par tous les milieux ", à l'instar de Game of Thrones. © dr

Une théorie vient apaiser notre culpabilité lorsqu’on se retrouve au lit, un soir de plus, devant un écran plutôt qu’un roman. Selon le philosophe Philippe Nassif, Mad Men, Urgences et consorts nous apporteraient plus qu’un simple divertissement.

On connaissait le binge watching, qui consiste à dévorer en un week-end une saison entière. Voici le speed watching, ou le fait de regarder une série en accéléré pour en connaître plus vite le dénouement. Au vu de telles pratiques, on pourrait défendre l’idée qu’on tient là la première drogue dure immatérielle de notre siècle. Des produits extrêmement addictifs, portés par la technologie hypnotique de l’écran et conçus pour nous faire perdre notre temps au lieu de nous adonner à des activités culturelles plus nobles. Mais, selon Philippe Nassif, philosophe et spécialiste de la pop culture – il a signé notamment Pop philosophie, avec Mehdi Belhaj Kacem (Denoël) -, ce point de vue ne rendrait pas justice à notre expérience de téléspectateur. D’après la thèse qu’il a développée dans une conférence à la School of Life, à Paris, intitulée  » Les séries nous rendent-elles meilleurs ? « , loin d’être un divertissement chronophage, elles seraient un parfait entraînement pour entretenir son estime de soi et pour évoluer en étant un peu plus proche de son désir.

Votre propos va en déculpabiliser plus d’un… Quelles sont selon vous les vertus particulières des séries ?

Il faut tout d’abord souligner qu’elles constituent aujourd’hui le seul objet culturel véritablement  » pop « , c’est-à-dire partagé par tous les milieux sociaux, toutes les générations. On y trouve une énergie, un écho grand public que l’on ne voit nulle part ailleurs. On peut en parler avec sa mère, son voisin de bureau, une personne croisée au café. Peu de films, de livres ou de musiques réussissent à rassembler la société entière, à capter l’esprit du temps, comme ces programmes le font. Et il n’est pas étonnant que se multiplient des livres de philosophes s’appuyant sur Game of Thrones, Six Feet Under ou Lost, pour dire l’époque.

Elles semblent captiver davantage que les films. Pourquoi un tel engouement ?

L’âge d’or des séries, tel qu’on le connaît, correspond à l’avènement des chaînes de télévision payantes à la fin des années 90, qui, bénéficiant du financement des abonnés, ont pu élaborer des produits ambitieux, sans l’impératif de s’adresser au plus grand nombre. Cette qualité de production a attiré de très bons scénaristes, acteurs et réalisateurs, à un moment où Hollywood était moins créatif. C’est ainsi que sont nés des projets exigeants et originaux comme Les Sopranos ou Six Feet Under. Par ailleurs, si les séries s’appuient comme le cinéma sur cette matière universelle du récit, ce qui fait leur puissance est qu’elles se déploient sur un temps long, en se donnant l’espace de développer une multiplicité de personnages, tous très fouillés, quand le cinéma se concentre sur une intrigue portée par un héros. C’est cette polyphonie qui caractérise les séries, et qui les rend passionnantes.

Vous parlez de notre rapport  » éthique  » avec les séries. De quoi s’agit-il ?

Je considère, et je ne suis pas le seul, que si nous leur consacrons autant d’attention et de temps, c’est qu’elles nous offrent une respiration morale par rapport au discours dominant. Dans notre société de la performance, nous sommes incités à ne jamais avouer nos faiblesses, à vivre dans un autocontrôle permanent ; à nier nos défaillances et nos fragilités pour afficher le profil conquérant de cette superwoman ou de ce supermec qu’on devrait tous être. Les séries télé, au contraire, mettent en scène des antihéros rarement sympathiques : plutôt égoïstes, velléitaires, incohérents, volontiers paumés. Et pourtant, ils nous intéressent !

Qu’est-ce qui nous séduit chez eux ?

Malgré leurs défauts, ils sont animés par un désir plus ou moins avoué de mener une vie un peu plus juste. C’est cette aventure de soi que l’on suit, et qui peut, en miroir, nourrir une réflexion sur notre propre existence. Car nous partageons avec ces personnages de fiction une aspiration  » perfectionniste « , pour reprendre le concept développé par le grand philosophe américain Stanley Cavell. Lui a élaboré sa pensée en méditant sur le plaisir infini qu’il avait à aller au cinéma, jeune homme, dans les années 40, en plein âge d’or de Hollywood. Dans son livre Le cinéma nous rend-il meilleur ?, il fait le constat que les grands films sont des lieux d’éducation pour les adultes. Devant un long-métrage ou une série, nous pouvons continuer à grandir, c’est-à-dire changer, nous perfectionner moralement, devenir meilleur.

Meilleur en quel sens ?

Au sens prêté par le philosophe Ralph Waldo Emerson (1803-1882), reconnu comme le fondateur de la pensée américaine, du moins de son côté éclairé. En appelant, dans les années 1830, au  » non-conformisme « , il engage ses contemporains à devenir qui ils sont véritablement. Dans son essai La Confiance en soi, il constate qu’il ne s’agit plus, pour l’homme moderne, de se rapporter à des valeurs communes et instituées, comme le Bien, le Vrai, le Juste, suspendues dans le ciel des religions ou des idées. Son voyage vers son  » moi réalisable, mais non réalisé  » n’est plus vertical, mais horizontal et en zigzag. Il n’y a plus de modèle à imiter, mais une singularité à se forger. Emerson prend acte de l’avènement d’un nouveau temps démocratique et individualiste : les traditions, les valeurs religieuses, ces autorités morales structurantes jusque-là, s’effacent. Au contraire de nos ancêtres, qui vivaient dans des sociétés closes et ritualisées, nous n’avons plus de place prédéterminée par nos origines familiales et sociales. L’enjeu de chaque individu est de construire lui-même sa place dans la société.

Par quels moyens trouve-t-on sa place ?

Selon Emerson, en s’arrachant à la langue anonyme du conformisme pour inventer son propre chemin et développer sa personnalité. J’aime beaucoup cette réflexion d’un personnage de Westworld, la nouvelle grande série hollywoodienne. A un scénariste cynique qui se flatte de créer des histoires où les gens vont rencontrer  » la personne qu’ils préfèrent, eux-mêmes « , le boss répond :  » Non, les gens savent très bien qui ils sont… Ce qu’ils veulent, c’est entrapercevoir ce qu’ils pourraient devenir.  » On ne regarde pas une série pour s’identifier à des personnages, mais pour suivre des gens qui affrontent des problèmes existentiels, sont tout à fait perdus, tentés par une vie conformiste, et qui, à la faveur des rencontres et des événements, vont s’efforcer de se rendre un peu plus intelligibles à eux-mêmes et aux autres, et ainsi mieux s’accorder à leurs désirs profonds.

Mais comment passe-t-on d’un état au suivant ?

En nous reliant aux autres. Dans le pilote de Mad Men – où l’on croise un bon docteur nommé Emerson -, une scène clé condense la pensée de Cavell. Notre antihéros, le publicitaire Don Draper, explique fièrement à une cliente, Rachel Menken, que l’amour n’existe pas, que nous sommes toujours seuls et que ce savoir le rend libre. Et Menken lui répond :  » Je n’avais jamais pris conscience jusque-là qu’il était aussi difficile d’être un homme… Je sais très bien ce que ça fait de sentir qu’on n’est pas à sa place, coupé des autres. Je sais ce que c’est que de voir le monde de l’extérieur alors que tous les autres vivent dedans. Et j’ai l’impression que vous le savez aussi.  » Cette parole jette Draper dans un désarroi qui va raviver en lui le désir d’une existence plus sensée, moins isolée. Ce sentiment de solitude, très fort chez les héros de série, fait écho à celui du spectateur… En effet, et c’est précisément ce dont parle Cavell : le cinéma et les séries sont comme une réponse à notre expérience individualiste. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, nous pouvons nous demander :  » Pourquoi vivre à deux plutôt que seul ?  » Nous, modernes, vivons régulièrement ces moments douloureux où l’on se retrouve face à un groupe de gens, en ayant le sentiment qu’on ne va pas pouvoir avoir les mots pour se lier à eux, qu’on est condamné à sa solitude. Que nous sommes  » libres, abandonnés « , comme l’écrit Samuel Beckett. Face à l’écran, nous revivons ces moments-là de façon homéopathique,  » touchés, mais pas coulés « , note Cavell. D’une part, nous voyons s’animer des gens que nous ne pouvons pas rejoindre. D’autre part, nous voyons des antihéros qui, confrontés à la même difficulté à se relier, tentent de réduire cette séparation et, parfois, de façon miraculeuse, y parviennent en trouvant soudain l’attitude, la parole justes.

Ainsi se forge notre singularité ?

Oui, en faisant, en prenant des risques, en vivant et en nous rendant attentifs à notre expérience. Pour guider nos choix, disent Emerson et Cavell, il faut développer une attention au commun, au quotidien, à l' » inquiétante étrangeté de l’ordinaire  » : notre métier, nos activités familiales, ce qui est là devant nous. Et c’est ce qui est développé dans les séries. Que ce soit dans Urgences, Six Feet Under, Mad Men, The Wire, etc., on nous montre des gens qui s’appuient sur leur savoir-faire, leurs pratiques professionnelles – chirurgien, policier, conseiller politique, etc. – pour avancer dans la vie, en apprendre un peu plus sur eux-mêmes. Le génie de Desperate Housewives était de montrer, à travers l’histoire de ces quatre femmes au foyer, que personne ne sait s’y prendre avec le quotidien. Qu’il n’y a pas une qualité innée de mère au foyer : Lynette abandonne ses enfants sur le bord de la route, Susan rate systématiquement ses plats, Gabrielle, excédée, fait un croche-patte à son mari aveugle, et Bree est un monstre d’autocontrôle qui terrorise toute sa famille. Chacune va pourtant apprendre, patiemment, à s’arracher à sa bêtise, à ses routines, à l’idée qu’elle se fait d’elle-même, à son inattention à ses proches, pour s’inventer un chemin singulier. A la différence des films où le héros a un défi assez clair à relever, le destin des personnages de série reste très ouvert et souvent inattendu… Ce destin ouvert est au fondement de la philosophie des séries. Dans la saison 2 de Girls, un personnage un peu plus intello que les autres, Ray, a cette phrase typiquement emersonienne :  » Regarde à quel point tous ces gens sont désespérés : ils savent où ils vont.  » Savoir où l’on va nous rend absent à ce qu’est réellement la vie : du changement, du devenir, de l’inconnu. D’ailleurs, la différence entre une bonne et une mauvaise série, c’est sa capacité à faire évoluer ses personnages : lorsque, entre le premier et le dernier épisode, ils ne sont plus exactement les mêmes, qu’ils se sont découverts autres. L’esprit américain cultive cet optimisme confiant en notre capacité à changer moralement, là où les scénaristes français ont bien plus de mal à la mettre en scène. Les Revenants, par exemple, s’avérait décevant pour cette raison-là : les personnages n’évoluaient pas d’un iota malgré les événements déments – la résurrection des morts – auxquels ils étaient confrontés. C’est toujours à travers les rencontres que les personnages évoluent… Les grands moments dans les séries, en effet, c’est lorsque, tout à coup, notre antihéros a une conversation profonde, se confie à un autre, laisse échapper une parole sur lui-même et déplie ainsi les émotions qui l’habitent. C’est sur ces mots partagés qu’il va saisir ce qu’il est et, surtout, ce qu’il pourrait devenir. C’est Bubbles, dans The Wire, qui trouve au sein du cercle des narcotiques anonymes la parole qui le détache de son addiction aux drogues :  » On peut vivre dans la peine, à condition de laisser de la place pour autre chose…  » Nous sommes là au coeur de l’éthique contemporaine : plutôt que de nous enfermer dans nos certitudes, nos douleurs, nos limites, il nous appartient de ménager en nous une ouverture à la rencontre, à l’imprévu, à l’intelligence universelle de la vie d’où adviendra quelque chose de nouveau et de bon.

Les tendances au binge watching et au speed watching ne contredisent-elles pas cet apport positif des séries ?

Bien sûr. Une des vertus des séries est de montrer que passer d’un état du moi à un autre prend du temps. On répète les erreurs, on échoue, on réessaie. Il n’est pas étonnant d’ailleurs que cet âge d’or des séries ait débuté avec Les Soprano, en 1999 : un parrain de la mafia, figure de l’homme violent, pulsionnel et jouisseur, fait une dépression et entreprend une psychanalyse. Or tout le monde le sait, c’est une thérapie qui est longue ! Pour qu’une série joue son rôle éducatif, nous aide à grandir, il faut prendre le temps de dialoguer avec ses personnages, de tisser un lien avec eux, de méditer sur ce qui nous a touchés et, surtout, d’en parler avec d’autres. C’est à cette condition qu’une série peut enrichir notre expérience : en nous permettant de saisir un peu mieux ce qui nous importe, en affermissant la confiance en nos intuitions. Bref, il nous appartient de prendre soin des séries que nous regardons. D’être des amateurs, plutôt que des consommateurs !

PAR LAURE BENJAMIN

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