Rencontre avec Francis Kurkdjian, le nouveau maître parfumeur de la maison Dior
A la barre depuis presque deux ans de la création des parfums Dior, Francis Kurkdjian livre aujourd’hui avec L’Or de J’Adore une variation toute personnelle d’une icône de la parfumerie française. Il revient pour nous en exclu sur ses premiers mois dans cette maison qui lui semblait destinée.
La parfumerie est un art du temps long qui met à l’épreuve les plus impatients. Francis Kurkdjian en sait quelque chose, lui qui, ado, se rêvait danseur étoile avant de devenir parfumeur. A 25 ans à peine, il signait déjà avec Le Mâle pour Jean Paul Gaultier le premier succès d’une longue lignée. Trois décennies plus tard et une quarantaine de best-sellers au compteur – For Her, Baccarat Rouge 540 ou L’Extase, c’est lui –, le voici aujourd’hui à la tête de la création des parfums Christian Dior.
L’annonce de sa nomination en octobre 2021, pour soudaine qu’elle fut – rien ne laissait présager alors le départ de François Demachy qui occupait le poste depuis quinze ans –, s’est tout de suite imposée comme une évidence. Lorsque le groupe LVMH, propriétaire de Dior, avait pris en 2017 une participation majoritaire dans Maison Francis Kurkdjian, la marque qu’il avait lancée en 2009, tous le voyaient déjà comme le candidat rêvé à la succession du premier nez «in house» de la griffe française.
Un destin comme tracé
«Je ne suis pas aussi superstitieux que Christian Dior mais comme lui je crois aux signes du destin», nous confie-t-il ce matin-là dans le petit salon d’une suite grandiose dont le balcon surplombe les marches mythiques du Festival de Cannes. Sur la table basse, des mouillettes, un flacon au col habillé d’or liquide rempli d’un nectar miellé qu’il nous invite à découvrir.
Pour sa première création d’envergure pour Dior, il s’est emparé de J’Adore, laissant pour plus tard son envie d’imprimer sa patte au détour d’une histoire entièrement nouvelle. On le sent un peu plus nerveux qu’à l’ordinaire mais tout aussi prolixe et direct lorsqu’il s’agit de revenir sur son arrivée dans cette maison avec laquelle il a tissé d’imperceptibles liens depuis l’enfance.
A l’entendre dérouler son récit, difficile de ne pas voir dans cette succession de rencontres qui l’ont mené jusqu’ici un heureux alignement d’étoiles.
‘J’Adore est à la parfumerie ce que Titanic est au cinéma ou Daft Punk à la musique. A la fois très populaire et très distinctif.’
Quelle a été votre réaction lorsqu’on vous a proposé de prendre la direction de la création parfum chez Dior?
Je suis passé par toutes les étapes de l’ascenseur émotionnel! D’abord le frisson de l’excitation bien sûr, suivi de près par la peur. Et enfin le trac, semblable à celui que l’on ressent lorsque l’on monte sur scène. Mais une fois que vous vous lancez dans le travail, vous n’avez plus du tout le temps de penser à tout cela. Il faut s’adapter, convaincre parfois, accompagner les équipes qui vous aideront à faire advenir votre vision.
Aviez-vous un attachement personnel avec la maison avant de la rejoindre officiellement?
Je ne suis peut-être pas aussi superstitieux que Christian Dior mais comme lui, j’ai mes chiffres fétiches, mes porte-bonheur, j’aime reconnaître des signes quand je les vois passer. Le plus incroyable aujourd’hui, quand on y pense, c’est ma rencontre avec Françoise, une proche amie de ma famille qu’enfant je considérais comme ma tante. Elle avait eu la chance de travailler avec Christian Dior à partir de 1955 en tant que modéliste à l’atelier Flou n°2. Je raffolais de ses anecdotes qui décrivaient tantôt la difficulté de réaliser certaines robes à partir des croquis, la préparation des collections mais aussi les fêtes pour les Catherinettes (NDLR: les jeunes femmes de plus de 25 ans pas encore mariées) ou la visite de Jean Cocteau et Jean Marais pour les essayages d’une robe de chambre… Lorsque je suis arrivé chez Dior, je lui ai d’ailleurs retrouvé dans nos archives sa carte d’employée…
Vous souvenez-vous de votre première rencontre olfactive avec un parfum Dior?
J’ai grandi avec plusieurs d’entre eux, littéralement. Comme beaucoup d’hommes de sa génération, mon père portait Eau Sauvage. Je lui ai un temps volé son flacon avant de m’orienter vers des choix plus personnels. Impossible aussi d’oublier le lancement de Poison en 1985: le sillage de ce parfum était partout dans les rues de Paris, il a signé mon adolescence. Plus tard, lorsque j’étais tout jeune parfumeur, à New York, j’ai assisté à la naissance de J’Adore dans le bureau voisin du mien. Il aura bientôt 25 ans, cela reste un parfum incroyable. Sans équivalent, jamais dépassé, il sera toujours aussi pertinent, même dans vingt-cinq ans. Il est à la parfumerie ce que Titanic est au cinéma ou Daft Punk à la musique. A la fois très populaire et très distinctif.
Vous dirigez toujours votre propre label, Maison Francis Kurkdjian. Comment faites-vous pour concilier ces deux activités?
Les gens oublient que le plupart des parfumeurs travaillent toujours en parallèle pour plusieurs maisons. C’était mon cas également avant d’arriver chez Dior, je pouvais mener jusqu’à dix projets de front. Ça demande un effort intellectuel mais cela s’apprend. C’est avant tout une question d’organisation et de rigueur.
Comment naissent les parfums que vous créez?
Que je travaille pour Dior ou pour MFK, je ne pars jamais d’une page blanche. J’ai besoin d’une histoire, du nom du parfum ou d’un nom de code pour imaginer la forme olfactive que je dois composer. En revanche, la source de mon inspiration ne sera pas la même: ici je puise dans l’univers de Dior, chez MFK, je suis moi, chez moi. Et c’est là toute la beauté d’avoir ces deux casquettes: pouvoir m’exprimer de manière totalement différente. Pour traduire mon amour des fleurs, par exemple, je ne peux pas rêver de plus belle cour de récréation que la maison Dior.
Par quoi commence-t-on lorsqu’on reçoit les clés d’une maison à ce point chargée d’histoire?
La charge de travail était colossale lorsque je suis arrivé, car je n’ai pas eu de temps d’adaptation pour trouver mes marques pendant que François Demachy était encore là. Il n’y a pas vraiment eu de période de transition. J’ai commencé par me constituer ma propre boîte à outils qui soit bien distincte de celle que j’utilise pour ma maison. Cela passe par du papier à en-tête Dior sur lequel j’écris mes formules à la main. Des flacons arrondis pour mes essais là où chez moi ils sont carrés et même des touches à sentir qui reflètent les codes de la marque, ils sont plus longs et plus élancés que la norme, avec des proportions qui rappellent celles des épaules du célèbre tailleur Bar. J’ai aussi procédé à un recalibrage complet de la palette des ingrédients pour qu’ils correspondent davantage à mes parfums qui sont plutôt directs, nerveux et aiguisés.
‘Que je travaille pour Dior ou pour MFK, je ne pars jamais d’une page blanche. J’ai besoin d’une histoire.’
Vous proposez aujourd’hui une nouvelle version de J’Adore, l’un des parfums les plus populaires de la maison Dior. Choix personnel ou exercice imposé?
Le projet L’Or de J’adore était déjà en cours lorsque je suis arrivé, en octobre 2021. J’Adore, ce n’est pas rien, c’est tout un symbole, c’est le numéro un de la maison. Tout y est. Il n’y avait pas mieux pour prendre mes marques – même si j’avais déjà travaillé comme parfumeur extérieur aux côtés d’Hedi Slimane en 2004 au moment du lancement de la Collection Privée. Le jus lui-même ne m’était pas non plus complètement inconnu. Au tout début de ma carrière, je travaillais pour la même maison de composition que Calice Becker, qui a signé la première eau de parfum lancée en 1999. Je n’oublierai jamais les moments de stress collectif que nous avons passés tous ensemble sur ce projet. Une expérience exceptionnelle qui m’a aidé à mieux comprendre l’architecture et le génie de ce parfum sans en être le créateur.
Comment s’approprie-t-on un jus iconique justement?
J’ai du mal à parler de mes formules car peu de gens sont capables de les lire. C’est un travail intellectuel qui consiste à mélanger virtuellement des choses dans votre tête sans réellement pouvoir montrer le résultat puisque le parfum est par essence invisible. Si vous voulez une analogie, c’est un peu comme partir d’un tableau figuratif pointilliste dont on garderait des aplats de couleurs pour en tirer une œuvre abstraite, plus conceptuelle et plus radicale. Je suis parti du cœur même de son bouquet floral, j’ai isolé les fleurs, forcé le trait tout en épurant.
Vous avez déjà signé de nombreux best-sellers qui ont eux aussi transcendé le temps. Rêvez-vous à votre tour d’ouvrir un nouveau grand chapitre olfactif pour Dior?
Bien sûr j’ai des envies d’histoires. Mais l’expérience m’a appris que pour cela il fallait se donner le temps de bien faire les choses. En ce sens, le temps du parfum est plus long que de celui de la mode car le processus industriel est plus complexe. Et ce temps, je vais le prendre. Même si c’est un peu contre ma nature car je suis un homme impatient, toujours dans le rush, dans la concrétisation.
Redoutez-vous, comme beaucoup de créatifs, d’être un jour remplacé par une intelligence artificielle?
Tout dépendra de la définition que l’on voudra donner au mot parfumerie. Vous aurez d’un côté des maisons qui ont la légitimité nécessaire pour créer des parfums et celles qui s’appuieront sur une IA qui se contentera de digérer ce que propose le marché et de bricoler des ajustements. Comme dans la mode finalement, vous avez des créateurs qui innovent et des marques qui se contentent de vendre des «dupes» que l’on met sur la peau et qui sentent bon. Un vrai parfum pour moi va bien au-delà de ça: il doit pouvoir susciter une émotion sans précédent.
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