Psycho | Odeurs, couleurs, sons…: Comment tromper nos sens pour rendre notre vie plus agréable

"On pourrait aussi citer l'effet des couleurs sur le confort thermique, qui est déterminé en partie par ce que nous voyons, indépendamment de la température réelle. Une pièce aux tons chauds nous paraîtra automatiquement plus chaude, ce qui pourrait nous permettre de baisser un peu le thermostat." © iStock
Nathalie Le Blanc Journaliste

Des sportifs jouant de manière plus agressive lorsqu’ils sont habillés en noir ou le parfum des crèmes antirides qui contribue à leur effet… Nos sens collaborent plus qu’on ne le pense. Le professeur Charles Spence nous explique comment les tromper à notre avantage.

Le délicieux parfum dont Charles Spence rêvait pour son livre aurait coûté trop cher, son Sensehacking a donc dû se contenter d’une couverture à haut coefficient de caressabilité. Pour le professeur en psychologie expérimentale à Oxford, nos sens collaborent bien plus qu’on ne le pense généralement… Il a donc eu l’idée de compiler ses recherches et celles d’autres spécialistes dans ce domaine sous la forme d’astuces pour se rendre la vie plus simple ou plus agréable.

Le concept n’est du reste pas nouveau, souligne-t-il d’emblée. « Que vous soyez dans votre voiture, dans un magasin ou au boulot, ce piratage des sens est omniprésent, mais souvent à notre insu… Et il va être amené à se développer encore dans le futur, notamment dans le secteur de la santé mais aussi dans nos foyers. Il est très important de peaufiner notre environnement multisensoriel, car les personnes qui vivent en ville ou en milieu urbain passent aujourd’hui 95% de leur temps à l’intérieur, ce qui veut dire qu’elles manquent vraisemblablement non seulement de lumière naturelle, mais tout simplement de nature. Dans un milieu fermé, l’éventail des expériences sensorielles qui s’offrent à nous est en outre limité. Les entreprises de design et les fabricants de peintures ou de parfums s’intéressent depuis un moment déjà aux applications concrètes des connaissances scientifiques sur nos sens, mais j’ai aussi eu l’occasion de collaborer avec des firmes et des salles de sport qui voulaient optimiser les activités de leurs travailleurs ou de leurs clients. » Explications et exemples.

L’une des applications actuelles peut-être les plus surprenantes de ce piratage sensoriel, ce sont nos voitures…

En théorie, les designers et ingénieurs pourraient rendre l’habitacle parfaitement silencieux en l’isolant de tous les bruits extérieurs, y compris celui du moteur… Mais les clients, eux, veulent entendre où est passé leur argent. Dans les faits, le véhicule sera donc effectivement insonorisé, mais un certain nombre de sons seront ensuite réintroduits en concertation avec des experts en psycho-acoustique. Une partie du bruit de votre voiture est donc artificiel ; parfois, un modèle familial sera même doté d’un moteur ronflant pour donner une impression plus sportive! Et ce n’est pas tout. Comme l’achat d’une voiture représente une dépense conséquente, des marques comme VW ou Renault ont investi beaucoup de temps et d’argent dans la mise au point du bruit idéal pour le claquement des portières, qui peut être déterminant pour la vente. Idem pour le son que rend le tableau de bord lorsqu’on le tapote: alors que personne ne fait ce geste après l’achat, dans les showrooms, c’est presque un réflexe. Les ingénieurs sont donc très attentifs à la qualité du son produit. L’odeur d’une voiture neuve, elle, est un mélange de bois et de cuir, une combinaison qu’on ne trouve plus guère dans les modèles actuels et qui est donc plus que probablement artificielle. De nos jours, cette astuce est même utilisée pour accélérer la vente des voitures d’occasion. Enfin, si vous avez la chance de rouler en Bentley, vous aurez peut-être remarqué que les clignotants produisent un tic-tac qui n’est pas sans évoquer celui d’une ancienne pendulette. De quoi confirmer l’aura de tradition, de culture et de classe qui entoure la marque.

‘L’odeur d’une voiture neuve est un mélange de bois et de cuir, une combinaison qu’on ne trouve plus guère dans les modèles actuels et qui est donc plus que probablement artificielle.’

Le silence absolu n’est pas non plus le bienvenu dans nos séjours et cuisines…

En effet. Le bruit joue un rôle important dans la manière dont nous percevons les produits, et il est par exemple extrêmement difficile de convaincre les clients qu’un aspirateur silencieux fait vraiment son travail. Les recherches que j’ai réalisées avec mon équipe sur des machines à café ont même révélé que leur forme et leur volume peuvent avoir un impact sur le goût subjectif de votre petit noir! Nous sommes à l’aube d’une intégration des connaissances scientifiques dans ce domaine. Certaines firmes planchent aujourd’hui sur l’odeur des nouveaux téléviseurs: donnent-ils l’impression de sortir droit d’un entrepôt ou peuvent-ils donner d’emblée une sensation positive grâce au parfum de la boîte?

L’un de vos précédents ouvrages abordait surtout le thème de l’alimentation et de l’impact de nos sens sur les saveurs.

Cet exemple illustre particulièrement bien l’importance de la collaboration entre nos sens. En évoquant une certaine qualité, une table bien soignée avec une nappe en tissu et des couverts qui pèsent dans la main améliorent le goût des plats. Un fond de musique classique peut avoir le même effet. Il est toutefois capital que les informations en provenance des différents sens concordent. Des recherches ont démontré que le fait d’être exposés simultanément à une musique dynamique voire nerveuse et à un parfum relaxant engendre chez les acheteurs un sentiment de confusion. Ces messages contradictoires peuvent affecter les ventes, soit parce que les clients ne savent plus à quoi s’en tenir, soit parce que cet excès de stimuli est désagréable.

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© CLAIRE DETALLANTE

D’après vous, nos préférences sensorielles sont parfois liées à notre évolution.

Regardez la température de nos maisons. Jusqu’il y a cent ans, elle était difficile à réguler… Mais depuis l’avènement du chauffage central, on voit que les gens privilégient partout dans le monde une fourchette de températures comparable, qui va de 17 à 23°C environ. Que nous vivions en Alaska ou à Hawaii, nous avons gardé une préférence instinctive pour la température moyenne très douce du berceau de notre espèce, au centre du Kenya et de l’Ethiopie.

Vous affirmez que le piratage sensoriel pourrait aussi contribuer à un environnement plus sain et plus durable…

Prenez l’exemple des économies d’eau. On nous recommande de modérer notre consommation, mais prendre une douche à faible débit n’est pas très agréable. Pourquoi ne pas manipuler le bruit du robinet pour donner la sensation d’un flux abondant? On pourrait aussi citer l’effet des couleurs sur le confort thermique, qui est déterminé en partie par ce que nous voyons, indépendamment de la température réelle. Une pièce aux tons chauds nous paraîtra automatiquement plus chaude, ce qui pourrait nous permettre de baisser un peu le thermostat.

‘Pourquoi ne pas manipuler le bruit du robinet de douche pour donner la sensation d’un flux abondant et ainsi modérer notre consommation?’

Les spécialistes du design parlent beaucoup de l’importance des sens, mais leurs discours ont une fâcheuse tendance à rester lettre morte. Alors que les experts en marketing exploitent allègrement les odeurs, les textures et les saveurs pour booster les ventes, les créateurs sont loin de se donner autant de mal pour rendre notre cadre de vie ou de travail plus agréable.

Les recherches sur les sens se concentrent en effet surtout sur le domaine de la vente, probablement parce que c’est là que cela peut rapporter gros – vous connaissez sans doute la notion d’économie de l’expérience. Heureusement, ce champ commence à s’élargir. Je suis par exemple impliqué dans une étude sur les hôpitaux et le design multisensoriel, qui cherche à appliquer aux soins de santé des principes dont l’efficacité est bien établie dans le domaine de la vente. Limiter le bruit dans les chambres d’hôpital aide par exemple les patients à mieux dormir et à guérir plus vite. Les plantes, les couleurs ou des photos de nature aussi ont un effet salutaire. Des études ont même démontré qu’une grande photo de paysage suffit à compenser l’effet blouse blanche (comprenez le fait que la tension artérielle augmente lorsque la mesure est réalisée par un médecin). Agir sur les différents sens peut aussi améliorer le sommeil. Des applis spécialisées promettent déjà monts et merveilles et les réveils simulateurs d’aube ou les bains chauds avant le coucher comptent parmi les mesures recommandées de longue date aux mauvais dormeurs. Comme souvent, c’est au niveau financier que ça coince: en tant que scientifiques, nous devons apporter la preuve que les investissements que nous proposons rapportent un bénéfice de santé. Les études sont en cours, les mécanismes sous-jacents sont peu à peu mis au jour, mais les choses avancent très lentement. Le travail et la productivité aussi donnent lieu à un nombre croissant d’études, mais les nouvelles idées mettent du temps à s’imposer. Je ne veux insulter personne, mais les entreprises ne se soucient peut-être pas toutes du bien-être de leur personnel. C’est souvent surtout la productivité qui les intéresse et il est plus facile de démontrer un effet sur les ventes que des temps de récupération plus courts ou un bien-être accru. Il reste un large fossé entre ce que nous savons et ce que nous appliquons dans la pratique, sans compter que tout le monde ne lit malheureusement pas les comptes rendus académiques.

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Qu’en est-il des individus que nous sommes? Tout le monde ne lit sans doute pas vos recherches.

J’en ai bien peur. (rire) Prenez le toucher, l’un des sens que nous négligeons le plus malgré son importance pour notre bien-être émotionnel. Quand vous dites aux gens de prendre un animal de compagnie à caresser pour conjurer la solitude ou que vous leur proposez de garder sur leur bureau un morceau d’argile lisse ou d’écorce à manipuler dans les moments de stress, ils vous rient au nez. L’idée que le toucher ou l’odorat puissent avoir un tel impact est très éloignée de ce que nous pensons généralement. Si la Covid nous avait fait perdre la vue plutôt que « seulement » le goût et l’odorat, cela nous aurait semblé beaucoup plus dramatique. J’ai participé un jour à une expérience pour une marque de whisky, le Singleton Sensorium, où des clients étaient invités à déguster le produit dans une pièce sans cesse changeante pour leur prouver à quel point le goût est influencé par la température, les couleurs, les odeurs, etc. Quand ils font l’expérience par eux-mêmes, les gens vous croient… mais nous sommes tellement focalisés sur la vue que nous avons peine à imaginer que nos autres sens nous affectent autant ou même plus. Et faute de comprendre, cela semble bizarre d’y consacrer de l’argent, comme si c’était un luxe extravagant.

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Qu’il soit question de développement urbain ou de maisons d’habitations, de vêtements ou de vaisselle, le design reste largement focalisé sur ce que nous voyons et parfois sur ce que nous entendons. L’odorat, le goût et le toucher restent largement oubliés. Pourquoi?

Cela tient en partie au câblage de notre cerveau. Environ la moitié du cortex est dévolu aux fonctions visuelles, 10 à 15% à l’ouïe et au toucher et moins de 1% à l’odorat et au goût. C’est d’ailleurs aussi pour cela que nous n’avons pratiquement pas de mots pour parler des odeurs. Nos possibilités technologiques aussi y sont pour quelque chose: les images et les sons peuvent être facilement fixés, reproduits et manipulés. La technologie tactile, elle, fait beaucoup parler d’elle mais ne va jusqu’ici pas beaucoup plus loin que des objets qui vibrent… et en ce qui concerne les technologies du goût et de l’odorat, nous ne sommes à peu près nulle part. Quand on parle aujourd’hui de surcharge sensorielle, il s’agit généralement d’une surcharge visuelle et auditive, d’une déferlante d’images et d’information, d’un environnement trop bruyant. Du côté de l’odorat, du goût et du toucher, au contraire, nous sommes souvent trop peu stimulés dans notre monde désodorisé où le design s’efforce plus souvent d’éliminer les stimuli olfactifs plutôt que de les créer. Les personnes âgées ou seules n’ont souvent pratiquement aucun contact physique, alors même que les sens tendent à s’émousser avec l’âge et devraient donc être stimulés davantage plutôt que moins. Espérons que la crise du coronavirus aura fait réfléchir. Souvenez-vous par exemple des « hands of love », ces gants en latex qu’un hôpital brésilien a eu l’idée de remplir d’eau chaude et de glisser dans les mains des patients malades pour leur donner l’impression que quelqu’un était là à leurs côtés. Des images poignantes…

‘Il est très important de peaufiner notre environnement multisensoriel, car les personnes qui vivent en ville ou en milieu urbain passent aujourd’hui 95% de leur temps à l’intérieur.’

Comme certains sens se prêtent moins à la communication et ne se laissent pas capturer par des moyens technologiques, il est évidemment beaucoup plus difficile, pour les designers, de les intégrer dans leurs créations. Même mon travail de scientifique s’en trouve parfois compliqué. Je sais par exemple que, si je pouvais libérer l’odeur d’un gazon fraîchement tondu tandis que les gens regardent un match de foot dans leur salon, ils en profiteraient mieux. Malheureusement, ce genre d’expérience n’est pas simple à réaliser et il est donc difficile d’apporter des preuves de l’effet de ce parfum d’herbe.

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Vous vous intéressez aujourd’hui beaucoup, dans vos recherches, aux effets bénéfiques de la nature.

En effet. Nous savons tous que nous nous sentons mieux lorsque nous passons régulièrement du temps dans la verdure, il ne faut pas être psychologue pour le comprendre. Par contre, monsieur tout-le-monde ne sera pas capable de mesurer concrètement l’effet d’une promenade sur son bien-être. Nous, nous pouvons le mesurer, et il est bien plus marqué qu’on ne l’imagine! (rire) Vous savez, j’avais prévu dans mon livre un chapitre sur le piratage sensoriel des villes, mais l’éditeur l’a trouvé trop sombre. J’y parlais de la mauvaise qualité de l’air, de la pollution, de la manière dont l’environnement urbain agresse sans cesse nos sens avec son vacarme, ses formes anguleuses et son stress perpétuel. On pourrait supposer que, s’ils prenaient la pleine mesure de l’impact de la nature, les gens s’achèteraient des plantes, travailleraient au jardin et rempliraient les villes d’arbres… et pourtant, ce n’est pas ce qui se passe et les initiatives en ce sens (comme celle d’Anne Hidalgo à Paris) se heurtent même souvent à une vague d’opposition. Pourtant, la nature est vraiment la championne du piratage sensoriel et elle nous rend heureux en alimentant l’ensemble de nos sens.

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Ce qui est frappant, dans le chapitre sur la nature, c’est le nombre de recherches qui s’intéressent aux moyens de l’émuler par des sons factices, des plantes d’intérieur, des photos, des odeurs… alors qu’on peut tout aussi bien planter un arbre supplémentaire ou aller se promener.

C’est vrai, notre espèce manque un peu de logique. Mais n’oublions pas que nombre de bureaux et même de logements n’ont pas le luxe d’un beau jardin et que ces recherches ont donc malgré tout leur utilité. Là aussi, j’espère que ces connaissances pourront nous inciter à adopter de meilleures pratiques. S’il s’avère que le concept japonais des bains de forêt influence vraiment notre niveau de stress, notre tension et notre immunité, j’espère qu’il va trouver sa place dans la pratique médicale. J’ai l’impression que les choses évoluent lentement mais sûrement dans la bonne direction, et les décennies à venir nous réservent certainement des recherches passionnantes. On voit déjà apparaître à certains endroits des salles de bien-être pour les travailleurs ou les clients et la biophilie va certainement influencer de plus en plus le design « ordinaire », en particulier lorsqu’il est question de productivité. Croyez-moi, le design au bénéfice du bien-être, c’est pour bientôt!

Sensehacking: How to Use the Power of Your Senses for Happier, Healthier Living, par Charles Spence, Penguin Books, en anglais.
Sensehacking: How to Use the Power of Your Senses for Happier, Healthier Living, par Charles Spence, Penguin Books, en anglais.

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