Tabac, alcool, nourriture, cannabis, jeux: Comment les addicts vivent-ils leur dépendance pendant le confinement?

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Stagiaire

Selon la dernière enquête de santé de l’institut belge de santé publique, Sciensano, 7% de la population belge de plus de 15 ans auraient une consommation problématique d’alcool, 15,4% fumeraient quotidiennement dont 8,4% auraient une très forte dépendance au tabac, 3,1% consommeraient du cannabis de manière problématique et entre 0,2% et 0,8% présenterait un risque de dépendance aux jeux de hasard et d’argent. Comment ces personnes vivent-elles le confinement? Petit aperçu.

Avec la quarantaine, il n’est pas rare d’entendre que nous devenons accros au chocolat, à Internet, à l’alcool… mais pas de panique, cette crise ne nous rendra pas tous addicts. En effet, selon Xavier Noël – responsable du pôle recherche à la Clinique du jeu et autres addictions comportementales du CHU Brugmann, chercheur permanent au FNRS et professeur de psychopathologie à l’ULB – le terme addiction, aussi appelée assuétude ou dépendance, est dans son acceptation générale, souvent mal perçu.

« Beaucoup de personnes disent qu’elles sont addicts, mais ne le sont en fait pas »,

Quand pouvons-nous parler d’addiction ?

Xavier Noël précise dès lors que « l’addiction est un comportement lié à une prise de substance ou non, donnant lieu à des conséquences négatives sur une période de minimum six mois, qui est associé à des difficultés subjectives de garder le contrôle ainsi qu’à un sentiment de désir, et pouvant en cas d’arrêt causer des problèmes de sommeil, d’irritabilité, de syndromes anxio-dépressifs… » Avec le temps, ce type de comportements acquiert la capacité de déclencher une réponse cérébrale du système de plaisir et de motivation. Le cerveau considère dès lors ces agissements comme hautement adaptatifs. Et même si la personne sait qu’ils sont dommageables, son cerveau les traitera tout de même comme des comportements primordiaux.  » C’est un trouble psychologique considéré comme chronique, dans le sens où la rechute est la règle plutôt que l’exception, qui n’est pas strictement lié aux circonstances « , ajoute-t-il. Ce qu’une grande partie de la population perçoit en ce moment comme des addictions consistent donc uniquement en des associations fortes entre un contexte et des comportements. Ce contexte disparu, les comportements disparaîtront aussitôt.

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Ce qui n’est pas le cas avec une véritable assuétude. Quelles que soient les circonstances ou les conséquences associées (perte d’emploi, problèmes financiers…), le comportement se reproduit à l’identique, voire est amplifié.  » C’est un petit peu la métaphore du pompier pyromane, illustre Xavier Noël. Imaginez que vous ayez des problèmes d’alcool et votre employeur vous informe que vous risquez de perdre votre emploi. La logique voudrait que vous réguliez votre comportement d’alcool, mais chez certaines personnes, le risque qui repose sur l’emploi crée une difficulté psychologique supplémentaire qui les amène à consommer davantage. « 

Selon le docteur en psychologie, il est également important de différencier l’addiction des comportements liés à des notions de développement personnel.  » Il est parfois délicat de parler d’addictions aux jeux vidéo chez les adolescents car ceux-ci y trouvent de quoi satisfaire leur besoin de socialisation « , explique-t-il. Il est dans ce cas plus approprié de parler de comportements dominants à l’instar d’une mauvaise habitude alimentaire dont nous désirons nous défaire. Dans les deux situations, si les circonstances l’obligent, nous pourrons facilement nous en passer.

Comment les personnes souffrant de dépendances réagissent-elles au confinement ?

« Quand vous vous sentez menacés, trois réactions sont possibles : soit vous fuyez (ce qui n’est pas réellement possible avec la mesure de confinement), soit vous restez immobilisé, soit vous luttez « , explique Xavier Noël. Les personnes souffrant de dépendances peuvent donc, face à la crise sanitaire qui touche notre pays et les mesures qui en découlent, réagir de différentes façons. Certains vont réduire leurs actions et donc leur consommation de substance, de jeu. En effet, « il n’est pas impossible qu’une partie de cette population soit dans la contention, et donc s’empêche de faire certaines choses parce que la situation est jugée trop périlleuse et qu’il y a un sentiment de danger. Mais il n’est pas impossible non plus qu’une autre partie augmente sa consommation en raison de l’anxiété perçue. Celle-ci trouvera dès lors refuge dans l’alcool, le jeu… « , souligne-t-il.

Cette augmentation est une façon pour elle de gérer les émotions négatives ressenties à cause du confinement, mais également de l’incertitude et de l’anxiété anticipative

Outre ces réactions  » naturelles  » face à un danger, certains addicts vont, à cause du confinement, faire face à un problème d’approvisionnement et donc de sevrage « forcé ».  » Les trafics ne sont pas à l’arrêt, mais fortement empêchés. En compensation, il ne serait pas invraisemblable que certains fument davantage, mangent davantage et boivent davantage d’alcool. Grâce à la littérature, nous savons que toutes les conduites donnant lieu à une addiction fonctionnent in fine sur des neurotransmetteurs à peu près identiques. Cela expliquerait donc pourquoi des gros consommateurs de cannabis puissent aller chercher les composantes antidouleur, sédatives et relaxantes de leur drogue dans l’alcool, qui lui est actuellement en vente libre « , explique le professeur.

Ce sevrage  » forcé  » pourrait également se traduire en agressivité et irritabilité, soit des symptômes classiques du manque.  » Rien ne le prouve encore, mais il n’est pas impossible que les personnes qui ont une histoire d’addictions soient précisément celles qui, privées de leurs produits, se montrent violentes à l’égard de leur entourage, et expliquent ainsi en partie, ce qui semble être une explosion des violences intrafamiliales « , précise-t-il.

Une autre réaction face à cette rareté des substances pourrait être de tomber dans un état d’esprit anxieux et dépressif.

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Et après le confinement, à quoi doivent-elles s’attendre ?

Le professeur Xavier Noël met également les patients concernés en garde contre l’après-confinement. Un moment qui pourrait leur être très difficile à vivre, voire fatal. En effet, certaines personnes ont peut-être vu leur désir de consommer s’amoindrir avec le confinement. Même si les addictions ne sont pas strictement liées aux circonstances, celles-ci peuvent influer sur leur amplitude.  » Si le contexte est totalement anormal, il est possible que le désir soit réduit, mais dès lors que le contexte se normalise, le désir peut revenir, explique-t-il. Certaines personnes ont peut-être l’impression de moins boire, de moins jouer ou fumer, mais cela ne veut pas dire que le désir soit annulé. Il est toujours présent. Le confinement est une sorte de période d’incubation. Le désir pourrait donc devenir beaucoup plus fort dès que le contexte familier reviendra « , poursuit-il.

De plus, pour toutes les personnes accros aux substances morphiniques comme l’héroïne, le risque d’overdose à la sortie est important.  » Ces personnes ont été en manque pendant très longtemps. Probablement que la période a été assez longue au point que leur manque se soit estompé. Une fois un contexte familier retrouvé, leur désir de consommer va certainement reprendre. Ils vont vouloir se faire une injection, mais ils doivent savoir que leur corps s’est petit à petit désintoxiqué. Il ne peut ainsi plus encaisser les quantités consommées jusqu’alors. Le risque d’overdose n’est donc pas négligeable « , conclut-il.

D’une personne dépendante à l’autre, le confinement n’est pas vécu de la même manière. Une consommation de tabac accentuée par l’impression de vacances, une autre de cannabis amplifiée par un manque d’activité…

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Voici la vie de confinées de deux Belges souffrant d’addiction ou de troubles des impulsions*.

Mathilde, 23 ans.

Mathilde fume depuis l’âge de 15 ans. Avant le confinement, elle consommait entre cinq et dix cigarettes par jour. Aujourd’hui, ce nombre a presque doublé.

« Lors d’une journée normale, les cigarettes rythment mes pauses. C’est le moment où je prends cinq minutes pour mettre mon cerveau en stand-by. Mais avec le confinement, toutes les occasions sont bonnes pour fumer. En plus il fait magnifique, donc dès que j’ai envie de profiter un peu du soleil, je vais fumer une clope dehors. Puis, je n’ai pas beaucoup de boulot non plus. Je suis énormément dans l’oisiveté. J’ai beaucoup de temps libre où je bouquine, je dessine…. Ce sont des moments entre guillemets de plaisir.

« Un vrai fumeur vous dira que les moments de plaisir, il faut les accompagner d’une cigarette, sinon ça a moins de saveur« 

Dans l’idéal, j’aimerais bien arrêter mais aujourd’hui je n’en ai pas tellement envie car la clope amène du positif dans ma vie, je sais que c’est bizarre à dire. J’ai beaucoup de copains qui fument et donc la cigarette a ce côté social très important pour moi. Au départ, je m’étais dit que le confinement était une bonne opportunité pour diminuer ma consommation car selon moi pour pouvoir arrêter, il faut un changement d’habitudes. Par exemple en Erasmus, je ne fumais pas dans mon appartement car je n’avais jamais pris l’habitude de le faire. Je fumais uniquement quand j’allais à l’école ou que je voyais des gens. Il m’est arrivé de tomber malade, de rester quatre jours chez moi et de ne pas toucher à une clope. C’est ce que j’aurais dû faire au début du confinement. J’aurais dû me dire : bon, le rythme de tes journées et tes habitudes vont complètement changer, tu devrais en profiter pour diminuer ou complètement arrêter la cigarette. Mais ce n’est pas du tout ce qui s’est produit. « 

Julie, 24 ans

Depuis quelques années, Julie souffre de TCA, soit des troubles du comportement alimentaire (*). Egalement addict au cannabis, elle essaye de gérer le confinement comme elle le peut.

 » Il y a huit ans, j’ai été hospitalisée pour anorexie. Depuis, des troubles alimentaires sont restés et se sont petit à petit transformés en hyperphagie, c’est-à-dire que j’ai un cycle alimentaire un peu perturbé. Cela n’a pas spécialement d’impact sur mon poids, mais ce ne sont pas de bonnes habitudes. Je ne mange que le soir et en grande quantité. A côté de ça, avec les années, mon addiction au cannabis a également pris plus d’ampleur.

Pendant le confinement, je n’ai pas vraiment mis de choses en place pour contrer mes addictions.

Même si cela peut paraître malsain, mes addictions me font du bien

. Si je m’écoute, j’aurais toujours envie de plus. En règle générale, le quotidien m’aide à me réguler car je suis occupée. Cela m’aide à penser à autre chose. Mais avec le confinement, il est plus difficile de trouver des manières de combler mes dépendances. C’est vraiment ce manque d’activité qui les accentue. Généralement je fume entre un et trois joints par jour. Aujourd’hui, cette quantité a facilement doublé. Depuis trois semaines, je travaille à raison de trois à quatre jours par semaine dans un supermarché et je dirais que cela me permet de mieux gérer mes addictions. Après, comme dans mon cycle alimentaire je ne mange jamais vraiment la journée, la crise sanitaire que l’on vit n’influe pas tellement sur mon trouble. Je vais uniquement dormir un peu plus tard donc mon hyperphagie s’étend peut-être parfois sur des périodes plus longues, mais en termes de quantité, je ne vois pas énormément de changements.

Avant que les mesures drastiques soient mises en place, j’avoue avoir fait mes stocks de cannabis car je savais que l’approvisionnement allait devenir compliqué. Aujourd’hui, j’arrive doucement à la fin de mes réserves. J’espère pouvoir tenir, mais j’essaye de ne pas trop y penser parce que cela risque d’être dramatique. Le cannabis me calme, me contient, m’apaise. Sans lui, j’ai tendance à voir les choses de manière négative. Puis sans fumer, j’ai beaucoup de mal à manger. Mon joint m’ouvre l’appétit, et j’ai besoin de manger pour dormir. « 

(*) Une classification conventionnelle

« Dans le langage psychiatrique, qui évolue encore, le terme addiction est associé à une série de substances comme le cannabis, la cocaïne, les opiacés, les psychostimulants…, aux jeux de hasard et d’argent, et plus récemment aux jeux vidéo », explique Xavier Noël. Des troubles comme la boulimie hyperphagique, soit l’absorption sans limite de quantités importantes de nourriture, n’est donc pas officiellement considérée comme une addiction, à proprement parler, même si elle en présente certains aspects, comme un besoin frénétique difficile à contrôler. Conventionnellement, les professionnels parlent donc de la boulimie en tant que trouble du comportement alimentaire ou trouble du contrôle et des impulsions.

En outre, depuis peu, afin de ne pas stigmatiser les personnes souffrant de dépendances, il est d’usage d’éviter l’utilisation du terme addiction. A sa place, les professionnels lui préfèrent le terme  » trouble lié à  » qu’il faut ensuite compléter avec la substance ou le comportement en question.

Par Justine Delpierre

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